Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

La Dernière d’entre elles, documentaire de Pierre Goetschel 

Cr par Marie Paule Hervieu
lundi 9 septembre 2019

Pierre Goetschel a rencontré Rosette, la dernière survivante d’un petit groupe de femmes rescapées d’Auschwitz-Birkenau

La Dernière d’entre elles, Pierre Goetschel, 2019, 70 min.

Le documentariste P. Goetschel [1] a retrouvé un texte, un récit d’une quarantaine de pages, écrit par sa grand-mère paternelle Fernande Goetschel, après son retour de déportation à Auschwitz-Birkenau [2]. Ce témoignage s’interrompt brutalement sur un prénom : Suzanne. Par la suite, il découvre un petit film muet d’amateur, tourné dans les années soixante, qui lui révèle des images des amies de sa grand-mère, elles aussi rescapées de la déportation. Au terme de multiples recherches, il arrive à identifier sur image, deux anciennes déportées qui ont écrit des livres, l’une est Suzanne Birnbaum, auteure du livre Une Française juive est revenue  [3] et l’autre Louise Alcan, qui a écrit Sans Armes et sans bagages  [4], toutes deux sont membres de l’Amicale d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie.

Il rencontre enfin une ancienne déportée de 94 ans, Rosette Lévy, qui s’est longtemps tue et dont la parole s’est « libérée ». Tout au long du film, elle parle avec beaucoup de spontanéité et de force de son expérience de la déportation et de l’évacuation des camps à l’hiver de 1945. Elle témoigne aussi de ses amies comme Suzanne, plus âgée qu’elle (40 ans) si « maternelle » avec les jeunes filles de 20 ans qu’elles étaient alors. Le documentaire intègre des images photographiées prises par un avion allié survolant, en 1944, le complexe d’Auschwitz-Birkenau-Monowitz, qui montrent non seulement le camp-usine (Auschwitz III) mais aussi le centre de mise à mort (Auschwitz II) ; les photographies aériennes dévoilent et la structure du complexe concentrationnaire, et des déportés en mouvement : des Kommandos de travail forcé ?

photo aérienne 26 juin 1944

A ces vues d’avion, le cinéaste ajoute son propre filmage du camp d’Auschwitz / Birkenau tant extérieur qu’intérieur. Le camp est filmé sous la neige, dans le plus grand dénuement, se référant explicitement aux très rudes hivers endurés par les déportés, en terre de Pologne, mais il donne aussi à voir un soleil couchant comme le rappel d’une vie antérieure ou rêvée. Les archives qu’il consulte (Archives nationales, Bad Arolsen) lui permettent de retrouver des traces de l’histoire de ses grands-parents, Fernande et Gustave, résistants-déportés comme Juifs à Auschwitz, en février 1944, dont seule Fernande est rentrée. Ses grands-parents avaient accueilli à Limoges, dès 1940, des réfugiés juifs et communistes, fuyant l’Alsace annexée, et tentant d’échapper aux législations antisémites de l’État nazi. Au terme de 17 mois de captivité (février 1944-avril 1945), Fernande est libérée, libération précédée d’une Marche de la mort épuisante, qui la mène par Gleiwitz et Breslau, au camp de Ravensbrück puis à Malchow.

Le documentaire fait aussi entendre des extraits des livres édités, mais aussi du récit manuscrit de Fernande Goetschlel, lus par exemple par la comédienne Dominique Blanc. Ajoutons ce court portrait de Fernande par Suzanne Birnbaum, page 43 : « La nuit, nous ne dormons pas. Fernande se désespère, pleure, me parle de ses (quatre) enfants. Pauvre grande, quelle tristesse, quelle abomination ! Mais je ne lui dis rien. Elle décidera elle-même (si elle entre ou non au Revier, infirmerie). Car nous allons mourir mais voilà, de quelle manière !...Fernande est grande, très grande, encore plus grande que moi, mince et très femme du monde. Comment peut-elle supporter ce genre de vie et se défendre ? Elle est tout le contraire de ce qu’il faut pour cela ». Et ce récit de la souffrance extrême vécue dans le Kommando 22 (extérieur) dit des marais, page 44 : « Fernande, tout à coté de lui (le chef du Kommando, un jeune SS) perd une chaussure dans la neige. Elle porte une trague (caisse en bois portative) de neige boueuse, la goutte au nez. Il fait tellement froid (moins 32°) et on est sans mouchoir…pour reprendre sa chaussure enfoncée dans la neige, elle pose sa trague un instant. Mais la chaussure ne peut tenir, le dessous est décollé du dessus, rien ne résiste à cette boue gluante. Que faire ? Fernande reste là affolée, regarde désespérément son pauvre godillot en morceaux. Le chef aperçoit la trague par terre, s’approche de Fernande et la frappe violemment. Elle doit marcher malgré le pied sans chaussure. Il faut qu’elle marche et elle marche toute la journée, de cet instant à 6 heures du soir, le pied nu dans la neige… Pour rentrer le soir, son pied est entièrement entouré de glace, un bloc dur ». Elle décide d’entrer à l’hôpital, ajoutant « de toute façon, je mourrai, autant mourir couchée, que crever sur la route ».

