Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Retour à Lemberg de Philippe Sands

CR Maryvonne Braunschweig
vendredi 1er décembre 2017

Lemberg, Lvov, Lwów, de nouveau Lemberg, puis Lviv, au nom changeant au gré des modifications de frontières.

Retour à Lemberg de Philippe Sands : Que de coïncidences ! Par Maryvonne Braunschweig

Il faut absolument lire ce livre qui vient de paraître dans sa traduction française chez Albin Michel, présenté fin septembre par son auteur lors de l’émission de François Busnel, (France 5), celle-là même, coïncidence, au cours de laquelle Raphaël Esrail présentait son livre-témoignage l’Espérance d’un baiser et où ils ont pu échanger. Ce mot a justement été utilisé lors du débat : « coïncidences ». Elles sont nombreuses, dans cette histoire de quatre personnages principaux, qui ne se connaissaient pas, dont le récit se complète et s’éclaire l’un par l’autre. On passe de l’histoire intime, familiale, à la « grande » histoire, celle du procès de Nuremberg, de la genèse des concepts de crime contre l’humanité et de génocide, jusqu’à leur évolution de nos jours.

Le point commun ? Une ville (capitale de la Galicie), nommée successivement Lemberg, Lvov, Lwów, de nouveau Lemberg, puis Lviv, au nom changeant au gré des modifications de frontières : successivement austro-hongroise, polonaise, soviétique, allemande, soviétique à nouveau, et aujourd’hui ukrainienne. L’auteur, Philippe Sands, 57 ans, avocat franco-britannique, professeur de droit à l’UCL, l’University College de Londres, spécialiste des questions de droits de l’homme, de génocides, de crimes contre l’humanité, de justice internationale, est invité à donner une conférence sur ces sujets à l’université de droit de Lviv en 2010, ville dont il n’a jamais entendu parler.

Première coïncidence, son grand-père maternel, qui a vécu à Paris à partir de 1939, est né à Lemberg mais il n’a jamais rien raconté à ses petits-enfants de sa vie avant Paris. C’est donc seulement en 2010 que Philippe Sands s’intéresse à cette ville dont est originaire sa famille. Autre coïncidence, Philippe Sands découvre que deux juristes juifs polonais dont les noms sont liés à sa propre spécialité juridique, Raphaël Lemkin (1900-1959), inventeur du mot et du concept de « génocide » (« crime pour appartenance à un groupe »), et Hersch Lauterpacht (1897-1960), inventeur du concept de « crime contre l’humanité » (« crime de l’État contre un individu ») ont tous deux été formés à l’université de droit de Lemberg où il doit faire sa conférence (ce qu’il ignorait).

Coïncidence encore : le fils de Hersch Lauterpacht, Eli, a été son professeur de droit international à Cambridge avant de devenir un ami. Alors, Philippe Sands, pendant six ans, recherche peu à peu l’histoire de ces trois personnes. Pour son grand-père, Leon Buchholz (1904-1997), il dispose de deux cartons que sa mère possédait, avec passeports, bout de papier peu lisible, quelques photos, peu de choses et pas très explicites. Pour lui, comme pour les deux autres personnages, Philippe Sands mène une enquête quasi policière (qui peut faire penser à Daniel Mendelsohn : Les Disparus, ou à Ivan Jablonka : Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus). Coïncidence aussi, les trois ont eu leur famille (60 à 80 personnes chacun) assassinée par les nazis à Lemberg ou dans la ville voisine.

Coïncidence, Lauterpacht et Lemkin, sans jamais se connaître, ont eu très tôt le souci de la limitation des droits des États sur leur peuple, le professeur Lauterpacht théorisant dès 1923 le concept de « crime contre l’humanité » qu’il fait inscrire dans l’acte d’accusation du procès de Nuremberg, et Lemkin inventant en 1944, le terme de « génocide » qui n’eut guère d’influence au procès de Nuremberg, mais reconnu depuis 1948 dans une Convention internationale. Certes la définition de ces crimes a évolué depuis leur origine mais ils sont désormais entrés dans le droit international. Dans cette quête se mêlent la découverte de la personnalité de chacun ainsi que leur lutte pour faire passer leurs concepts juridiques. Le quatrième personnage important de cette histoire est Hans Frank, juriste préféré de Hitler et gouverneur général de la Pologne qui, coïncidence, a prononcé, à l’été 1942, à l’université de droit de Lemberg, un discours annonçant la mise en place de la « Solution finale » dans le ressort du Gouvernement général. Et c’est à travers lui que l’on suit le déroulement du procès de Nuremberg, jusqu’à sa condamnation à mort et son exécution.

