Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

La bataille de Mittenwald, 30 mai 2009

Un article de Maurice Cling
dimanche 29 novembre 2020

Mittenwald est devenu un lieu de rencontre d’anciens chasseurs alpins de la Wehrmacht.

La manifestation du 30 mai 2009 à Mittenwald

Mittenwald

De gauche à droite, en tête de cortège : Le responsable de la manifestation,
Maurice Cling, Marcella de Negri (fille d’un fusillé du village martyr italien de Falzano),
une jeune organisatrice de la manifestation, Max et Marie-Claude Tzwangue, une autre jeune organisatrice.

La bataille de Mittenwald [1]
Dans un décor de rêve, il existe dans les montagnes du sud de la Bavière une charmante bourgade nommée Mittenwald, fière de ses luthiers, et dédiée aux vacances.
Fin avril 1945, elle vit défiler la troupe lamentable – j’en étais – des déportés juifs évacués de Dachau devant l’avancée des forces américaines : des fanatiques hitlériens voulaient constituer un « réduit alpin », alors même qu’on se battait dans Berlin. Les chasseurs alpins qui les escortaient s’étaient illustrés à travers l’Europe par leurs crimes de guerre : « Scandinavie, Yougoslavie, Grèce, Italie, France (le Vercors) ». Durant ces derniers jours de la guerre, ils abattaient dans cette même ville les malheureux épuisés qui ne pouvaient plus suivre la colonne.
Le rôle sinistre de cette formation de la Wehrmacht a été totalement occulté depuis 1945 par les autorités très conservatrices de ce Land, berceau du nazisme. À Mittenwald, située à proximité de la caserne des chasseurs alpins, on glorifie chaque année la « tradition » de cette formation militaire, dans un consensus religieux et municipal : une cérémonie militaire y est suivie d’une messe dans une vaste clairière où est érigée une grande croix blanche qui domine la ville, cela depuis 2002. Y participe la « Camaraderie » (Amicale) des anciens combattants qui a compté de nombreux criminels de guerre durant des décennies. Les unités actuelles sont certes celles de la Bundeswehr, mais l’esprit est le même : on rend hommage aux anciens. De jeunes militants antifascistes - c’est ainsi qu’ils se nomment - décidèrent alors d’y venir manifester l’année suivante contre cette cérémonie emblématique, au moment même où elle se déroulerait sur la montagne. Venus des quatre coins de l’Allemagne (notamment de Hambourg, Berlin, Francfort, Brême, Munich) et même parfois d’Autriche et d’Italie, ils entendaient y dénoncer le militarisme et le fascisme dont l’esprit perdurait.
Ces jeunes militants des deux sexes sont pleins d’enthousiasme et d’imagination, comme en témoigne le fait suivant. Depuis Munich, ils utilisèrent le train électrique qui mène à la ville pour leur manifestation. Après avoir tiré le signal d’alarme pour l’arrêter juste au-dessous de la clairière, ils descendirent, escaladèrent la montagne et parvinrent à s’en approcher pour crier leur protestation, au grand dam des autorités et de la police locale qui leur en interdisait l’accès.
Les manifestations se poursuivirent ensuite chaque année sous diverses formes, avec défilé, colloque, chapiteau pour le meeting au cœur de la ville, information de la presse locale, etc. Quand ils apprirent par la traduction allemande le récit de mon évacuation, ils m’invitèrent à y participer après d’autres témoins et survivants. J’y ai donc vu en 2008 le monument éphémère qu’ils avaient élevé avec des boites de carton empilées près de l’église, portant chacune, sur une feuille blanche, le nom du lieu d’un des crimes des chasseurs alpins. Un hélicoptère surveillait la ville et la police filmait les manifestants. Autre initiative remarquable, une « contre-messe » pacifiste était célébrée dans la ville par deux prêtres anti-militaristes, avant que fût chanté en chœur le chant des partisans italiens (« Bella ciao »), en mémoire de l’Oradour italien, Falzano, massacre perpétré par les chasseurs alpins. Le maire de ce village avait envoyé un message, porté par la fille d’un fusillé. Y prit notamment la parole Peter Gingold, dirigeant de la VVN, homologue de la FNDIRP, qui fut jadis actif dans les FTP-MOI en France.
Ils eurent l’idée de réaliser l’année suivante un monument aux victimes, en dur cette fois, qu’ils « offriraient » à la ville qui refusait de se souvenir. Ils allaient se surpasser. Le scénario ne manquait pas d’audace. Une camionnette allait stationner la veille sur la grand-place, contenant le monument métallique en pièces détachées, destiné à être scellé sous une petite tente toute proche. Deux militantes avaient apporté en voiture, à la dernière minute, de la poudre de béton à prise rapide. Sous le chapiteau habituel se déroula le meeting, puis le monument assemblé fut dévoilé et inauguré sans que la police pût intervenir en raison de la foule et de la présence de la presse locale.
S’ensuivirent des négociations avec la municipalité sur le sort du monument. Elle renonça à s’en débarrasser en le transférant dans le cimetière et il fut finalement transporté sur une place devant l’école secondaire de la ville. En 2010, celle-ci réalisa une exposition sur les crimes nazis pour ses élèves et elle accueillit la cérémonie de l’inauguration officielle par le Maire. Il avait invité trois témoins de l’époque : Ernst Grübe, ancien détenu Mischlinge [2] allemand de Dachau, Max Tzwangue, ancien des FTP-MOI, et moi qui fus libéré à Mittenwald par les Américains. Au cours de la cérémonie émouvante où intervinrent le maire, une personnalité politique de la région, le directeur de l’école, un curé et un pasteur en vêtements liturgiques, et moi comme témoin, fut observée une minute de silence à la mémoire de toutes les victimes des chasseurs alpins de la Wehrmacht. Puis le monument fut inauguré, les deux prêtres se plaçant en tête du cortège.

Épilogue : la municipalité a invité cette année les trois mêmes survivants à s’adresser aux élèves de l’école, ces élèves dont la plupart des grands-pères étaient mobilisés dans les chasseurs alpins. Certes, la cérémonie de la clairière se déroule encore chaque année, mais la lutte des jeunes l’a largement emporté. Elle illustre le courage et la ténacité qu’ils ont montrés dans ce long combat pour l’avenir de leur pays. Chapeau à ces héritiers des luttes passées qui apportent aux vieux rescapés que nous sommes et à leurs familles un tel réconfort.

Maurice Cling
Auschwitz (A 5151)
Dachau (139 140)

Maurice Cling (4 mai 1929 – 23 novembre 2020)

Libérez Mittenwald ! manifestations avec d’anciens détenus dont Maurice Cling et des Antifa, antifascistes allemands, des verts, des gens de gauche :
http://mittenwald.blogsport.eu/

[1Article de Maurice Cling demandé par Maryvonne Braunschweig pour le bulletin Après Auschwitz au nom du Cercle d’étude, après qu’il lui en avait fait le récit oral.

[2Mischlinge « Demi-juif » selon les catégories nazies.