Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Birkenau : la déshumanisation dès l’arrivée Yvette Lévy

témoignage de Yvette Lévy recueilli en avril 2013 par le Cercle d’étude-Amicale d’Auschwitz
lundi 13 mai 2013

En restituant son ressenti des humiliations subies, Yvette Lévy relate les étapes de la déshumanisation imposée aux détenues entrant dans le camp de Birkenau. (Auschwitz II-Birkenau)
Yvette Lévy, une éclaireuse engagée
CNRD 2017. La négation de l’Homme dans l’univers concentrationnaire nazi

Yvette Lévy Photo D Dufourmantelle
Birkenau : la déshumanisation dès l’arrivée
Extrait du témoignage de Yvette Lévy recueilli en avril 2013 par le Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah – Amicale d’Auschwitz

Document (les liens renvoient à des explications) :
A la descente du train en pleine nuit (convoi 77 du 31 juillet 1944), Yvette accompagnée de ses camarades de la rue Vauquelin ainsi que des jeunes femmes de la M.0.I, sont conduites dans un bâtiment appelé Sauna que l’on peut visiter à Birkenau (restauré et aménagé pour les visites en 2005). Les autres personnes, y compris les enfants de ce même convoi, ont été dirigés directement vers la chambre à gaz.

"Peu à peu les déportés avancent vers l’extrémité du quai. Deux SS sont au milieu de celui-ci ; l ’un est officier médecin. Les déportés défilent devant lui. Avec le pouce ou avec une badine, l’officier dirige les détenus, soit à droite, soit à gauche". Robert Waitz

« C’est alors que commence notre calvaire. Sous les jurons et les hurlements des Kapos et des S.S, nous entrons dans une grande salle où l’ordre nous est donné de nous déshabiller de la tête aux pieds : le summum de l’humiliation pour des jeunes filles. Les coups des S.S avec leurs goumis pleuvent sur la tête et les épaules. Des femmes plus âgées, résistantes lyonnaises qui avaient elles-mêmes enduré des tortures nous ont priées d’obéir afin d’éviter d’être massacrées.
Nous avons avancé les unes derrière les autres, honteuses évidemment, jusqu’au fond de cette salle. Là, se trouvaient deux hommes en tenue rayée qui nous ont tondues de la tête aux pieds. L’humiliation est à son comble et c’est le début de la souffrance physique car lorsque la tondeuse ne fonctionnait pas, l’un des personnages tirait les cheveux sans se soucier d’enlever la peau du crâne et l’autre nous passait le désinfectant à base de crésyl (puissant désinfectant dangereux pour la peau). A l’humiliation, la déshumanisation, s’ajoutent les souffrances et les douleurs physiques des brûlures : indicible, inracontable et inimaginable. S’ajoutent également la peur, l’effroi, la honte et l’angoisse, ne plus reconnaître ses camarades, et parfois la crise de nerfs, le sentiment de ne plus appartenir à l’Humanité.
Ensuite, c’est la distribution des vêtements enfin – disons - des guenilles : des robes, des dessous hétéroclites par les tailles, l’usure, les formes sans rapport avec les femmes qui devaient les porter, certains encore humides par leur passage dans l’étuve

étuves du Zentral "Sauna" en BII

(ceci afin d’enlever les traces de zyklon B). Moi, je n’ai reçu qu’une culotte et une robe.

Zyklon

Quant aux chaussures, elles étaient dépareillées. Elles nous étaient jetées comme à des chiens quelquefois deux chaussures du même pied. J’ai, pour ma part, reçu des claquettes en semelle de bois.

67 ans après, "la Sauna" reste pour moi l’antre de l’enfer. C’est là que l’on a voulu nous enlever notre dignité, c’est là que nous avons été humiliées, c’est là que l’on a voulu nous tuer psychiquement.
Après quelques heures de sommeil près de la Sauna, nous sommes réveillées brutalement par la Kapo pour "l’Appel". Quatre filles seront désignées pour chercher le tonneau de soupe (première alimentation depuis notre départ de Drancy). Nouvelle humiliation car il y a une seule gamelle pour 5 filles, pas de cuillère donc nous devons laper quelques gorgées à tour de rôle. Nous voilà comme réduites à des animaux.
L’après-midi, nous sommes conduites dans le camp des Tziganes (ils ont été gazés la veille et nous avons pris leur place). A ce moment précis, nous n’avons plus de nom ni de prénom : nous sommes tatouées comme des bêtes avec des aiguilles à tricoter : une douleur indescriptible et sans anesthésie : 140 à 150 piqûres à l’encre de chine à l’intérieur du bras gauche et je deviens le numéro – A 16696 – J’ai beaucoup pleuré en évitant de crier pour éviter de me faire tabasser. »

