Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

« W ou le souvenir d’enfance » de Georges Perec, éléments d’analyse

par Jean-Francois Hervieu, professeur de Lettres Modernes.
jeudi 1er juin 2017

« W ou le souvenir d’enfance » de Georges Perec, éléments d’analyse (L’édition référencée correspond à I’Imaginaire / Gallimard n° 293)

W ou L’impossibilité d’une île

« Il y aurait, là-bas, à l’autre bout du monde, une île. Elle s’appelle W. »

I/ Le cheminement de l’histoire : entre genèse et généalogie

« Cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais-je l’éclaircir ? »
(Raymond Queneau, épigraphe de la première partie)

« Il y a dans ce livre deux textes simplement alternés ; il pourrait presque sembler qu’ils n’ont rien de commun, mais ils sont pourtant inexplicablement enchevêtrés, comme si aucun des deux ne pouvait exister seul, comme si de leur rencontre seule, de cette lumière incertaine qu’ils jettent l’un sur l’autre, pouvait se révéler ce qui n’est jamais tout à fait dit dans l’un, jamais tout à fait dit dans l’autre, mais seulement dans leur fragile intersection. »

Ce prière d’insérer que Georges Perec fait figurer en quatrième de couverture de l’édition de 1975 orientera durablement l’avalanche de gloses et de commentaires qui s’abat sur W ou le souvenir d’enfance, nourrissant la légende d’un nouveau Graal autobiographique. Dans cette perspective, on ne pourra que se rapporter aux analyses éclairantes de Philippe Lejeune, développées dans La Mémoire et l’Oblique (P.O.L., 1991) et synthétisées dans un article paru en décembre 1993 (n° 316 du Magazine littéraire, repris dans le n° 579 de mai 2017, consacré à Georges Perec). Dans une lettre du 6 juillet 1969 adressée à Maurice Nadeau, alors en charge de la Quinzaine littéraire, il propose la livraison d’un feuilleton autobiographique, pastichant pour une part « Les enfants du capitaine Grant » : « un roman d’aventures né d’un souvenir d’enfance, ou plus précisément d’un phantasme que j’ai abondamment développé, vers douze - treize ans, au cours de ma première psychothérapie… » Georges Perec fait ainsi référence à la chronique de W dont il ébauche dès 1949 les linéaments fictionnels et graphiques au contact de F. Dolto. De ces origines autobiographiques, les chapitres impairs, que caractérise le choix de l’italique, conservent – jusqu’à la rupture du chapitre XI – le cours somme toute attendu, d’une quête de soi au travers de celle d’autrui : à un Gaspard Winckler encombré d’une identité d’emprunt revient la mission de retrouver un enfant sourd-muet dont la mère porte le prénom de Caecilia, celui-là même que Cyrla Schulewitz, la mère de Georges, avait adopté. Un jeu de renvois infinis ménage ainsi le tracé de parcours « obliques », où s’entremêlent le pair et l’impair. Et, du fond d’une Allemagne romantique pourrait ressurgir l’énigme de Gaspard Hauser … [1]

Les avant-textes que P. Lejeune a pu consulter et analyser tendent néanmoins à démontrer que le feuilleton insulaire a vite dérivé en une monographie glaçante des protocoles assurant à la cité sportive une dimension de part en part totalitaire. De là l’adoption de cette tonalité délibérément administrative, à la lisière du document ou du catalogue, à des lieues de l’autofiction balbutiante qu’esquissait la première partie. A l’aune d’un tel retrait du récit, on se prend à regretter les péripéties dont Orwell et Huxley ont su émailler le cours de leurs dystopies mortifères [2]. De cette distorsion narrative des deux parties de W demeure une ellipse matérialisée par la fameuse parenthèse aux points de suspension : (…)

De là à transformer l’impasse de l’autofiction en nouvelle voie de l’autobiographie, le défi n’est pas mince et c’est en termes de dispositif et d’agencement renouvelés que G. Perec finit par le relever. Retour donc à la précision généalogique de l’état-civil, passage obligé d’un usage plus courant de l’autobiographie, occasion du même coup de se convertir à l’impair, dans l’adoption typographique des caractères romains.

« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. » (Wse/L’Imaginaire, Gallimard, ch. II, p. 17) Les commencements chez G. Perec, à peine suggérés, tournent court. L’oubli et l’ignorance contaminent tout affleurement consistant de la mémoire : « Je ne sais où se sont brisés les fils qui me rattachent à mon enfance. » (25, ibid.). La tentation de capituler et d’accepter l’inconfort de l’amnésie ne se fait pas attendre : « J’ai longtemps cherché à détourner ou à masquer ces évidences, m’enfermant dans le statut inoffensif de l’orphelin, de l’inengendré, du fils de personne. » (25, ibid.).

II/ L’histoire du cheminement : la construction d’une cohésion narrative

« Cette brume insensée où s’agitent des ombres – est-ce donc là mon avenir ? »
(R. Queneau, épigraphe de la seconde partie)

« Je suis né le samedi 7 mars 1936, vers neuf heures du soir, dans une maternité sise 19, rue de l’Atlas, à Paris 19ème arrondissement. » (35, ibid.). Dès lors, ce qui demeure factuellement de la diaspora familiale s’égrène sur un mode laconique, comme dans les romans de P. Modiano.

Juifs polonais, les parents de Georges Perec se sont fondus dans le petit peuple parisien d’avant-guerre. A la faveur d’une erreur de transcription de l’état-civil familial le nom de Peretz s’était mué en Perec, les dotant d’une celtitude apparente, pour le moins bienvenue en ces temps ; substitués aux leurs, les prénoms anodins de Cécile et d’André renforçaient encore cette impression de sécurité et d’intégration. Ainsi le père s’engagea-t-il dès la déclaration de guerre ; il mourut des suites d’une blessure, prisonnier des Allemands, le jour même de l’Armistice, le 16 juin 1940 à l’aube. En 1942, la mère de Georges confie l’enfant à la Croix-Rouge qui l’achemine à Villard-de-Lans chez une tante paternelle. Demeurée à Paris, portant l’étoile, elle pense que le statut de veuve de guerre assurera sa sauvegarde. Une rafle la conduit à Drancy le 23 janvier 1943, d’où elle est déportée sans doute à destination d’Auschwitz le 11 février suivant.

La disparition des parents donne lieu à une évocation antérieure de quinze ans au présent de l’énonciation ; ce sont les notes 1 et 2 en caractères surgras du chapitre VIII.
« Je ne sais pas ce qu’aurait fait mon père s’il avait vécu. Le plus curieux est que sa mort, et celle de ma mère, m’apparaît trop souvent comme une évidence. C’est rentré dans l’ordre des choses. » (49, ibid.).
Un tel constat renvoie davantage à l’irrémédiable qu’à l’indicible, « … je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement... c’est lié à la chose écrite elle-même, au projet de l’écriture comme au projet du souvenir. » (63, ibid.).

Pour arracher l’image de la mère au gouffre de l’oubli, l’anamnèse [3] se dérobe sans fin. Obsédé par la recension des lieux familiers, et notamment des chambres qu’il a occupées, Georges Perec s’en ouvre à Jean-Bertrand Pontalis auprès duquel il va clore une analyse dans le même temps que W trouve enfin à s’articuler. Dans un recueil faisant incidemment référence à la cure de G. Perec au travers d’un pseudonyme le psychanalyste évoque ainsi le point nodal de l’un de leurs derniers entretiens : « La mère de Pierre avait disparu dans une chambre à gaz. Sous toutes ces chambres vides qu’il ne finissait pas de remplir, il y avait cette chambre-là. Sous tous ces noms, le sans-nom. Sous toutes ces reliques une mère disparue sans laisser la moindre trace. » (Propos rapportés et commentés par Sarah Chiche dans l’article suggestif qu’elle consacre à G. Perec dans le n°579 du Magazine littéraire, p.81, op.cit.)

C’est ainsi que l’auteur de W s’approprie le mode de décryptage du souvenir-écran. Des souvenirs d’école du chapitre X, le troisième demeure à cet égard le plus éclairant, « le plus organisé ». La collection de bons points de l’écolier lui a valu une médaille qu’il est fier d’arborer sur son tablier ; hélas, à la suite d’une bousculade une petite fille est malmenée, et la maîtresse le croyant responsable de l’incident lui confisque le précieux talisman. « …je me demande, note G. Perec, si ce souvenir ne masque pas en fait son exact contraire : non pas le souvenir d’une médaille arrachée, mais celui d’une étoile épinglée. » (79-80, ibid.).