Mais il est une coïncidence que personne n’a jusqu’ici repérée dans l’histoire de Ruth, fille de Leon, mère de l’auteur. Philippe Sands décide d’aller jusqu’au bout de son enquête, intrigué par un secret dans son histoire familiale. Il comprend ainsi que Leon est arrivé seul à Paris en janvier 1939, de Vienne où il s’était installé, laissant sa femme et sa fille. Philippe Sands découvre que Ruth, née en 1938, est venue seule à Paris en août 1939, Rita, l’épouse de Leon, n’arrivant que trois ans plus tard. Et c’est une certaine Miss Tilney qui a amené le bébé, en train, de Vienne à Paris.

Miss Tilney ? J’ai déjà rencontré ce nom… Dans nos recherches sur l’histoire du camp de Vittel une certaine Miss Tilney, internée britannique avait sauvé un Juif polonais de la déportation. Sasza Krawec (alias Sasza Heyman) était réapparu après plus de trois mois, lors de la libération du camp : il vivait caché dans la salle de bain de Miss Tilney. Il était un des amis de Madeleine White-Steinberg [1]. S’agissait-il de la même Miss Tilney, sur qui nous n’avions eu aucune autre information ? Coïncidence là encore. Miss Tilney, dont la famille est retrouvée par Philippe Sands, était une missionnaire protestante venue à Paris à la veille de la guerre pour aider les réfugiés juifs allemands et autrichiens. Elle fut chargée par Leon d’aller chercher sa fille. Arrêtée à Paris fin 1940 comme Britannique, puis internée à Vittel, c’est bien la même Miss Tilney que nous citons (page 77 du Petit Cahier sur Vittel). Elle a donc sauvé deux Juifs, la mère de Philippe Sands, et Sasza Krawec, comme en a témoigné Shula Troman, ancienne internée à Vittel et amie de Madeleine Steinberg, à qui nous avions, nous aussi, demandé un témoignage sur l’action de Madeleine pour sauver des Juifs polonais. Et c’est ainsi que Yad Vashem a reconnu Miss Tilney comme Juste parmi les nations à l’été 2013, exactement comme pour Madeleine Steinberg. Que de coïncidences !!!

En juin 2017, au colloque de Vittel sur le camp allemand pour internés civils anglo-saxons, j’étais chargée d’intervenir sur «  les Juifs et les Justes à Vittel » ; mon exposé doit désormais être complété en ajoutant à Sofka Skipwith et Madeleine Steinberg, une troisième Juste, Miss Tilney, dont j’ai découvert l’histoire grâce à Philippe Sands.

Enfin, à titre personnel, j’ajoute une dernière coïncidence ; le livre m’a été offert par une amie franco-britannique, dont le mari fut professeur d’histoire dans le lycée même à Londres où Philippe Sands fut élève (l’UCS, University College School Junior Branch)

Maryvonne Braunschweig

Philippe Sands, Retour à Lemberg, (East West Street. On the Origins of Genocide and Crimes against Humanity, éd. Weidenfeld & Nicolson, 2016), traduit de l’anglais par Astrid Von Busekist, Albin Michel, 2017, 544 p.
Conférence et Passeports pour Vittel, film documentaire sur le camp de Vittel, de Joëlle Novic
La "Shoah par balles" à l’Est : massacres de masse

Sender le bouffon, de l’austro-hongrois Karl Emil Franzos, Circé, 2018.

GENIN Salomea, Scheindl und Salomea : Von Lemberg nach Berlin
https://www.freitag.de/autoren/der-freitag/der-kapitalismus-ist-schlimmer-als-damals

Jérôme Segal, Wie ein roter Faden. Eine Familie in den Katastrophen des 20. Jahrhunderts (Edition Konturen 2019) de Lemberg à Paris en passant par Vienne.
https://www.aplv-languesmodernes.org/spip.php?article9004

Les filières d’exfiltration des nazis (Ratlines)
La Filière (The Ratline ), Philippe Sands

Zwangsarbeitslager Lemberg-Janowska

Filmer la guerre. Les Soviétiques face à la Shoah 1941-1946

[1Madeleine Steinberg est nommée page 178