Ne pas oublier pour le langage se rapportant au camp d’aller voir le lexique  :
Le langage des camps de concentration

1-Présentation du document

Nature :
Biographie de l’auteure : Née le 21 juin 1926, Yvette Lévy-Dreyfuss, jeune Française juive, est entrée aux Éclaireurs israélites de France en 1932, à l’âge de 6 ans. Elle habite rue de la Roquette à Paris, dans le 11ème arrondissement, puis à Noisy-le-Sec, à quelques kilomètres au nord-est de Paris.
En juin 1940, sa vie tranquille d’écolière bascule avec l’arrivée des Allemands, puis des premières lois anti-juives. A partir de juin 1942, le droit de vivre et d’exister pour les juifs est désormais remis en cause : les Éclaireurs israélites se mobilisent et passent brusquement dans la clandestinité après la grande rafle du « Vél’ d’Hiv’ » des 16 et 17 juillet 1942. Une Sixième section est rajoutée au mouvement : c’est le Service Social des Jeunes dont le nom clandestin est la « Sixième ».
A 16 ans, Yvette devient Résistante. Avec les responsables de la « Sixième », elle participe au sauvetage d’enfants dont les parents ont été raflés. Afin de les mettre en sécurité, il faut leur fabriquer des certificats de baptême, des faux papiers d’identité afin d’obtenir des cartes d’alimentation et les soigner. Il faut aussi trouver des lieux d’accueil avant de les cacher en zone sud. La mission est périlleuse.
Après le bombardement de Noisy en avril 1944, la famille Dreyfuss revient s’installer à Paris dans un appartement si petit que Yvette va dormir dans une maison d’enfants juifs, rue Vauquelin dans le 5ème, où sont hébergées des orphelines âgées de 13 à 20 ans.
Dans la nuit du 21 au 22 juillet, en représailles à des actes de résistance contre la division Das Reich appelée en renfort sur le front de Normandie, Alois Brunner, SS commandant du camp de Drancy, fait cerner toutes les maisons d’enfants.
Yvette et les trente-deux autres adolescentes de la rue Vauquelin sont emmenées à Drancy. Le 31 juillet, elles sont transférées, dans des wagons à bestiaux, à Birkenau par le dernier grand convoi parti de Bobigny. Sur les trente-trois personnes de son groupe, vingt-trois sont envoyées directement à la chambre à gaz avec 976 autres personnes dont 300 enfants de moins de 18 ans.
Yvette et neuf de ses camarades sont les seules à être rentrées de l’enfer des camps en mai 1945.

Pour en savoir plus Voir sur le site du Cercle d’étude, l’article de Jacqueline Duhem et le témoignage d’Yvette Lévy au lycée François Ier de Fontainebleau retranscrit par Martine Giboureau :
http://www.cercleshoah.org/spip.php?article155

Analyse

Les témoignages se recoupent, les violences imposées aux déportés qui ont été sélectionnés pour entrer dans le camp de Birkenau sont les mêmes pour chaque convoi arrivé de nuit : projecteurs aveuglants, chiens, hurlements des SS, puis nudité en public imposée lors de la tonte intégrale des femmes et des hommes, prétendue désinfection, nouvelle tenue vestimentaire grotesque, tatouage d’un numéro qui devient l’identité du détenu, nourriture répugnante à consommer comme des animaux …

Pourquoi ces humiliations, ce processus de déshumanisation ?

Quelques réponses aux questions soulevées dans le document :

-  Sous les jurons et les hurlements des Kapos et des S.S
Les SS sont au sommet de la hiérarchie du camp. Ils interviennent et sévissent eux-mêmes relativement rarement. Le fonctionnement du camp est assuré par des détenus [1] assurant les tâches de chef de camp, chefs de Blocks, chefs de chambrée, secrétaires (Blockschreiber), Kapos. Tous ont pratiquement droit de vie et de mort sur les déportés, en particulier les Kapos, pour la plupart d’anciens criminels allemands (ou polonais au début du fonctionnement d’Auschwitz) recrutés pour leur violence, responsables des Kommandos (des équipes) de travail. En bas de la hiérarchie les simples détenus juifs sont les plus méprisés, y compris par nombre de déportés qui les considèrent, à l’instar des SS, comme inférieurs.
Les détenus sont à la merci du sadisme, des humeurs, de la volonté de Kapos ou autres "chefs" qui veulent montrer qu’ils font du zèle …
L’arbitraire le plus total, règne dans le camp, il est source d’une terreur permanente et d’épuisement psychique.

