Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Les enfants de Staline. La guerre des partisans soviétiques, Masha Cerovic

CR par Martine Giboureau
samedi 8 décembre 2018

"Les partisans parlaient un langage qui a été oublié".

Fiche de lecture
Les enfants de Staline. La guerre des partisans soviétiques (1941 – 1944 ) par Masha Cerovic, UH (L’univers historique) éditions du Seuil, avril 2018

Ce gros livre (370 pages dont 64 pages de notes, index, tables des matières), est bien écrit et facile à lire. Toutefois pour la plupart des lecteurs français peu familiarisés avec la géographie de l’ouest soviétique, le détail des localisations des forces en présence et de leurs affrontements est trop complexe bien qu’il y ait en début d’ouvrage des cartes (géographie de l’URSS occidentale ; territoires soviétiques sous occupation allemande en juin 1942 ; implantation des partisans et opérations allemandes en 1942-1944).

Le plan de l’ouvrage est en partie chronologique. Le livre aborde beaucoup de thèmes et certains ont une portée beaucoup plus large comme celui de l’extrême violence, ses racines et ses manifestations. Pour rendre compte des principaux apports de ce livre, je suivrai un ordre thématique et ne parlerai que des partisans.

Le livre étudie « le plus puissant mouvement de résistance armée à l’occupation nazie en Europe, dont le territoire couvre l’essentiel de la Biélorussie actuelle, le nord et le nord-est de l’Ukraine et la Russie occidentale. » (p 16) L’auteure rappelle que 1941, date du début de son étude, marquée par la déroute de l’Armée rouge, fur « un moment fondamental de rupture, un traumatisme originel […] le temps de la mort de masse. » (p 43)

I. Qui sont les partisans soviétiques ?
Rudnev, un partisan, les définit ainsi : « Les Allemands les appellent ‘’bandits’’. Les nationalistes [ukrainiens] les appellent agents du judéo-bolchévisme. Ce sont les vengeurs du peuple. Il serait plus juste de dire qu’ils sont les ‘’apôtres’’ du peuple. […] Ce sont les apôtres du peuple parce qu’ils portent la vérité aux peuples des régions provisoirement occupées de notre Patrie »
« Des milliers de Soviétiques ont choisi, à partir de 1942, sans contact avec Moscou, de prendre les armes, de combattre » l’occupant nazi. (p 17) Mais en parallèle « le 3 juillet 1941, Staline rend public l’appel à la résistance armée », exigeant l’organisation de partisans, saboteurs, combattants contre l’armée ennemie. (p 22) « Le mouvement partisan naît de la rencontre [… entre] ceux qui étaient prêts à tout sacrifier pour continuer [le combat contre les Allemands] et ceux qui auraient souhaité l’abandonner, vivre en paix, mais pas au prix exigé par les occupants. » (p 43) « Au début de 1942 se multiplient les groupes d’hommes armés, vivant en forêt qui se disent partisans, et de là, bientôt, émergent leurs unités, brigades, régiments. » (p 45) L’auteure évoque au cours des premiers mois de 1942 « une constellation de groupes épars, comptant parfois seulement 5 à 10 personnes, les plus importants regroupant 50 à 100 membres, dont la moitié à peine était armée. » (p 55). Et elle précise que beaucoup de ces premiers groupes ont disparu sans laisser de traces.
En décembre 1942, on estime à 50 000 partisans en Biélorussie. En mars 1943, les Soviétiques font état de 110 000 partisans sur l’ensemble des territoires occupés. (p 62)

