Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

La robe de Hannah. Berlin 1904–2014, Pascale Hugues

"Wir waren Nachbarn"
vendredi 27 juin 2014

Pascale Hugues découvre que, pendant le IIIème Reich, cent six juifs au moins ont été déportés dans sa rue...

Compte-rendu de lecture La robe de Hannah. Berlin 1904–2014, de Pascale Hugues, les arènes, avril 2014
par Martine Giboureau.

Ce livre est d’abord paru en Allemagne (Rowohlt, 2013) sous le titre Ruhige Strabe in guter Wohnlage. Die Geschichte meiner Nachbarn.

Pascale Hugues est une journaliste française (elle est actuellement correspondante du Point), installée à Berlin depuis plus de vingt ans. Elle a mené une enquête (recherche d’archives et de témoins) pour reconstituer l’histoire des immeubles et des résidents de sa rue. Elle peut ainsi évoquer tous les temps forts de l’histoire de Berlin, donc de l’Allemagne au XXe siècle, depuis l’arrivée en 1904, date de la percée de cette artère, des familles bourgeoises d’entrepreneurs, de banquiers ou d’avocats. On traverse ensuite l’après Première guerre, le nazisme et les drames qu’il a générés, les destructions suite aux bombardements de la Seconde guerre, la reconstruction de Berlin-ouest, l’actuelle gentrification …
Cette leçon d’histoire se lit très facilement car le style est alerte et le fil conducteur très humain : c’est à travers les biographies des témoins, de leurs souvenirs que sont reconstituées les différentes périodes.

Ce livre a reçu le prix Simone Veil 2014, prix qui récompense chaque année un ouvrage, écrit par une femme, livre dont l’intérêt principal est de faire connaître une ou des femmes marquantes, faisant écho à la personnalité de Madame Simone Veil.

Curieusement, cette rue n’est pas précisément identifiée. Elle est dans le quartier de Schöneberg, mais aucun plan n’est fourni dans le livre qui pourtant présente 24 pages de photos en son milieu. Au chapitre des regrets, on peut aussi déplorer l’absence d’index des noms propres qui aurait permis de retrouver rapidement tout ce qui concerne chacun des témoins et qui est parfois dispersé dans différents chapitres.
Cette rue est qualifiée de « tranquille dans un beau quartier », présentant aujourd’hui la « fadeur des classes moyennes », sans apparemment « aucun signe particulier » (mais l’enquête permet de donner une forte « personnalité » à cette artère !).

Les premiers immeubles ont été construits en 1904, car Berlin voit alors sa population exploser. « Il faut construire au plus vite. La spéculation immobilière est effrénée ». Le plan de développement urbain décide de mettre en place des rues agrémentées de jardinets, arborées, équipées de tout-à-l’égout et d’un éclairage public électrique. Les immeubles sont à la pointe du modernisme : salle de bains, chasses d’eau, doubles fenêtres, ascenseurs, chauffage central … Ce sont donc de grands bourgeois qui s’y installent en ce début du XXème siècle. Les recherches historico-sociologiques de Pascale Hugues lui ont permis de mettre en évidence l’évolution des types de résidents au fil de l’histoire, constatant qu’aujourd’hui la boucle semble se fermer, sa rue retrouvant des résidents très aisés comme lors de sa création.

Pascale Hugues découvre que, pendant le IIIème Reich cent six juifs au moins ont été déportés dans sa rue [1], treize étant partis de son immeuble  [2]. Elle parvient à retrouver des survivants de cette période, ceux restés à Berlin voire dans le quartier ou la rue, ceux dispersés dans le monde. Elle dépose un avis de recherche dans Aktuell, la « gazette publiée deux fois par an par le Sénat de Berlin à destination des derniers Juifs berlinois dispersés à travers le monde ». Il ne reste que 7 758 abonnés à cette revue. Cette petite annonce a obtenu treize réponses et le bouche-à-oreille concernant ses recherches lui a permis de retrouver à Berlin même d’autres témoins.

Ainsi plusieurs chapitres reconstituent des vies fracassées par le nazisme, celles des témoins juifs et de leurs familles. Pascale Hugues est partie à la rencontre de Miriam Blumenreich, Jochanan Beer en Israël, de Marion Weiner, Inge Letkowitz, Hannah Kroner-Segal à New-york, de Henry P. Beerman à Lexington, de Walter J. Waller en Floride, de Klaus-Peter Wagner à Rockville, de Wolfang Simon en Australie, de Erica Gorin à Forest Hills, de John Ron en Californie … Chacun lui raconte sa jeunesse dans cette rue, ses proches persécutés, souvent exterminés, l’intégration plus ou moins difficile dans le pays d’accueil, la reconstitution d’une famille pour la plupart. La capacité d’écoute, l’empathie de Pascale Hugues sont évidentes et elle recrée de façon humble mais efficace toutes ces existences, leurs joies, leurs peurs ; mais surtout, Pascale Hugues leur rend leur dignité.

