Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Otages d’Hitler, Benoît Luc

CR par Marie-Paule Hervieu
mercredi 14 septembre 2016

Une des dernières évacuations d’otages, emprisonnés et internés dans des camps, vers la "forteresse des Alpes" (fin avril/début mai 1945).

Otages des SS, Otages d’Hitler

Un documentaire-fiction de Christian Frey, intitulé Nous, les otages des SS , a été présenté par la chaîne ARTE, le mardi 3 mai 2016. Il peut être éclairé et contextualisé par la lecture du livre de l’historien Benoît Luc Otages d’Hitler, paru aux éditions Vendémiaire, en 2014 (collection Écho), et du Petit Cahier, édité en juin 2016 par le Cercle d’étude, intitulé « Les Marches et trains de la mort- Transferts, évacuations et libérations des camps nazis ( juillet 1944- mai 1945) », ainsi que par les articles mis sur ce site.
Le film traite de l’histoire particulière de 139 otages allemands et étrangers, déportés, emprisonnés et internés, entre le 26 avril 1945, date d’une des évacuations précédant la Libération, le 29 avril, du camp de Dachau, par l’armée américaine, l’exécution de B. Mussolini, le 28 avril, le suicide d’A. Hitler, le 30 et la capitulation des forces armées allemandes en Italie, le 2 mai. La libération des otages intervenant à partir du 4. Le trajet d’évacuation des otages, en autobus, a d’abord atteint le camp de Reichenau-Innsbruck, dans le Tyrol autrichien, avant d’arriver au col du Brenner, frontière avec l’Italie du Nord, encore occupée par des forces armées allemandes, Wehrmacht et SS.

Les otages dont il est question dans les témoignages de survivants et les reconstitutions cinématographiques, ne sont pas des prisonniers ou des déportés « ordinaires ». Contrairement aux femmes et enfants juifs de prisonniers de guerre, déportés de France dans le camp allemand de Bergen-Belsen, par les quatre convois des 2 et 3 mai, 21 et 23 juillet 1944, et évacués par le « train des otages », en trois convois, le 5 avril 1945, en direction de Theresienstadt, lieu d’échange prévu, ils sont à part, en marge de l’internement en camps.

Les otages emblématiques du film de C. Frey et du livre de B. Luc sont, aux dires des autorités nazies, des « prisonniers spéciaux », des « déportés de marque » à titre de représailles, des civils et des militaires pouvant servir de monnaie d’échange ou être gages de survie pour des dirigeants et organisations nazis aux abois. Cela du fait de la notoriété de leur nom de famille (en différents lieux sont incarcérés des membres de la famille du général de Gaulle, du général Giraud, le fils de Georges Clemenceau), du haut niveau de leurs fonctions et/ou de leurs responsabilités ministérielles dans leur pays d’origine. Il faut donc les soustraire aux armées de libération alliées, les replier dans des « forteresses » ou, à défaut, les détruire ?
S’y ajoute les membres de familles d’officiers allemands au titre de la co-responsabilité familiale Sippenhäftlinge (détenus familiaux). Parmi les otages figurent neuf membres de la famille de Stauffenberg, ayant participé, ou soutenu, la conjuration contre Hitler, le 20 juillet 1944 et la tentative avortée de son assassinat politique, Maria et sa fille Hildur von Hammerstein. Ainsi Fey von Hassell, dont le père, Ulrich von Hassell, ancien ambassadeur du Reich à Rome, a été pendu, et qui a été séparée de ses deux jeunes fils, Corrado et Roberto, placés dans un orphelinat, écrit-elle dans son livre  Les Jours sombres à la date du 27 avril à Innsbruck :

 « Nous sommes maintenant cent cinquante en nombre rond, venus de tous pays et de toutes conditions. Venus de toutes les prisons d’Allemagne, nous avons fini par converger vers ce camp sordide (Reichenau). De filtrage en filtrage, il s’est déposé là comme un résidu des adversaires les plus détestés, des sujets ou des vassaux les plus gravement suspects de trahison. Nous formons le dernier carré, le dernier bataillon des ennemis et des otages. On nous tient ensemble et on ne nous lâchera plus. »

Léon Blum, ancien président du conseil, interné avec sa femme dans une maison forestière du camp de Buchenwald, resté avec l’ancien ministre Georges Mandel jusqu’à ce que ce dernier soit livré au gouvernement de l’État français- Ph. Pétain/P. Laval, et assassiné par des miliciens en forêt de Fontainebleau, le 7 juillet 1944, est lui évacué en voiture, le 3 avril 1945. Il est conduit par étapes dans les camps de Flossenbürg, puis de Dachau et arrive à Innsbruck, le 17 avril puis à Niederdorf [Villabass], à la frontière entre l’Autriche et l’Italie [dans le Tyrol du sud]. Il reste très conscient des enjeux. Comme il l’écrira dans son livre Le Dernier mois, réédité par Arléa en 2000 : 

« Je représentais pour eux quelque chose de plus qu’un homme politique français ; j’incarnais de surcroît ce qu’ils haïssaient le plus au monde, puisque j’étais un socialiste démocrate et que j’étais juif. Mais les mêmes raisons qui faisaient de moi un adversaire particulièrement détesté, faisaient de moi un otage particulièrement précieux, puisque je constituais une valeur d’échange non seulement auprès de l’État français et de ses alliés, mais auprès du socialisme et de la démocratie internationale ».

