Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

« Une île, une forteresse », Terezín, Hélène Gaudy

La place de l’étoile, compte-rendu par Jean-François Hervieu
dimanche 13 mars 2016

La place de l’étoile.
Documentaire, auto-fiction et subjectivité, retour sur les voies du récit. Le compte-rendu qui suit s’intéresse à la façon dont l’auteur cherche à hiérarchiser ces choix.

La place de l’étoile.

Du dernier livre d’Hélène Gaudy, Une île, une forteresse, le sous-titre révèle d’emblée la volonté d’investir un lieu chargé, pour ne pas dire saturé d’histoire(s). C’est donc Terezín qu’il s’agit là de cerner, dans le simulacre du ghetto modèle que les nazis ont prétendu lui faire incarner.
La forteresse de Terezin
Photo Daniel Nicolle

Lors des deux visites à Theresienstadt se configurera la forme d’une ville, en étoile tant au plan architectural qu’imaginaire voire narratif. Car, non loin de Prague, Terezín a d’abord été une forteresse à la Vauban, sans grande utilité stratégique, vite vouée à sa destinée carcérale ; ainsi y voit-on encore la cellule de Gavrilo Princip, l’assassin de l’archiduc François - Ferdinand, à l’origine de la Première guerre mondiale.

D’un trait de plume un arrêté d’Heydrich, en date du 16 février 1942, dissout la commune de Terezín qui devient « territoire juif autonome », à des fins d’« autogestion communautaire ». Dès lors la cohabitation de la population tchèque, expulsée, et des déportés juifs, n’est plus là pour empêcher les pires exactions.

L’ambivalence caractérise le fonctionnement du camp, où des îlots de normalité perdurent pour un temps sous l’autorité d’un doyen des Juifs dont le rabbinBenjamin Murmelstein fut le dernier représentant. On y pouvait ainsi tromper la vigilance épisodique et relâchée des autorités de la Croix Rouge et assurer l’opinion publique de la survie des notables ou célébrités – Prominenten – dont la disparition brutale ne pouvait qu’entraver le déroulement des opérations en cours. La réalisation du film cyniquement intitulé « Le Führer offre une ville aux Juifs », tourné entre le 16 août et le 11 septembre 1944, relève de cette sur-exposition mortifère de la propagande nazie, de même qu’elle conserve à Terezín son rôle de sas et de transit vers les camps de l’Est.

« Là où commence Theresienstadt commence le mensonge …, et ajoute Murmelstein devant la caméra en 1975, j’ai survécu parce que je devais dire un conte. Je devais dire le conte du paradis des Juifs, Theresienstadt. » (cité par H. Gaudy, p. 97-98). Ainsi cet ultime doyen consent-il à œuvrer à la supercherie de l’« embellissement » de la ville, renouant avec le carton-pâte des villages Potemkine censés accueillir la visite de Catherine II…

Tous ces aspects sont développés et documentés dans le film de Claude Lanzmann (Le dernier des injustes), analysés par Sylvie Lindeperg (La voie des images ), évoqués par W. G. Sebald dans Austerlitz, son roman. Et l’on retrouve la trace précise de ces sources dans l’ouvrage d’Hélène Gaudy.

Aussi est-il temps de préciser en quoi son mode d’investigation, pluriel et pertinent apporte à son lecteur l’inconfort de la pensée, mais aussi la justesse des mots. Dans ce livre, dédié à la figure absente d’un grand-père, Bernard Goldstein, déporté par le convoi 67 à Auschwitz-Birkenau en février 1944, se croisent et se rencontrent les témoins sinon les protagonistes d’une tragédie dont on peine à cerner les contours, dans un carrousel de renvois où Drancy et la gare de Bobigny d’où partent les convois viennent se superposer à Terezín :
« Il pourrait être là, le point où le récit s’arrête, à moins qu’il bute, reparte vers le cimetière, l’écluse, la chambre d’hôtel, la Judenrampe de Birkenau, la cité de la Muette, l’ancienne gare de Bobigny, Terezín ou Theresienstadt – de ce cycle, je cherche sans cesse à définir le sens, le cœur de l’étoile. » ( p. 267 ).

« Laboratoire » et « satellite » d’un système en tous points criminel, Terezín se dérobe sans cesse en s’exhibant ; « Étrange ironie de cette ville qui semble toujours condamnée à recouvrir ses images honteuses d’autres plus reluisantes. » (p. 173). D’où ces allées et venues, ces rendez-vous multiples, à la recherche d’un point d’ancrage d’autant plus improbable que « le puzzle se complique, les pièces bougent se font de plus en plus nombreuses. Terezín s’étoile dans tous les sens, me mène ailleurs, suscite des rencontres, des confidences. » (p. 92).