La robe du titre du livre est « une robe longue en crêpe de Chine noire » que Hannah Kroner-Segal a portée « à dix-neuf ans quand, chaperonnée par son père et sa mère » elle valsa sur le paquebot les emmenant vers New-York en novembre 1939. Cette robe avait été confectionnée par Suzanne Wachsner, amie et voisine à Berlin de Hannah, jeune orpheline recueillie par les parents de Hannah, mais qui n’a pas pu partir avec eux.

Quand Pascale Hugues retrouve Hannah aux Etats-Unis, celle-ci lui donne la robe : « Je serais si heureuse si vous la preniez, si vous la rapportiez là où se trouve sa place, dans la rue de Suzanne … »

L’enquête de Pascale Hugues ne s’arrête pas en 1945. Il reste une trace matérielle des destructions qu’a subies sa rue lors des bombardements en fin de guerre : l’Insulaner, butte artificielle constituée de 1,5 million de mètres cubes de gravats, décombres des immeubles de la rue. L’Insulaner « n’est pas une sordide décharge publique. […] Les habitants de ma rue en sont fiers. L’Insulaner est leur ouvrage, fabriqué avec les pierres et les tuiles de leur immeuble. » En effet en 1947, sur les trente immeubles de la rue, huit seulement sont considérés comme encore habitables ; trois peuvent être consolidés et habités à nouveau, mais 19 sont définis comme gravement endommagés avec une démolition recommandée !

Pascale continue de tisser l’histoire de sa rue : Les derniers immeubles sont dynamités au début de 1960 et de nouveaux bâtiments viennent combler les vides. « Quand on pose l’un sur l’autre le plan de la rue d’avant guerre et l’actuel, on voit très bien que le tracé a légèrement dévié. […] Les appartements dans les nouveaux immeubles sont bien chauffés, lumineux, leurs toutes petites pièces ont des plafonds bas. […] D’ailleurs ma rue n’est plus une adresse chic. Finie l’aisance de la grande bourgeoisie d’avant-guerre […] Ma rue se peuple d’artisans, de vendeuses, d’employés et de petits fonctionnaires. »

Et dans les années 70, un groupe de musique électronique, Tangerine Dream y établit ses studios [3]. Inlassable enquêtrice, Pascale Hugues prend contact avec un des fondateurs du groupe, Edgar Froese, et apprend ainsi que des stars internationales, dont David Bowie ou Iggy Pop ont fréquenté sa rue !

Ce puzzle construit à partir de sources parfaitement indiquées et de souvenirs de témoins retranscrits avec soin est d’un grand intérêt pour tous ceux qui sauront apprécier cette plongée dans le passé, sorte de « carotte historique », qui, à la manière des géologues, fait une coupe dans l’épaisseur de l’histoire, en préservant l’unité de lieu. Les informations sont foisonnantes mais ce livre se lit aisément, un peu comme un roman policier où les indices apparaissent au hasard mais permettent de reconstituer un passé riche, contrasté, parfois très douloureux mais toujours passionnant.
Martine Giboureau
Juin 2014

Maison Heine, mardi 10 juin 2014, 20h00, Pascale HUGUES a présenté "La Robe de Hannah", Ruhige Straße in guter Wohnlage. Die Geschichte meiner Nachbarn, Rowohlt, 2013

- Wir waren Nachbarn, exposition à la Mairie de Schöneberg à Berlin, depuis 2005. Fiches et 148 biographies de juifs ayant vécu dans le Bayerisch Viertel.

- Stille Helden im Dritten Reich, des héros discrets sous le Troisième Reich
Aide aux juifs persécutés sous le nazisme à Berlin
http://www.gedenkstaette-stille-helden.de/

- HÜTTL Tina, Uns kriegt ihr nicht : Als Kinder versteckt - jüdische Überlebende erzählen avec Rahel Mann.
http://www.tagesspiegel.de/berlin/bezirke/bayerisches-viertel/die-nazi-zeit-versteckt-ueberlebt-der-schutzengel-war-eine-hauswartsfrau/148832.html

Inge Deutschkron "Je porte l’étoile jaune."
Une pièce a été faite en 1986 à partir de cette autobiographie : "A partir d’aujourd’hui tu t’appelles Sara".
Elle a habité Schöneberg, comme les familles rencontrées par Pascale Hugues.
http://www.inge-deutschkron-stiftung.de/

[1Au numéro 25, il y avait un Judenwohnung (un appartement "ghetto") Schwäbische Straße

[2Voir l’exposition à la Mairie de Schöneberg à Berlin

[3NDLR. Le nom est donc Schwäbische Straße. Gisela Kaufmann, la libraire du 3 rue Burq à Montmartre vous en dira plus. (Maintenant, c’est trop tard. Elle est partie à la retraite.)


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