C’est ainsi qu’il a croisé les anciens chefs de gouvernement autrichien ( K. von Schuschnigg), hongrois (Kallay), le ministre H. Schacht, le bourgmestre de Leipzig, Goerdeler, le général A. von Falkenhausen, Commandant militaire en Belgique et dans le Nord de la France [1] … soit des internés, figures de « traîtres » pour les dirigeants nazis, mais aussi des représentants de l’Église protestante (confessante [2]) comme le pasteur Martin Niemöller (le pasteur Dietrich Bonhoeffer, détenu à Buchenwald ayant été exécuté dans le camp de Flossenbürg).

L’itinéraire d’évacuation des otages, en autobus, a donc été balisé, via l’Autriche occidentale, en direction de l’Italie du nord, mais il dépend aussi de l’intensité des bombardements alliés, de l’état du réseau de communications, dans un relatif degré d’impréparation quant aux hébergements et au ravitaillement d’hommes, de femmes et d’enfants (les jeunes enfants Schröder [3]). Et il dépend surtout du degré de progression des armées anglo-saxonnes du sud vers le nord de l’Italie. Elles sont arrivées en Vénétie, début mai 1945, avancent de Vérone à Belluno, en direction de la frontière autrichienne, avec l’aide et le renfort de résistants (partisans), par exemple de la brigade Garibaldi, opérant en Émilie-Romagne. Les officiers SS, relevant du RSHA [4], qui encadrent les évacués, comme l’Ostuf Edgar Stiller et l’Ustuf Gerhard Bader [5], sont de moins en moins dépendants des autorités policières restées à Berlin ou réfugiées dans le Schleswig-Holstein. Bien que jusqu’aux-boutistes, ils vont accepter de se faire circonvenir par un colonel de l’armée allemande lui-même officier-otage : Bogislaw von Bonin qui s’entremet pour que femmes et enfants soient épargnés [Il prend contact avec le capitaine Wichard von Alvensleben, de l’armée d’Italie qui les libère]. Initiative qui anticipe sur le retournement des officiers de la Wehrmacht qui prennent le contrôle de la situation, avec le désir de restaurer « l’honneur militaire » de l’armée allemande [6].

Léon Blum est ainsi salué par le capitaine von Alvensleben, officier d’ordonnance du commandant en chef de l’armée d’Italie, mais comme il l’écrira :

« la cause réelle du salut, c’était la décomposition totale et brutale de l’armée allemande, c’était l’effondrement sans recours et sans merci de la puissance militaire allemande, c’était l’universel désarroi que la catastrophe projetait devant elle comme une ombre immense, la ruine de toute organisation et de toute autorité, la terreur panique de la déroute et du châtiment. » Léon Blum

La libération est opérée à partir du 4 mai, après intervention d’un détachement d’infanterie de la Ve armée américaine. Les ex-otages sont amenés au QG du général américain M. W Clark, à Vérone, puis rapatriés par exemple en France, en avions, via Naples, siège du QG du maréchal britannique, HG Alexander, commandant en chef. Depuis le 2 mai, la guerre est finie sur le front sud.

Marie-Paule Hervieu, septembre 2016.

Médiagraphie

BLUM Léon, Le Dernier Mois, Arléa-Poche, 2000
HASSELL Fey von, Les jours sombres. Le destin extraordinaire de Fey von Hassell, prisonnière d’Hitler, Denoël, 1999
LUC Benoît, Otages d’Hitler, 1942-1945, éd. Vendémaire, collection Enquêtes, 2011 et Otages d’Hitler, collection Écho, 2014
RICHARDI Hans-Günter, SS-Geiseln in der Alpenfestung. Die Verschleppung prominenter KZ-Häftlinge von Deutschland nach Südtirol, Bozen 2005
RICHARDI Hans-Günter, SS-Geiseln am Pragser Wildsee. Der Leidensweg prominenter KZ-Häftlinge aus 17 Ländern Europas nach Südtirol, Prags 2006

Liste des otages :
http://www.mythoselser.de/niederdorf.htm#liste

otages
Chronique et médiagraphie :
http://www.mythoselser.de/niederdorf.htm

Un Cr. de Joël Drogland en 2012, Otages d’Hitler, 1942-1945 :
https://clio-cr.clionautes.org/otages-dhitler-1942-1945.html

L’Attentat du 20 juillet 1944

[1 Militärbefehlshaber von Belgien und Nordfrankreich

[2L’église non officielle die Bekennende Kirche

[3Johannes Schröder du Nationalkomitee Freies Deutschland

[4RSHA : Reichssicherheitshauptamt : Office central de la sécurité du Reich, Sipo (Gestapo) et SD (renseignements), dirigé par Heydrich, puis Himmler.

[5Ostuf ( SS-Obersturmführer) et Ustuf (SS-Untersturmführer), grades de la SS équivalents à officiers supérieurs, lieutenant et sous-lieutenant dans l’armée

[6Ndlr. Le but du putsch, c’était de restaurer la nation allemande, Moltke et Yorck du "Cercle de Kreisau", en contact avec d’autres mouvements de résistance dont les conjurés du 20 juillet, avaient préparé le futur de l’Allemagne, en prévoyant la liberté, la dignité de la personne, la garantie de l’État de droit et la limitation du centralisme par un système fédéral qui devait impliquer les États européens dans un système commun. Des officiers de la Wehrmacht complotaient depuis longtemps contre "le caporal autrichien".
Cf. Michaël Burleigh, Die Zeit des Nationalsozialismus. Eine Gesamtdarstellung, S. Fischer, 2000 (The Third Reich, London, New York, 2000)
Klaus Harpprecht, Die Gräfin, Marion Dönhoff, Rowohlt, 2008, p. 245.
Gilbert Merliio, Les résistances allemandes à Hitler, Tallandier, 2003. L’Attentat du 20 juillet 1944