-  l’ordre nous est donné de nous déshabiller de la tête aux pieds  : le summum de l’humiliation pour des jeunes filles.
Imposer une nudité totale à des individus est une pratique courante des tortionnaires quels qu’ils soient. Elle est destinée bien faire ressentir à la victime qu’elle est à la merci totale de ses bourreaux, à briser sa capacité de résistance. Une humiliation inimaginable, absolument insupportable, pour des femmes et des jeunes filles chez lesquelles la pudeur était une des premières valeurs de l’éducation qu’elles avaient reçues. Les bourreaux le savaient parfaitement.

- Les coups des S.S avec leurs goumis pleuvent sur la tête et les épaules.
La brutalité, les violences physiques accompagnent tous les ordres hurlés par les SS et les Kapos, sous prétexte d’obtenir une exécution rapide de la consigne qui vient d’être donnée. Les goumis (gummi) sont de lourdes et redoutables matraques en caoutchouc utilisées par les Kapos. Il n’est pas rare que des détenus meurent sous les coups.

- deux hommes en tenue rayée qui nous ont tondues de la tête aux pieds.
Des documents d’archives et des témoignages montrent que les SS étaient terrorisés à l’idée d’attraper le typhus, une maladie très dangereuse transmise par les poux. Cependant la tonte intégrale imposée aux nouveaux arrivants dans le camp sous prétexte d’hygiène était surtout destinée à défigurer les déportés, à les priver de l’image digne qu’ils avaient eue d’eux-mêmes jusque là.

- des vêtements enfin - disons- des guenilles : des robes, des dessous hétéroclites par les tailles, l’usure, les formes sans rapport avec les femmes qui devaient les porter,
La tenue « ordinaire » d’un déporté était l’habit rayé. Toutefois les nazis n’ont pas pu fournir à tous cet « habit de bagnard ». Aussi les déportées de certains convois ont-elles été « habillées » avec des vêtements récupérés sur les victimes des gazages. Ils servaient successivement à plusieurs détenues tant la mortalité était grande. Ces haillons hétéroclites, indignes d’êtres humains, ne protégeaient guère contre le froid de l’hiver polonais qui fut, avec la faim, une des grandes souffrances des déportés.

- Quant aux chaussures, elles étaient dépareillées
L’inadaptation des chaussures, des claquettes pour Yvette, en faisait un instrument de torture supplémentaire. L’éloignement des chantiers (souvent plus d’une heure de marche), la boue ou la neige, les courses imposées par les kapos, contribuaient à l’épuisement rapide des déportés. De nombreux témoins racontent comment les chaussures, devenues un bien vital, étaient l’objet de toutes les convoitises et devaient être protégées la nuit contre le vol.

- il y a une seule gamelle pour 5 filles, pas de cuillère donc nous devons laper quelques gorgées à tour de rôle.
Un autre aspect de la déshumanisation ! Quels sentiments de déchéance pouvaient ressentir des femmes pour lesquelles les règles de bonne conduite à table étaient un symbole d’éducation, de civilisation, d’humanité, quand on leur imposait de laper la soupe à tour de rôle, dans une écuelle, comme des animaux ?

- nous sommes tatouées comme des bêtes
Si dans chaque camp les déportés ont reçu un numéro matricule, Auschwitz, Birkenau et leurs annexes sont les seuls où les détenus ont été tatoués, marqués d’une manière indélébile comme on le pratique pour les animaux d’élevage.

- Je devins le numéro : A-16696 !
(sechzehntausendsechshundertsechsundneunzig)
Après le tatouage, l’identité de chacun se réduisait à un numéro qu’il fallait comprendre en allemand et en polonais pour obéir immédiatement aux ordres des Kapos, sous peine de coups. Pour les SS et la hiérarchie des camps, les détenus ne sont que des Stück (morceau, pièce - terme comptable qui s’utilise en allemand courant).