  • a) Ages et sexes
    Les partisans sont en très grande majorité des hommes, jeunes. « Les partisans reflétaient au mieux une partie de la réalité sociale soviétique rurale, slave, masculine » (p 98). Leurs chefs sont autoproclamés.
    « Officiellement, environ 10% des partisans en Biélorussie sont des femmes ». La plupart exerce les rôles ‘’traditionnels’’ d’épouses, infirmières, ménagères. (p 102) Masha Cerovic évoque aussi des « réseaux extensifs d’agents de liaison, notamment des femmes et des adolescents qui continuent à naviguer entre les partisans et la ville. » (p 52) Une minorité de partisanes sont des combattantes. « Leur ‘’double service’’ de combattantes et ménagères s’impose à toutes et tous comme une évidence ‘’naturelle’’ » (p 103)
    « Au discours soviétique d’héroïsation des martyres combattantes, les partisans préfèrent un appel à un impératif viril, où l’impuissance féminine exige l’action vengeresse […] Ce discours de l’émotion permet de dépolitiser, décontextualiser complètement l’appel à la mobilisation, où les préférences, opinions et choix individuels s’effacent derrière le devoir de l’action, la dette envers la femme, l’enfant, le peuple, la patrie. » (p 243)
  • b) Origine sociale, culturelle, politique
    « Les Slaves constituent l’écrasante majorité des recrues, ce qui reflète l’homogénéité ethnique de leurs régions d’implantation, renforcée par l’extermination de la minorité juive par les nazis. » Ces hommes sont majoritairement des ruraux à très faible niveau d’éducation. Ils sont commandés par « des hommes plus souvent ‘’étrangers’’ à la région où ils combattent, plus urbains, plus éduqués, plus âgés, souvent militaires. » (p 98-99) Ces commandants très souvent partagent « l’ambivalence traditionnelle des élites russes, entre fascination et répulsion, pour le ‘’paysan’’, créature quasi animale, dont ‘’l’arriération’’ matérielle et culturelle est essentialisée. » (p 154)
    Les partisans ont souvent tendance à considérer tous les étrangers comme traîtres et espions potentiels. (p 56) « La frontière passe entre Slaves et non-Slaves. Ces derniers, eux, restent des ‘’étrangers’’. Les 20 000 à 30 000 partisans juifs […] essentiellement en Biélorussie ont souvent été confrontés à des manifestations d’hostilité, allant d’une discrimination routinière jusqu’à des violences antisémites. [… Toutefois] certaines brigades acceptent volontiers les juifs dans leurs rangs, les aident même activement à fuir les ghettos. » (p 100)
    Constitués de membres de la population d’abord, les partisans sont ensuite rejoints par des « soldats de l’Armée rouge, en particulier les jeunes officiers, qui sont parvenus à échapper tant au camp de prisonniers qu’au service des Allemands » (p 38).
    Pour les premiers réseaux clandestins, on note en « sur représentation » les cheminots, les ouvriers du livre, des employés de l’administration municipale … Des juifs ont rejoint les partisans, fuyant les ghettos et le génocide mis en place par les nazis. (p 51)
    Les partisans sont en majorité attachés à leur identité soviétique mais pas forcément au parti communiste et son appareil stalinien des années 30. Leur loyauté première va à la brigade. (p 85 -86) On a pu écrire : « de nombreuses unités agissant séparément […] échappent à l’influence du Parti. » (p 88) Beaucoup de commandants se disent bolcheviques véritables, une prétention fondée sur la légitimité acquise au combat. » (p 93) Cela signifie qu’ils ne considèrent pas que les membres du Parti soient restés fidèles à l’idéal des premières années de la Révolution.
    Masha Cerovic insiste sur « l’effet impressionnant [noté dans les rapports allemands] de ces masses hurlantes [de partisans] qui se lèvent soudain devant leurs lignes sans être arrêtées par les balles » (p 229), sur « l’incroyable acharnement [des partisans] nourri par leur conviction de ne trouver aux mains de l’ennemi que la promesse d’une mort atroce » (p 227)

II. Quels sont les aspects de leur vie matérielle au quotidien ?
Les partisans, chacun sur leur territoire, ont formé « de véritables proto-Etats » (p 18). Toutefois ils sont fortement dépendants de l’aide matérielle envoyée par Moscou. (p 90)