Les extraits, le montage en séquences alternées de lectures et d’images cinéma remarquablement agencées, donnent informations et émotions à ce film qui n’est pas sans rappeler Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, y compris du fait de sa durée qui s’adapte bien à une projection « pédagogique ». Par sa référence à une mémoire d’Auschwitz qui doit survivre, dans l’actualité contemporaine, à partir de ses traces humaines (des femmes rescapées témoignant par l’image, l’écrit et la parole) et matérielles, il exprime la volonté que soit entendu ce « cri sans fin ».

Marie-Paule Hervieu -septembre 2019.

La Dernière Étape en 1948 de Wanda Jakubowska cinéaste polonaise déportée à Auschwitz revenue pour tourner dans le camp des femmes de Birkenau avec d’anciennes compagnes de toutes nationalités.
Nuit et Brouillard en 1956 écrit par Jean Cayrol déporté à Mauthausen.
L’Enclos, film d’Armand Gatti, 1961.

[1-Le documentaire a été produit en France, en 2008. Dans sa présentation télévisée sur Fr. 3, le mardi 13 août 2019, il dure 52 minutes. Il existe une version plus longue de 70 minutes.

[2-Des témoignages ont été écrits par d’ancien-ne-s déporté-e-s, dans l’immédiate après guerre, ce sont des documents de première main qui ne sont pas retravaillés par la mémoire, les lectures, les films, des rencontres et conversations. Citons par exemple Le Manuscrit de Cayeux-sur-mer, juillet-août 1945 rédigé par la jeune Denise Holstein, édité par Le Manuscrit en 2008, avec les précisions et commentaires de l’historienne Françoise Bottois. Citons aussi le livre de Nadine Heftler Si tu t’en sors... : Auschwitz, 1944-1945, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, éd. La Découverte-témoins, 1992, écrit en 1946, à l’âge de 18 ans, publié sans retouches en 1992, qualifié par Pierre Vidal-Naquet de « document fossile qui réapparait après un enfouissement de plusieurs décennies »

[3-Le livre de Suzanne Birnbaum, Une Française juive est revenue-Auschwitz-Bergen-Raguhn, on pourrait ajouter Theresienstadt, lieu de sa libération, a été écrit à l’automne 1945 « terminé à Digne, le 15 octobre ». Il a été publié en 1946 par les Éditions du livre français », réédité par l’Amicale devenue l’Union des déportés d’Auschwitz et la Fondation pour la mémoire de la Shoah, en 1989 puis 2003. Le Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah a publié dans le Petit Cahier « Lectures croisées »-2e série-N°4- en 2008, un commentaire page à page de ce livre par Ginette Kolinka, ancienne déportée ayant eu le même parcours que Suzanne Birnbaum, suivi d’uneanalyse de l’historienne Laurence Krongelb.

[4- Louise Alcan, résistante, déportée comme Juive, par le convoi N°67 du 3 février 1944, rentrée le 21 mai 1945 , a écrit fin juin « ce dont elle se souvenait », publié en 1947, par Les Imprimeries d’art de Limoges, sous le titre Sans armes et sans bagages, repris et réédité en 1982 avec un nouveau titre Le temps écartelé , ce qu’elle appelle « La mémoire de sa mémoire du point de vue factuel. Ce qui a surnagé vraiment ou est revenu avec force »(page 85).