Le vocabulaire :
Le langage des camps de concentration

Pour aller plus loin
L’utilisation de témoignages pour établir des faits et produire un récit historique est sujet à débats
Voir : http://www.cercleshoah.org/spip.php?article36

Questions posées aux historiens

- La déshumanisation se poursuit-elle après l’entrée au camp ?
Tout le système concentrationnaire s’organise autour de la négation de l’humanité des détenus ;

- La plus grande partie des travaux imposés les premiers jours n’ont aucune utilité, si ce n’est d’épuiser des travailleurs. Ainsi le kommando dit "des pierres" :
« Si encore il s’agissait de terrassement, dont on verrait l’utilité la progression ! Le seul but intelligible du chantier est d’épuiser, de décourager, de dégrader, d’humilier. On porte les tas de cailloux énormes à l’autre bout de la carrière sur des bâtis en planches, et on refait le trajet en sens inverse. Cela dure douze heures par jour, de six heures du matin à six heures du soir. » (Ida Grinspan, J’ai pas pleuré, Robert Laffont 2002 p. 94)

- Les conditions d’hygiène sont tout aussi dégradantes : Lavabos quasi inaccessibles, latrines collectives repoussantes où le temps est compté de telle sorte qu’on ne puisse se soulager complètement, promiscuité dans les baraques. Il faut aux déportés une volonté forte pour ne pas sombrer dans l’extrême misère physique et psychique, ne pas devenir ce que dans la langue du camp on appelait un "muselmann".

Latrines à Birkenau


- Les SS et les Kapos s’ingénient à rendre la survie des uns dépendante de la mort des autres. Les pénuries de nourriture, de vêtements, chaussures, sont organisées de manière à ce que les plus faibles en soient privés par les plus forts. La solidarité existe au sein de petits groupes d’ami-es ; mais ces petits groupes soudés ne peuvent aider les autres déporté-es, extérieur-es au "clan".

- Le mépris de la dignité humaine est la caractéristique des camps de concentration, il a atteint un degré inégalé dans les camps nazis. À Auschwitz et Birkenau, les êtres humains considérés comme inutiles, comme du bétail trop faible et inutile, étaient lors de sélections périodiques désignés pour les chambres à gaz.

2. Les objectifs

La déshumanisation a-t-elle un impact psychologique sur les bourreaux ? Comment les bourreaux ont-ils pu être insensibles à la douleur, à la mort qu’ils imposaient ?
La déshumanisation facilite le massacre de masse en confortant les bourreaux dans l’image que la propagande nazie a construite. Ils ne voient dans les Juifs du camp que des êtres appartenant à des sous-hommes qu’on peut comparer à de la vermine … à exterminer sans état d’âme, et même avec bonne conscience !
Dans l’histoire des autres génocides, des Arméniens par les Turcs, des Tutsis au Rwanda ..., on constate le même phénomène ce sont "des porcs", "des cafards", "des rats", à Sarajevo, au Rwanda, au Cambodge et non des hommes que les bourreaux disent massacrer.

Humiliation et mort des enfants, le plus choquant.

Pour aller plus loin

Mémoire demain, un DVD-ROM de l’Union des déportés d’Auschwitz, sur Auschwitz, Auschwitz-Birkenau, avec un livret d’accompagnement à vocation pédagogique, des idées de séquences pour la classe :
http://www.cercleshoah.org/spip.php?article67

« Le ressort de notre lutte n’aura été que la lente revendication forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester, jusqu’au bout, des hommes » écrit Robert Antelme.

AMERY Jean, Par de là le crime et le châtiment, essai pour surmonter l’insurmontable, 1966, Actes Sud, 1995
ANTELME Robert, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957
CONESA Pierre, La fabrication de l’ennemi ou comment tuer avec sa conscience pour soi, Robert Laffont, 2011.
DELBO Charlotte, Aucun de nous ne reviendra, éd de Minuit, 1970
LANGBEIN, Hommes et femmes à Auschwitz Fayard, 1994, 527 p.
LEVI Primo, Si c’est un homme, 1947, Julliard, 1987
ROUSSET David, L’univers concentrationnaire, éditions de Minuit, 1965

Etudier la déportation de répression et la déportation de persécution

http://www.arte.tv/fr/refuser-la-deshumanisation/792530,CmC=792518.html

Vingt mois à Auschwitz, Pelagia Lewinska, 1945

Remonter.

mai 2013

[1Funktionshäftling (détenus à responsabilités)