  • a) La brigade
    La brigade est « le cadre premier de l’expérience des partisans, une communauté exclusive, échappant aux normes de la société civile comme de l’Armée rouge, revendiquant une marginalité héroïque, extraordinaire. » C’est une famille de substitution. (p 97) « Les partisans embrassent une culture guerrière slave et virile exclusive, qui transforme les brigades en communautés fermées, en rupture radicale avec l’ordre civil. » (p 109) « La brigade verrouille son propre fief, structuré en un système de gouvernement clos, autour de partisans agissant en seigneurs de guerre. » (p 131)
  • b) Zones d’activité
    Les partisans ont en commun de s’installer en forêt, espace propice à la guérilla. (p 46) Ils se réfugient au fil des mois dans les zones les plus inaccessibles. (p 58) « Maîtrise du terrain de la forêt et des marécages, adaptation sensorielle, survie dans des conditions climatiques extrêmes et manque de nourriture : ainsi sont dégagées les principales caractéristiques du mode de vie partisan. » (p 110) « Les Allemands imputaient la survie des partisans piégés dans les marécages à leur ingéniosité et à leur proximité viscérale avec la nature. » (p 227)
    De ce fait, « la plus grande partie du temps dévolu à une opération, qu’il s’agisse d’une attaque, d’un sabotage, d’un ravitaillement, d’une reconnaissance, est consacrée à des marches de dizaines de kilomètres parfois, nocturnes en général, sans parler des retraites en catastrophe pour échapper aux Allemands. » (p 114)
    Le milieu forestier et marécageux et les conditions très précaires sont propices à la multiplication des poux, puces, moustiques. Les maladies de peau, infections oculaires, furonculoses, maladies des voies respiratoires, malaria et dysenterie se multiplient chez les partisans. (p 118)
  • c) Logement
    « L’été, les camps sont faits de huttes provisoires construites avec des branchages et de l’écorce de sapin ou de bouleau, qui protègent peu de vent et de la pluie, à moins d’être recouvertes par une toile de parachute par exemple. Les zemljanki sont utilisées surtout en hiver. Il s’agit d’abris semi-enterrés qui accueillent en général 10 à 30 hommes » (p 141) Ces fosses aménagées avec un poêle, des lits de branchage et de foin, invisibles en surface, forment parfois un réseau tel que l’auteure évoque « un processus de domestication de l’espace sauvage de la forêt, pour symboliquement y amener la ville. » (p 144)
  • d) Habillement
    « L’habillement, toujours insuffisant, jamais assez chaud, usé par les éléments, est une préoccupation constante. » Il est constitué d’habits de paysans, de pièces prises à l’ennemi – en particulier les bottes, et de productions du moment. (p 111)
  • e) Nourriture
    La nourriture est un sujet permanent de récrimination, du fait de sa monotonie et de sa mauvaise qualité. (p 116) Le scorbut est la maladie par excellence du partisan. (p 118)
    Installés dans des zones reculées, inaccessibles, les partisans souffrent de la faim. Il leur faut donc réquisitionner, piller, prendre les biens des « traîtres ». Cela ne suffit pas. Masha Cerovic évoque des cas de cannibalisme chez les partisans de Crimée durant l’hiver 1942-1943. (p 65)