Un processus de réversion peut désormais entrelacer, voire solidariser, les diverses strates dont le texte s’est tissé. Le souvenir d’enfance peut devenir W tout autant que réciproquement W peut prétendre en incarner la chair ; la copule du titre échappe enfin à l’hésitation de l’exclusif et de l’inclusif : la conjonction de coordination « ou » joue à plein son rôle de support mémoriel, tant et si bien que les deux éléments du titre deviennent interchangeables : entre W et le souvenir règne sans partage un trait d’égalité.

De l’Histoire – « l’Histoire avec sa grande hache » (17, ibid.) à son succédané individuel et subjectif s’établit le chassé-croisé des correspondances, en un jeu de miroirs où le narrateur reprend pied, apte enfin à nommer « ces points de suspension auxquels se sont accrochés les fils rompus de l’enfance et la trame de l’écriture. » (prière d’insérer)

De la visite d’une exposition sur les camps de concentration qu’il est allé voir avec sa tante Esther, le petit Georges se souviendra « des photos montrant les murs des fours lacérés par les ongles des gazés et d’un jeu d’échecs fabriqué avec des boulettes de pain » (215, ibid.), mais ce souvenir ne renvoie-t-il pas en creux aux conditions de la mort de Caecilia Winckler, telles que les évoque Otto Apfelstahl : « …son cœur avait à peine cessé de battre et ses ongles en sang avaient profondément entaillé la porte de chêne. » (85, ibid.). De la mère disparue affluent de toutes parts les signes d’une « marque indélébile » (64, ibid.).

Dans cette alternance du réel et de la fiction G. Perec acquiert la conscience d’avoir dessiné l’espace interstitiel où s’est joué le destin de ses proches. Au cœur de W, au sein de la Forteresse où l’on ne perçoit d’abord que le labyrinthe des chambres vides, se déploie l’univers concentrationnaire que la métaphore sportive exhibe et dissimule à la fois ; en son tréfonds gisent « les vestiges souterrains » d’un monde oublié : « …des tas de dents d’or, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité… » (220, ibid.).

La mention finale d’un texte emprunté à David Rousset vient valider pleinement le recours à l’imagerie sportive dont les camps figurent cyniquement la parodie : « La structure des camps de répression est commandée par deux orientations fondamentales : pas de travail, du « sport », une dérision de nourriture. » (L’Univers concentrationnaire). Et l’on pourrait de ce fait détailler à l’envi la chronique de W à partir de ce seul parti-pris métaphorique, assimilant institution sportive et État totalitaire, ainsi par exemple l’incipit du chapitre XXII constate que « Les lois du Sport sont des lois dures et la vie W les aggrave encore. » (147, ibid.). De même la référence à Leni Riefenstahl se veut explicite lorsqu’il est précisé que les dirigeants de W « aiment que leurs vainqueurs soient les Dieux du Stade. » (161, ibid.). En fait, « L’ Athlète W n’a guère de pouvoirs sur sa vie. » (incipit du chapitre XXXVI) ; la confiscation de toute marque d’identité ou de singularité demeure ainsi garante d’une déshumanisation programmée.

III/ Rester caché / être découvert : le Fort-Da du petit Ernst

La dépossession des victimes, tant à W que dans les camps, peut frapper d’impuissance celui qui cherche à les tirer de l’anonymat, du néant ou de l’oubli, d’autant qu’en orphelin attelé à cette tâche l’enfant, puis l’adulte que devient G. Perec est inextricablement confronté au vertige d’un silence longtemps cru insurmontable : « … je ne retrouverai jamais , dans mon ressassement même, que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scandale de leur silence et de mon silence. » (63, ibid.). Dans la dureté des mots se joue l’expérience d’un double naufrage, à la fois personnel et littéraire : sans doute l’écrivain a-t-il tenté, dans la figure proliférante de W, d’élaborer le biais, non pas des impossibles réparations, mais plutôt la voie oblique dont P. Lejeune a exploré le cours : c’est que dans la globalité désormais solidaire de W, G. Perec s’est essayé à reconstruire l’unité d’un moi que ne hante plus le dilemme de l’enfant « qui ne sait pas ce qu’il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert. » (18, ibid.). De cette ambivalence se nourrissait déjà le fort-da freudien du petit Ernst, petit-fils de Freud dont le comportement ludique est analysé dans « Au-delà du principe de réalité » : d’une bobine reliée à un fil le jeune enfant jouit de la disparition a priori frustrante d’objets qu’il dissémine au loin (fort, c’est parti…) mais qu’il sait pouvoir rattraper à volonté (da, ça reste là , tout près/prêt…). W ou le fil qui (vous) embobine …

