Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

"Les Mots pour le dire" (Mémoires de Charlotte Delbo), documentaire d’Emil Weiss

CR de Dominique Dufourmantelle
samedi 28 janvier 2023

Charlotte Delbo "invente un langage pour rendre visible ce que les femmes ont vécu, ressenti à Auschwitz".

Les Mots pour le dire, photo Dominique Dufourmantelle

Les Mots pour le dire, documentaire du réalisateur Emil Weiss, est une adaptation au cinéma des Mémoires de Charlotte Delbo dont la voix résonne dans ce film au cœur des lieux originels des événements.

Une plaine de neige toute nue, impression terrible, paysage désolé à l’infini, paysage métaphysique,

Les mots de Charlotte Delbo sont mis en parole sur la scène de Birkenau. Des images surgissent qui ont frappé sa mémoire de manière indélébile.

Elle les restitue sous formes de tableaux insoutenables et elle défie le lecteur de regarder, de voir ce que ses yeux ont vu.

L’écriture et la caméra tentent de rendre visible l’invisible, l’inimaginable.

Le texte est découpé en fragments d’inégales longueurs, de quelques lignes à quelques pages, avec ou sans titre. Texte court dans l’ensemble mais d’une extrême densité. Charlotte Delbo va à l’essentiel. Pas de fioritures. Il semble que chaque mot ait été pesé, mis en page à sa juste place dans le tissu de la phrase, du texte.
La description ne peut être copie fidèle du réel, Charlotte Delbo a le plus souvent recours à des comparaisons, métaphores : images, thèmes et motifs récurrents qui hantent sa mémoire.

Récit d’une rare densité, qui tente de ramener à la perception, à la raison, une expérience de l’inhumain, de la folie, de la mort. Nous sommes alors aux limites de la littérature où la "rescapée", "survivante", "témoin", "déportée" prend la plume.

Comment rendre compte d’une journée à Auschwitz, une journée dans sa continuité : ne pas se laver, se trainer vers les marais, travailler aux marais.....

La langue de Charlotte Delbo dit vrai, à l’extrême limite du sens, du pouvoir suggestif des mots. Ainsi elle réussit là où tant d’autres ont échoué : traduire en mots une expérience proche de l’incommunicable, de l’indicible. Le mot colle au réel et en même temps bascule dans l’irréel, d’où l’emprise qu’exerce le récit sur son lecteur. Expérience "limite" qui dépasse l’entendement et qui n’est pas rendue sous forme de récit au sens propre du terme, mais sous forme de tableaux, de scènes, de plans cinématographiques, de dessins. Écriture paradoxale qui dit l’horreur du réel mais aussi la poésie, l’irréel.

Comment filmer l’inhumanité ? Projet cinématographique, esthétique et éthique.
Porter à la conscience des faits qui doivent rester dans l’Histoire, porter au langage, porter à la scène les paroles proférées.
A la lecture, dit-elle, on est seul, on a des mots, à la scène, on a des paroles.

Fidèle aux mots/maux de Charlotte Delbo, Emil Weiss n’a gardé que quelques vers du début du texte.
Seule la poésie pouvait témoigner.

Le réalisateur nous transporte hors de l’Humanité, entre subjectif et objectif, entre littérature et vie, humain et inhumain.

Le montage du texte est un choix rédactionnel dit par quatre voix off qui résonnent dans l’immensité nue. L’écriture est fragmentaire, hachée.

Le lecteur/spectateur partage ce regard, il voit ce que Charlotte Delbo et Emil Weiss lui montrent.
Les ciels, éléments du décor, créent un espace-temps mémoriel, sensoriel, dans lequel le spectateur projette son propre film.
Pas de pathos, du tragique. Tragédie composée de scènes qui prennent toute leur ampleur dans cette immensité silencieuse, glacée ; Birkenau.
Emil Weiss nous montre des situations.
Des images s’imposent dans toute leur violence et repoussent les limites du supportable.
Interroger les mots, comment dire les maux, l’instrumentalisation de la personne humaine ?

Auschwitz, chaos à ciel ouvert, n’a pas d’archives.
Emil Weiss filme les lieux tels qu’ils sont aujourd’hui. Il travaille sur le vide, respecte le sacré du vécu, replace les mots dans l’immensité, les mots de Charlotte Delbo, paroles de témoin factuel.

En mai 1943, Charlotte Delbo travaille au sous-camp de Raïsko, laboratoire de recherche en biologie et centre de culture expérimentale à quelques kilomètres d’Auschwitz.

Main d’oeuvre esclave dans des camps annexes, pour servir un projet économique, industriel et ...paysagiste. Parterres fleuris autour des Blocks, à l’entrée du camp. Les nazis ont expérimenté la culture d’un pissenlit dont la racine donne du latex.
Emil Weiss transforme en espace théâtral les serres où Charlotte Delbo a travaillé et monté Le Malade Imaginaire.

Espace peuplé de spectres moliéresques.

Les femmes sont hébergées sur place à partir de juillet 1943, elles bénéficient de conditions de vie plus supportables qu’à Birkenau.

Entretien, Emil Weiss, Catherine Clément. D. Dufourmantelle

« Un film effroyablement beau » (Catherine Clément)

Dominique Dufourmantelle, janvier 2023

Les Mots pour le dire, d’Emil Weiss, France, 1h30 min, Michkan World Productions, 2020.

16 Jan 2023
https://www.centrepompidou.fr/en/program/calendar/event/u7M80Hm

Autres documentaires d’Emil Weiss
Auschwitz, premiers témoignages, France, 2010, 1h18, Michkan World Productions Arte France
Criminal Doctors, Auschwitz, France, 2013, 54 min, Michkan World Productions Arte France
Sonderkommando. Auschwitz-Birkenau, France, 2007, 52 min, Michkan World Productions Arte France

PC N°27 – Charlotte Delbo, résistante, écrivain de la déportation. Conférence de Ghislaine Dunant, témoignage d’Ida Grinspan. Articles de M. Braunschweig, D. Dufourmantelle, M-P. Hervieu. En hommage à Ida Grinspan, 2018, 91p.

Voir aussi :
Charlotte Delbo, résistante, écrivain de la déportation, par Ghislaine Dunant