  • f) Armement et équipements divers
    « L’arme standard est le fusil. Les mitraillettes sont réservées à une élite, tandis que les partisans apprécient peu les mitrailleuses. […] La plupart des brigades disposent de quelques pièces d’artillerie légère, de mortiers, parfois de canons antichars, au plus tard à partir de 1943. » Le problème principal est en fait celui des munitions. (p113) La retraite désordonnée de l’Armée rouge en 1941 avait produit une grande quantité d’armes abandonnées, récupérées en partie par les Allemands certes mais aussi par des partisans. (p 47) Les partisans ont aussi récupéré des armes allemandes. Ils ont appris sur le terrain à fabriquer des explosifs artisanaux.
    A plusieurs reprises Masha Cerovic insiste sur l’utilisation des armes blanches, couteaux, poignards, piques, dagues … Elle indique de nombreux cas d’égorgements, cite l’utilisation « d’égorgeurs spécialisés ». Elle explique que « l’acte de violence devient acte de jouissance dans le fantasme de la possession toute-puissante sur le corps ennemi. » et ajoute que parmi certains partisans, « il est devenu normal d’exécuter les prisonniers défaits par de cruels supplices (les égorger, les arroser d’eau bouillante, les pendre, mutiler les corps). » (p 251)
    Un des chefs d’une célèbre division raconte qu’au début ils n’ont eu quasi aucune formation, n’avaient pas d’émetteur radio (mais disposaient d’un récepteur). (p 25) Au fur et à mesure des années, l’état-major central organise la livraison d’armes par avion.
    « Les chevaux sont réservés au transport des munitions, des vivres, des malades et des blessés, aux commandements et aux éclaireurs. » Les autres marchent à pied. (p 115) Toutefois il est courant – et attendu – que les partisans blessés achèvent leurs jours sur le champ de bataille. (p 120)
  • g) « distractions »
    La brigade est « le lieu d’une sociabilité intense, encouragée par l’alcool. […] On ne boit pas sans occasion, mais on boit tous les jours. » (p 124-125) Tout ce qui concerne l’alcool – le produire, se le procurer, le consommer en excès - est occasion de vols, extorsions, pillages, trocs, brutalités dont des viols et meurtres sans raison … (p 157 à 160)
    « Dans le camp, le temps libre est celui de l’alcool, des jeux de cartes, mais surtout de la parole – récits, poèmes, chants, musique. » (p 125) La culture orale s’appuie sur diverses traditions : païennes, chrétiennes, héroïsme révolutionnaire … Chaque victoire renforce le récit héroïque, la légende, qui unit encore plus fortement les hommes et leur commandant. (p 228)
    Les commandants choisissent des compagnes et leur rang est traduit par le nombre de femmes qu’ils peuvent prendre. Les femmes, qu’elles aient rejoint les partisans par idéalisme ou parce qu’elles n’avaient pas d’autres recours, sont « réduites à une sexualité à la fois contrainte et réprouvée [… dérogeant] à l’idéal asexué du héros communiste. […] L’avortement, interdit en URSS depuis 1936, est, dans les circonstances des unités, une procédure dangereuse, opérée à un stade relativement avancé de la grossesse, souvent sous la contrainte. » (p 104-105)