De Max Jacob à Robert Desnos, d’Arthur Goldschmidt à Bedrich Fritta, de Karel Svenk à Viktor Ullmann, de Ginette Kolinka à Robert Wajcman, tous ont connu Drancy ou Terezín, tous ont gardé en dépôt, à leur façon, leur part d’humanité face au mensonge. Et en recueillant leur parole, en évoquant leurs dessins, Hélène Gaudy inscrit ceux-ci au sein d’une démarche qu’elle est consciente d’inventer :
« Une ville qui suscite sa propre écriture, curieuse et empêchée, oblique, soumise aux aléas et aux réminiscences… Je ne sais pas encore où elle m’emmènera ni même si elle m’emmènera quelque part. Mais il me semble que ce point central d’une étoile encore à dessiner est plus riche des directions qu’il suscite, des branches qui y prennent racine, que de son cœur opaque, inaccessible. » (p. 92-93).

De ce récit étoilé,fait de bribes éparses, il serait tentant d’agencer les impressions fugaces … et déjà se détache du tournage du film Le Führer offre une ville aux Juifs la figure pittoresque de Kurt Gerron qui l’a partiellement réalisé : « Dans le réseau de trajectoires qui se croisent à Terezín, il y en a une qu’il est tentant de changer en destin puisque tout est là, de l’éclat à la chute, pour en faire une histoire - celle du réalisateur Kurt Gerron. »(p. 213). Partenaire de Marlène Dietrich dans l’Ange bleu, ce personnage haut en couleurs aurait de quoi séduire Hollywood tel le Yasha Kotik d’Ombres sur l’Hudson de Isaac Bashevis Singer. Ces facilités romanesques rebutent Hélène Gaudy, qui brosse sans pathos la fin tragique du comédien et cinéaste ; l’intéresse davantage l’achèvement de Terezín effectué par K. Gerron : « Dans cette ville qui a toujours ressemblé à un décor se déroule alors, l’espace de quelques jours, ce qu’elle a toujours semblé prête à accueillir. »(p. 222). De ce « film carnaval » – on doit l’expression à H. G. Adler – il ne sortit pas indemne, transféré à Auschwitz où il fut tué le 28 octobre 1944, partageant ainsi le sort de ses acteurs, déportés dès lors que, filmés, ils devenaient inutiles à la propagande.

Que faire de l’amoncellement de la documentation, des enregistrements, des notules esquissés ou biffés ? À cette question W. G. Sebald a fourni une réponse dont Hélène Gaudy se souviendra : « On est au début d’Austerlitz, Sebald cite la forteresse de Breendonk, celle de Sarrelouis. Il ne parle pas encore de Terezín. Pourtant, à la relecture, il devient évident que tout annonce et enchâsse déjà le ghetto, cœur du livre, dans la construction circulaire du roman, son plan en étoile. » (p. 265). Au travers de cette référence explicite à Sebald, le tissage stellaire du récit en agence les plans et en confirme les intuitions. De Terezín, enfin se perçoit la trame.
Et pour conclure, ces mots :
« Une ville incomplète, amputée, une ville close et empêchée qui venait mystérieusement donner une architecture à quelque chose qui me manquait. » (p. 273).
Jean-François Hervieu, professeur de lettres.

Theresienstadt, photo Daniel Nicolle

Citations

La place de l’étoile. Les trois citations font référence aux trois directions dans lesquelles le texte pourrait se déployer.

« À Theresienstadt meurent l’un après l’autre les espoirs. Les conditions de vie des internés et la ville fictive bâtie sur leur malheur sont comme deux couches qui ne se superposent jamais. Sur les 140 000 Juifs qui y ont été internés, 88 000 seront déportés vers les camps et les ghettos de l’Est. Plus de 33 000 mourront sur place, victimes de la faim, de maladie, de la violence. Seuls environ 17 000 survivront. » (p. 38).

« Terezín. Drancy. Ces lieux que leurs noms précèdent, dont l’ombre occulte la réalité géographique, humaine. » (p. 188) .

« À mesure que je retranscrirai plus tard ces paroles par écrit, je serai frappée par la faculté de la conversation à se séparer en embranchements multiples, revenir en arrière, changer de cap. Cet éclatement en fait presque l’exact contraire de la fiction où l’on tend, même en l’absence de structure ou de plan, vers un fil narratif alors que la parole ne cesse de créer des déviations, des digressions qu’il est, justement, si difficile de créer de toutes pièces. Quand la conversation semblait fluide, logique, l’écrit révèle son désordre et il ne reste sur le papier, comme d’un lieu sur une carte, que des ramifications qu’il faudra, par la suite, réinterpréter pour retrouver le fil de l’histoire. » (p. 240).

GAUDY Hélène, Une île, une forteresse,Terezín, éditions inculte / dernière marge, 2015, 400 p. diffusé par Actes Sud

L’auteure intervient volontiers auprès des jeunes.
http://helenegaudy.wixsite.com/helenegaudy

cimetière du camp de Theresienstadt

Photos Daniel Nicolle

mise en ligne, 13 mars 2016

Dimanche 10 avril 2016 à 15h
Rencontres artistiques à Drancy, La Cité de la Muette
http://www.memorialdelashoah.org/index.php/fr/memorial-de-drancy/le-memorial-de-la-shoah-a-drancy/rencontres-artistiques

Le 2 avril, à Bordeaux, débat, Mémoire des lieux
http://escaledulivre.com/

http://recitsdeslieux.blogspot.fr/