Jacqueline HOULY, épouse BRIN, déportée à 13 ans et demi avec sa soeur Marcelle, 11 ans
Jacqueline Houly est née à Boulogne le 5 octobre 1930. Ses parents étaient originaires de Smyrne (aujourd’hui Izmir), dans l’ancien Empire ottoman. En 1925, ils avaient quitté le nouvel État turc pour la France. Ses parents étaient domiciliés avenue de Saint Cloud, à Versailles. Sa sœur Marcelle est née le 1er août 1932 à Versailles. Le 17 mai 1944, la Gestapo de Maisons-Laffitte organise une rafle dans le secteur de Versailles. Arrêtées par la Gestapo au lycée La Bruyère [1] de Versailles où elles sont scolarisées, Jacqueline et sa sœur Marcelle, sont emmenées au commissariat de police. Les deux sœurs (13 ans et demi et 11 ans) sont déportées le 30 juin 1944 à partir de Drancy par le convoi 76, à Auschwitz-Birkenau. Marcelle est « sélectionnée » pour la chambre à gaz dès l’arrivée.
« J’ai fait la "marche de la mort", c’était affreux ; puis nous avons été emmenées dans des trains de marchandises à plate-forme sans toit, par une température très, très basse, avec gel et neige, jusqu’à Ravensbrück, puis à Malchow. Jacqueline est libérée de ce dernier camp, le 2 mai 1945, par les Soviétiques.
Témoignage d’une adolescente déportée sur son retour
Témoignage de Jacqueline Brin, née Houly, écrit en février 2009
« Lorsque je suis enfin arrivée à Paris à l’hôtel Lutetia, l’un des prisonniers de guerre [2] avec qui nous avions fait ce long trajet depuis la zone russe, m’a proposé de me conduire à Versailles. Je ne savais pas ce qu’étaient devenus mes parents [3] ni bien entendu où ils pouvaient habiter… Nous sommes donc allés chez une camarade de lycée et j’ai appris par elle que mes parents avaient réintégré notre appartement de l’avenue de Saint-Cloud [4]. C’est curieux, mais je n’ai pas un souvenir bien net de nos retrouvailles, il faut dire que j’étais malade, souffrais d’une pleurite [5] qui, par la suite, évolua en tuberculose pulmonaire.
Je crois aussi que j’avais perdu la capacité de m’émouvoir… Ce dont je me souviens c’est qu’aussitôt, mes parents m’ont demandé où était ma petite sœur. Je ne pouvais leur dire la vérité : j’ai laissé entendre que nous avions été séparées et que je l’avais perdue de vue. Alors, se glissa cette terrible impression que, moi, j’étais rentrée, et elle, non ! Ensuite, pendant des mois, ils ont espéré en vain son retour… puis, ils ne m’ont pas posé trop de questions : il faut dire que j’étais fermée comme une huître et plutôt agressive… Je suis restée à la maison, à me faire soigner, pendant les mois d’été. Je me souviens des fréquentes visites du médecin, mais aussi de celles d’amies de ma mère, qui se voulant bienveillantes, me demandaient : "Est-ce que tu as beaucoup souffert ?" Cette question me semblait tellement incongrue que j’avais envie de les chasser de chez moi !!!...
Puis, à la rentrée, je suis retournée au lycée – il n’y en avait qu’un à Versailles pour les filles – avec la même directrice. La reprise s’est faite dans la plus parfaite indifférence : aucune question, ni de la part des professeurs, ni des élèves… Il est vrai que cela valait mieux car je n’avais pas envie de parler, mais je me sentais complètement étrangère à ce monde qui ne savait pas. Plus tard, il est même arrivé qu’un nouveau professeur, apercevant mon numéro [6] sur le bras (que j’essayais pourtant toujours de cacher), me lance : "Alors, Mademoiselle Houly, vous vous amusez à vous tatouer maintenant !" ; je suis restée sans voix !