III. Quelles furent leurs principales actions ?

  • a) Actions contre les Allemands
    « Dès le printemps 1942, le territoire se divise, pour les occupants, en une nouvelle géographie de régions ‘’contaminées (ou ‘’dominées) par les partisans ou bandits’’, celles uniquement ‘’menacées’’ par eux et celles ‘’libres’’ de leur emprise. » (p 133) La défaite de Stalingrad conduit les Allemands à mobiliser toutes leurs forces pour stabiliser le front d’où « l’impuissance manifeste des forces restantes à assurer la sécurité de ses arrières. La Wehrmacht prend alors le contrôle direct de la lutte contre les partisans, ce qui se traduit par une escalade de la violence, tant contre les combattants que contre les civils. » (p 264) Quand en juin 1944 l’Armée rouge lance l’offensive Bagration, « pour les partisans survivants s’ouvre une nouvelle page de leur guerre. Ils doivent assister l’Armée rouge dans son avancée, mais surtout, ils sont chargés de sécuriser ses arrières. » Il s’agit pour eux de « rester dans leurs zones, de continuer à traquer les soldats et officiers allemands, les traîtres à la patrie et de maintenir l’ordre dans les localités. » (p 287-288) Une fois les Allemands repoussés hors du territoire soviétique, les brigades sont dissoutes, certains partisans sont envoyés dans l’armée, d’autres au NKVD, d’autres enfin sont mobilisés pour la reconstruction ou la « lutte contre le banditisme » en URSS. (p 291-292)
    « L’Allemand, le fasciste – deux termes devenus synonymes – devient l’ennemi absolu, figure syncrétique de l’Autre monstrueux, voué à l’extermination complète. » Des partisans ont constaté : « Les Allemands, eux, se comportent en bêtes sauvages, mais avec le froid calcul de meurtriers professionnels dégénérés. » (p 232-233) « La construction du discours de vengeance repose en premier lieu sur la confrontation avec les atrocités nazies, expérience érigée en clé de voute de l’identité collective des partisans. » (p 241) Les Allemands tombant entre les mains des partisans « ne doivent pas seulement être tués : il faut qu’ils soient détruits, anéantis, mutilés jusqu’à perdre leur apparence humaine. »
    Les actions des partisans sont d’abord des sabotages des ponts, voies ferrées pour empêcher les déplacements des Allemands. Ce furent aussi des attaques des soldats qui leur permettaient de récupérer des armes. L’enchaînement des représailles est féroce et multiplie les victimes chez les civils.
    Face à l’action de la Wehrmacht au printemps 1943 consistant en un déploiement de forces exceptionnel, les brigades se séparent, se dispersent, suivies par de nombreux civils, perdent leurs radios, leurs médicaments, leurs réserves en nourriture. La Wehrmacht organise, supervise, mène à bien un massacre systématique de la population masculine qui lui tombe entre les mains. Les partisans survivants, démunis et affamés, durent attendre plusieurs mois leur libération par l’Armée rouge. Ils animèrent alors la « guerre du rail », appuyant par leurs sabotages massifs la contre-offensive soviétique.
  • b) Epuration et ravitaillement
    « Les partisans confirment à leur quasi-unanimité que leur premier objectif en 1942 est de nettoyer le territoire des ‘’traîtres à la Patrie’’ au point qu’en effet la lutte contre les Allemands est reléguée au second plan. […] Les Allemands, tout haïs soient-ils, sont des adversaires dont la vie peut être négociée. En revanche, face aux ‘’traîtres’’, les partisans appliquent une implacable logique d’extermination. » (p 260-261)
    « Les partisans sont parfaitement conscients que le choix de la collaboration avec l’occupant découle fréquemment de considérations opportunistes et d’impératifs de survie individuelle [… mais pour ces partisans] la survie n’est pas un impératif mais une option ; elle ne saurait donc être une justification, une excuse. » (p 235)
    Les partisans luttent contre l’ennemi de l’intérieur, multipliant les meurtres de ‘’collaborateurs’’, réels ou supposés, et en particulier des maires ou bourgmestres, policiers, starostes (sous l’occupation, ce sont les responsables de villages). Les dénonciations, fondées ou non, sont souvent l’élément déclencheur d’une exécution. Or, « le ‘’traitre’’ est un ennemi protéiforme, défini par ses choix pendant l’occupation, mais aussi par des animosités nourries par une multitude de conflits locaux. » (p 136) Il s’est mis en place une logique d’anéantissement de l’ennemi de l’intérieur (p 137). Il faut même en faire disparaître les corps, mis en morceaux et abandonnés en forêt, en particulier pour inspirer l’effroi : « aux villageois, il s’agit de montrer qu’Allemands et policiers n’ont aucune place dans leur monde. » (p 253) « On ne peut pas tracer de frontières claires entre brigandage, stratégie militaire et ‘’justice’’ sommaire, tant ces logiques sont étroitement liées. » (p 134) Les ‘’traîtres’’ sont exécutés, mais aussi leurs familles, leurs biens sont confisqués ce qui assure provisoirement une amélioration de la vie quotidienne des partisans.
  • c) Liens avec le pouvoir central
    Il a fallu attendre des mois pour que « des contacts radio réguliers puis des liaisons aériennes permettent de stabiliser le lien avec Moscou. » (p 57) Les autorités à Moscou (= Parti communiste, NKVD, Armée rouge) se disputent l’encadrement des partisans. (p 67-69). L’envoi d’émissaires de Moscou se heurtent aux difficultés logistiques (matériel radio insuffisant, routes impraticables, liaisons aériennes compliquées) et au fait que ces hommes venus de la capitale ne connaissent ni les lieux ni les habitants. (p 71). Les conflits entre officiers à la tête des brigades et représentants du Parti sont fréquents. (p82) Le 5 septembre 1942, Staline publie un texte proclamant la mobilisation générale de tout le peuple contre l’occupant allemand, définissant les missions des partisans, en premier lieu le sabotage des voies de communication ce qui déclenche la « guerre du rail » à l’été et automne 1943 puis en juin 1944. (p 73 et p 76). Dorénavant de nombreux commandants partisans doivent aller rendre des comptes à Moscou et certains sont évincés.