A la publication de W dans la Quinzaine littéraire entre septembre 1969 et août 1970 succède de 1971 à 1975 la cure auprès de J.-B. Pontalis. Faisant pour une part référence aux dessins qui dès l’âge de treize ans ont préfiguré W, G. Perec précise : « Aujourd’hui, quatre ans plus tard, j’entreprends de mettre un terme – je veux tout autant dire par là « tracer les limites » que « donner un nom » à ce lent déchiffrement. » (18, ibid.).

Au prix d’une appréhension non pas alternée mais simultanée des différents flux narratifs, G. Perec rompt avec le cours chronologique couramment admis en matière d’histoire(s) ; il n’est donc pas anodin de l’y voir s’y préparer dans le cadre de ses premières lectures ; au hasard de ces jeunes émois préside leur émiettement, leur singularité lacunaire : « Il y avait pourtant quelque chose de frappant dans ces trois premiers livres, c’est précisément qu’ils étaient incomplets, qu’ils en impliquaient d’autres, absents et introuvables… » (195, ibid.). Ainsi, dans l’entre-deux de Vingt-ans après, l’enfant ignorera presque tout des Trois Mousquetaires et du Vicomte de Bragelonne ; n’importe, il ravaudera la trame en usant au mieux des souvenirs du cousin Henri …

Dans l’inversion d’un chiasme initial [4] dont nous avons tenté de souligner la portée, G. Perec avait d’emblée mesuré le chemin à parcourir : du « cheminement de (son) histoire » à « l’histoire de (son) cheminement… » A ce prix s’est-il sans doute concilié cette part de soi à E(ux) dédiée.

Nb : à relire ces notes peut venir à l’idée une approche du texte moins dénuée des émotions que G. Perec tenait tant à distance. S’y donnerait pour point de départ ces quelques lignes du chapitre XIII qu’on ne peut qu’intégralement transcrire :
« Moi, j’aurais aimé aider ma mère à débarrasser la table de la cuisine après le dîner. Sur la table il y aurait eu une toile cirée à petit carreaux bleus ; au-dessus de la table, il y aurait eu une suspension avec un abat-jour en forme d’assiette, en porcelaine blanche ou en tôle émaillée, et un système de poulies avec un contrepoids en forme de poire. Puis je serais allé chercher mon cartable, j’aurais sorti mon livre, mes cahiers et mon plumier de bois, je les aurais posés sur la table et j’aurais fait mes devoirs. C’est comme ça que ça se passe dans mes livres de classe. » (99, ibid.).

L’irréel du passé [5], riche de ses ersatz a pu offrir à G. Perec, l’espace d’un instant, le piège d’une vie rêvée. L’écriture de W, grâce au renfort de l’analyse l’en aura dissuadé et l’aura rendu à lui comme aux siens.

Georges PEREC, W ou le souvenir d’enfance, I’Imaginaire / Gallimard n° 293.

Jean-Francois Hervieu, professeur de Lettres Modernes.

[1Gaspard Hauser (1812-1833) : l’apparition mystérieuse sur la place de Nuremberg en 1828 de Kaspar Hauser donnera lieu à bien des supputations. Surnommé « l’orphelin de l’Europe », il est évoqué dans le recueil «  Sagesse » de Verlaine :
« Je suis venu, calme orphelin, Riche de mes seuls yeux tranquilles… »
Werner Herzog lui consacrera un film en 1974, L’énigme de Kaspar Hauser.

[2Dystopie : fiction utopique d’un univers sombre (cf. 1984).

[3Anamnèse : évocation volontaire et consciente du passé.

[4Chiasme : figure de rhétorique formée de l’inversion croisée de deux éléments (AB/BA) :
« le cheminement de mon histoire et l’histoire de mon cheminement » (Perec)

[5Irréel du passé : désignation du conditionnel passé. Son usage souligne l’aspect irréalisable de l’action évoquée. Il exprime chez Perec le sentiment de l’irrémédiable.