Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Un petit Parisien, Dominique Jamet

Compte rendu de lecture par Brigitte Vinatier

« Le temps d’avant », évoque les toutes premières années de l’auteur, de 1936 à 1941, « Le temps d’apprendre à vivre », et dans la troisième partie, le narrateur analyse et juge les choix et l’attitude de son père.

Un petit Parisien

Le genre littéraire particulier qu’est l’autobiographie présente une caractéristique essentielle : la réunion de trois « je », celui de l’auteur, du narrateur et du personnage. En fait l’auteur et le narrateur se confondant en un seul « je », le lecteur se trouve confronté au double « je » du narrateur et du personnage et entre ainsi dans le double jeu de l’autobiographe. Car celui-ci a le choix de redevenir celui qu’il fut et de parler à hauteur d’enfant, comme le fait par exemple Cavanna dans Les Ritals. Ou bien le « je » du narrateur adulte s’empare du récit, observe, analyse, explique ce qu’a vécu l’enfant. C’est le parti qu’a choisi Dominique Jamet qui raconte, dans Un Petit Parisien, les années 1941-1945 de son enfance. Dominique Jamet est un journaliste renommé tant dans la presse écrite que dans les grands médias audiovisuels, qui a été notamment président de l’établissement public de la Bibliothèque de France dans les années 90. Il est à présent rédacteur au service culture de l’hebdomadaire Marianne et collabore à des émissions télévisées. Dominique Jamet est aussi un écrivain à qui l’on doit de nombreux essais sur la vie politique ainsi que des romans.

C’est le portrait d’un enfant de cinq ou six ans qui occupe la première de couverture, un enfant sage, bien coiffé, bien habillé, le col de chemise ouvert sous le pull-over, qui regarde l’objectif avec une expression à la fois sérieuse et pleine d’espoir. Peut-être aussi croit-on déceler une certaine tristesse dans ce regard empreint de douceur, car l’on ne peut manquer d’être influencé par le qualificatif employé par l’auteur : « Et ce fut mon enfance. Et elle fut malheureuse. »

L’œuvre se compose de trois parties, la première et la troisième, très courtes, encadrant la deuxième consacrée à l’époque indiquée. La première partie, intitulée « Le temps d’avant », évoque les toutes premières années de l’auteur, de 1936 à 1941, et présente une suite de courtes scènes égrenées à la façon des « Je me souviens » de Georges Pérec. Dès le début l’ombre de la mort flotte sur le petit enfant qui, un jour, manque de se noyer avant d’être rattrapé par « les bras nus d’une femme en robe blanche ». Défilent quelques instantanés de la mémoire, brèves images, fugitives sensations de bonheur, avant que ne se tire « le rideau noir ». Comme en écho à ces premières pages, la dernière partie plus étoffée, dont le titre est un vers de Louis Aragon, évoque le temps d’après, les années 1945-1999. Après avoir refusé, effacé, aboli ce passé si lourd à porter, l’auteur, à l’aube de la soixantaine, tend la main à l’enfant qu’il fut et redonne vie à cette mère dont il comprend que sa présence tutélaire l’a toujours accompagné.

Le titre de la deuxième partie reprend aussi un hémistiche d’un vers d’Aragon, « Le temps d’apprendre à vivre », pour l’enfant ce sont les années 1941-1945. Lui, on l’appelle Benjamin, le bien nommé, puisqu’il a deux frères plus âgés. Le récit s’ouvre sur l’arrivée à Paris, à la mi-mai 1941. La famille s’installe dans un grand appartement de la rue Vavin, dans lequel Marguerite, la mère, n’entre que pour mourir. Une excroissance, découverte à la naissance d’une petite fille l’année précédente, a proliféré en une masse monstrueuse sur son flanc et a terrassé cette jeune femme de trente et un ans. Voici donc Benjamin tôt privé d’une mère qu’il a peu vue dans les dernières semaines de sa vie, recluse dans sa chambre, et dont il a du mal à se souvenir. Est-il pour autant orphelin ? Non, « on n’est pas orphelin, n’est-ce pas, quand on a son père. ». Et voilà qu’est entré en scène l’homme, le père, celui qui devient le personnage principal, qui occupe tout le récit. Car cette autobiographie d’un petit parisien est surtout la biographie d’un père que son fils observe, admire, critique, juge.