IV. L’engrenage de la violence ; qu’ont subi les civils vivant sur les zones concernées ?

A de nombreuses reprises l’auteur détaille chez les partisans la « violence multiforme, qui est à la fois celle du paysan contre l’Etat, du résistant contre l’occupant, du Russe contre l’étranger, du révolutionnaire emporté dans sa course pour forger l’homme nouveau » (p16) « Le phénomène partisan pendant la Seconde Guerre mondiale en URSS est le dernier grand épisode d’un cycle de violences qui a secoué le monde rural russe depuis le début du XXème siècle. […] Les habitants gardent un souvenir vif de l’occupation allemande pendant la Première Guerre mondiale, des révolutions, de la guerre civile. » (p 19)

« Le lourd tribut payé par les civils […] continue d’être un aspect très sensible de la mémoire de la guerre dans les anciens territoires occupés, occulté du discours soviétique officiel et toujours non reconnu en Russie et en Biélorussie. » (p 256)
« Les partisans les plus admirés, des chefs aux hommes du rang, le sont pour leur violence, érigée en valeur cardinale. […] Les hommes sont jugés seulement sur leur comportement à l’égard de leurs camarades, mais on pardonne leurs ‘’excès’’ transformés en faits de gloire. » (p 160) Les tentatives internes pour réguler cette violence se révèlent inefficaces. « Produits et victimes de la terreur nazie, les partisans s’engagent dans une perspective de violence exterminatrice, visant à la destruction totale de l’adversaire, érigeant l’absence de pitié en commandement. » (p 249)
« Les deux systèmes, nazi et soviétique, ont fait des populations civiles un enjeu central de leur guerre totale. » (p 17) Les cycles de représailles sont permanents : exécutions sommaires, incendies des biens, politique de terre brûlée.

Dans les premiers mois de l’occupation par les Allemands, il y eut un attentisme généralisé. « Les habitants sont d’autant moins enclins à s’opposer aux Allemands que ceux-ci combinent une politique de terreur […] à des promesses d’une réforme agraire, réouverture églises » etc. (p 30) Beaucoup d’habitants s’adaptent et s’accommodent : « sans la participation des habitants, les nazis auraient été incapables de mettre en œuvre leur répression. » (p 31) Les Allemands avaient promis la dissolution des kolkhozes, misant sur le rejet de la collectivisation des années trente par les paysans. Les partisans appellent plutôt la population à se partager les biens du kolkhoze pour éviter qu’ils ne tombent aux mains des Allemands. (p 166) Paradoxalement, « dès le départ donc, ils affirment qu’il est parfaitement possible d’agir au nom du régime soviétique en soutenant la décollectivisation. » (p 167)
Les partisans tentent de mobiliser les civils. « Il s’agit de faire participer les civils à la gestion des territoires, les compromettre en actes aux côtés des partisans, renforcer les liens avec les unités, ce qui limite peu à peu la possibilité de neutralité ou de défection, et prépare un ralliement complet. » (p 183) Un des commandants explicite : « Si nous n’attirons pas cette jeunesse dans nos rangs, elle ira aux Allemands. » (p 184) « Les partisans imposent donc l’engagement comme un devoir, non comme un choix, s’arrogeant le droit de gérer les hommes comme toutes leurs autres ressources. » (p 188)

Toutefois, pour survivre, les partisans imposent hors de leurs territoires des pillages et sur leur fief des systèmes d’imposition théoriquement normés mais de fait soumis à de multiples aléas. (p 169) Inférieurs aux exigences allemandes, ces prélèvements obligatoires représenteraient 10 à 15 % des récoltes. (p 170) « Le bétail est la cible privilégiée des pillages des Allemands comme des partisans. » (p 172) Les villageois organisent parfois des ‘’dons’’ aux partisans pour obtenir leur protection ou échapper à leurs représailles. Les partisans font le choix de « privilégier systématiquement les familles de soldats de l’Armée rouge et de partisans, notamment par des exemptions complètes ou partielles d’impôt. » (p 175)