C’est entre mes études secondaires et universitaires que la tuberculose s’est à nouveau manifestée ; j’ai passé un an au sanatorium des étudiants, à Saint-Hilaire-du-Touvet, en Haute-Savoie…
La vie a repris et j’ai essayé de vivre comme toutes les filles de mon âge mais j’avais un père très sévère [7] et je devais mentir pour pouvoir sortir… Moi, je trouvais anormal d’être brimée de la sorte après ce que j’avais vécu ; j’avais une telle soif de liberté ! Je ne comprenais pas. Mais, même au milieu de mes amis, j’avais souvent l’impression de ne pas être comme eux, d’être une morte-vivante. Je vivais en fait dans une angoisse permanente. Les "psy" auraient dû exister à cette époque…
Lorsque j’ai rencontré mon futur mari, il savait qui j’étais et savait aussi que je ne désirais pas parler car cela me faisait mal. À cette époque, je ne voulais pas d’enfants : je ne souhaitais pas assumer cette énorme responsabilité de mettre au monde des êtres qui risqueraient de souffrir comme j’avais souffert ! Finalement, j’ai eu un garçon et une fille ; j’ai commencé par une vie de mère au foyer, mais je déprimais, sentais que je n’étais pas capable de leur apprendre la joie de vivre et j’ai préféré travailler et prendre une personne sympathique et "normale" pour les garder en mon absence – avec bien entendu – l’accord compréhensif de mon mari.
Mon fils est devenu gynécologue obstétricien et ma fille cadre dans la publicité. J’ai sept petits-enfants et un tout petit arrière-petit-fils. Mais j’ai perdu mon mari en mars 2007.
Et moi, je continue à avoir de nombreux moments de "mal vivre". »
Ce texte a été édité dans la brochure conçue par Chantal Dossin et Jeanine Thomas « L’avant-dernier convoi Drancy-Auschwitz ; le convoi 76 du 30 juin 1944 » Petit Cahier /2ème série – n°12 ; novembre 2010
Fiche pédagogique
Commentaire d’un texte autobiographique
Ce texte peut-être étudié en cours de français (par exemple, séquence sur l’autobiographie), en histoire (cours sur le génocide des juifs et des tsiganes ; dans un cours sur mémoires et histoire), en philosophie …
Pour cerner ce qui, dans ce témoignage, reflète des situations vécues par une majorité de déportés, on peut, en sélectionnant quelques pages, demander aux élèves de consulter : « CNRD 2015 La libération des camps nazis, le retour des déportés : la découverte de l’univers concentrationnaire, la parole est aux témoins » http://www.cercleshoah.org/spip.php?article336
Pistes de travail :
Le texte étant relativement long, il peut être donné à lire à la maison, avant le cours. Des recherches explicitant les données allusives (en sélectionnant les sites fournissant des informations exactes) peuvent être demandées.
L’attention des élèves, quel que soit le cadre disciplinaire dans lequel ce document est étudié, doit être attirée sur quelques notions-clés :
- 1. Relevez dans ce texte ce qui caractérise l’état physique et l’état moral, psychologique du témoin
a) en 1945
b) quelques années après son retour
c) en 2009. - 2. Relevez ce qui souligne la spécificité de l’arrestation et de la déportation des juifs, un des moments-clés du projet génocidaire des nazis (cette spécificité concerne aussi les tsiganes).
- 3. Relevez dans ce texte ce qui caractérise l’attitude des personnes restées en France.
a) les membres de la famille et du cercle amical
b) personnes hors de ce cercle, par exemple professeurs, lycéennes.
Quelles explications pouvez-vous proposer concernant l’absence de questions des autres lycéennes ? - 4. Relevez ce qui peut être considéré comme une victoire personnelle de Jacqueline face au programme génocidaire des nazis
- 5. Montrez que l’auteure du texte est écartelée entre des positions, sensations contradictoires, réintégration /sentiment d’étrangeté, de mal être :
a) parler/se taire
b) normalité/marginalisation
c) avoir ou pas des enfants
d) satisfaction d’être libre/sentiment durable de culpabilité
- 6. En cours de français, les élèves peuvent être invités à produire un texte personnel :
- par exemple un texte d’autofiction où l’élève se met à la place de l’auteure (description des retrouvailles avec les parents ou de la rentrée en classe à l’automne 1945 …)
- l’écriture d’une lettre à l’auteure du témoignage
Commission témoins-professeurs, novembre 2014
mise en ligne, NM, décembre 2014