L’ « ennemi » est non seulement l’individu du/des camps adverses mais aussi sa famille. Chacun est enfermé dans une des catégories nées de la guerre : famille de soldats, de partisans, de victimes, de traîtres. « Cette appartenance familiale entraîne récompense ou sanction ». Et la sanction la plus immédiate est la mort ! (p 176) L’engagement personnel est parfois réellement volontaire, souvent lié aux circonstances voire est le fruit d’un enrôlement forcé mais il représente toujours un risque immense pour les familles.
L’escalade de la violence est décrite dans de multiples pages et est le fruit des choix allemands (et de leurs alliés) comme de ceux des partisans. « Les pratiques des occupants et des partisans se radicalisent mutuellement dans leur affrontement, sans que personne ne maîtrise la spirale de violence ainsi déclenchée. » (p 209) Quelques citations au fil des pages donnent l’ampleur des crimes dont sont victimes les civils :
« Comme le résume Goebbels dans son journal en mai 1942, ‘’lorsque les Hongrois annoncent avoir ‘’pacifié’’ un village, il ne reste en général plus rien ni du village ni de ses habitants. » (p 203

En été 1942 les Allemands choisissent la stratégie de la terre brûlée, décident d’abandonner aux partisans une forêt devenue stérile en exécutant les hommes systématiquement considérés comme partisans, évacuant les autres habitants, confisquant bêtes et matériel, détruisant et brûlant les constructions voire incendiant la forêt. (p 207-208) L’auteure décrit le même type d’opération en mai-juin 1943 (p 214 et suivantes) précisant « une fois écarté l’obstacle des partisans, les troupes allemandes et leurs auxiliaires se livrent à des massacres systématiques » et à des viols collectifs des femmes avant leur exécution.
« Pendant le combat contre les expéditions punitives germano-fascistes de l’hiver 1942-1943, ont été brûlés sur ordre [de commandants de brigades] une série de villages. […] Ils justifiaient l’incendie des villages par le fait que ceux-ci pouvaient être utilisés par l’adversaire pour y installer des garnisons et des points fortifiés. » Les ‘’traîtres’’ sont exécutés selon les mêmes ‘’modalités’’ que celles du NKVD dans les années trente ou des nazis en 1941. (p 212-213)

A la suite des opérations allemandes de mai-juin 1943, les partisans reprennent leur territoire, massacrent des « traîtres » : il faut épurer mais aussi éliminer les intrus, « les bouches en trop ». « Les biens de ces ‘’traîtres’’, comme ceux des morts et des déportés en Allemagne, doivent être utilisés pour venir au secours des survivants de l’opération allemande. » (p 224)
« Si [l’exécution à l’arme blanche de prisonniers] sont l’apanage des partisans, face cachée, intime de l’anéantissement de l’ennemi, l’extermination collective des traîtres par le feu est leur pendant public. […] Le massacre accompagné d’incendie pouvait être délibérément utilisé pour ‘’punir’’ des villages considérés comme hostiles » (p 255-256)
Durant leur retraite au printemps-été 1943 les Allemands appliquent la politique de terre brûlée. « Pillages et ‘’évacuations’’ forcées de 300 000 hommes marquent la retraite de la Wehrmacht sur la ‘’ligne fortifiée Panther’’. » (p 273-274)
« Au moins 500 000 combattants, autant de morts, civils dans leur écrasante majorité, plus de 5 000 villages biélorusses incendiés, dont plus de 600 entièrement détruits avec toute leur population. » tel est le bilan présenté en quatrième de couverture.

En conclusion, Masha Cerovic fait un constat très amer : « Les partisans parlaient un langage qui a été oublié trois fois depuis, étouffé par la construction mémorielle soviétique, devenu étranger depuis la mort de l’utopie révolutionnaire et la construction des nations postsoviétiques, perdu avec la culture paysanne dans laquelle il s’inscrivait. […] Ils n’ont infléchi ni le cours de la Grande Guerre ni celui de l’histoire soviétique ; ils ne pouvaient rien, en fin de compte, contre les armées et les Etats, qu’ils soient allemand ou soviétique. »
Martine Giboureau ; décembre 2018

Bibliographie sur la Wehrmacht ; A l’est de la guerre
La "Shoah par balles" à l’Est : massacres de masse