Qui est-il, Claude Jamet ? C’est « un homme occupé », - titre d’un chapitre-, par sa profession, ses travaux, ses écrits, ses amours et surtout ses ambitions. Au fil des pages, le narrateur dresse le portrait d’un bel homme dans la trentaine, professeur agrégé de lettres, intellectuel érudit, conscient de ses qualités, de ses dons et de ses atouts, qui, dans Paris occupé, se cherche un destin. En cette année 41, ce nouveau Rastignac déborde d’activités, il collabore à un journal quotidien, travaille à l’édition d’un livre tout en professant au lycée Buffon. Sans oublier de prendre la pose du jeune veuf vertueux et du père de famille exemplaire, chargé d’enfants et soucieux de ses devoirs. En réalité celui qui se prétend un héros moderne est un père dur, autoritaire et exigeant, sans tendresse à l’égard de ses enfants qu’il veut façonner à sa convenance. « Il nous prive d’enfance », remarque le narrateur, qui, pour son malheur, est le préféré du père, l’enfant sage et docile qui concrétisera tous ses rêves. le petit garçon devient donc le souffre-douleur de ses frères qui ne lui pardonnent pas sa traîtrise.

Ainsi entre-t-il dans« le grand tunnel du temps » et vit-il ces années où passe « le souffle de la guerre ». Pas de douceur féminine pour les enfants. Hélène, la servante polonaise si dévouée, qui s’occupait d’eux et leur témoignait beaucoup de tendresse maternelle, quitte la maison très vite, quasiment chassée par la nouvelle maîtresse du père. Le lit conjugal n’est pas resté vide longtemps après la mort de la mère. Dora vient s’installer dans le grand appartement sombre, en y apportant sa beauté, sa frivolité, son insouciance et son absence totale d’intérêt pour les enfants et la tenue d’un ménage. Les cris, les disputes, les scènes qui opposent deux êtres si dissemblables mais attachés l’un à l’autre font le quotidien des enfants. Le couple tiendra quelques années malgré une séparation et le bref et désastreux mariage du père avec une ancienne élève. Le narrateur raconte la vie dans Paris occupé vue par un enfant, les queues devant les magasins, l’apparition d’une étoile jaune sur certaines poitrines, les changements de nom de camarades de classe qui laissent l’enfant très perplexe. La faim et le froid ne sont pas épargnés à la famille, le père étant peu soucieux du confort de ses enfants. Cependant le bonheur apparaît dans le récit. Au malheur parisien s’opposent les vacances enchantées dans la campagne charentaise où un couple d’amis instituteurs accueille la famille. Là les enfants retrouvent l’insouciance, les jeux et la gaieté de leur âge. Ils sont bien nourris, gavés même, des bonnes choses disparues à Paris, ainsi que de l’affection qui leur manque tant. Monsieur et Madame Brouchon sont pour eux des grands-parents parfaits, les vrais n’ayant guère rempli ce rôle, qui dispensent sans compter nourriture et tendresse. Ainsi s’écoulent ces années 1941- 1945, ponctuées d’éclaircies campagnardes qui aident à vivre les sombres jours de Paris.

Les enfants voient peu leur père. Cet homme brillant a trouvé sa voie et son destin. Disciple du philosophe Alain, socialiste pacifiste, inébranlablement fidèle à ses idées, c’est un collaborationniste. Convaincu de la supériorité allemande, il soutient les efforts de Pétain et de Laval pour épargner une nouvelle guerre à la France. Dans son optimiste idéalisme, il croit que la paix et l’union des pays européens pourront favoriser l’humanisation de l’hitlérisme. Il faut dire qu’en cette période tout lui réussit. Il est connu, reconnu, il œuvre dans des associations, publie ses travaux et se voit offrir, à la rentrée 1943, un poste prestigieux au lycée Louis-le-Grand. Qu’importe qu’il doive cette nomination à la rétrogradation de Jean Guéhenno, rien ne le trouble. Il se grise aussi de la vie culturelle et mondaine ; les lumières de Paris, pourtant « pauvre reine outrancièrement maquillée » l’éblouissent et l’aveuglent. Narcisse imbu de sa gloire, centre de son monde, il ne veut pas voir que celui-ci commence à vaciller. Et il n’a cure des mises en garde qu’on lui adresse. « Il dévore à belles dents les plus belles années de sa vie ». Le narrateur constate que même au printemps 1944, son père continue de faire partie des incurables optimistes et tente de lancer un nouveau journal. A la Libération il purgera quelques mois de prison et sera révoqué de l’Enseignement. La deuxième partie se termine symboliquement le 8 mai 1945, jour de printemps et de fête dans Paris libéré, dont Benjamin ne peut partager la joie.

Dans la troisième partie, le narrateur analyse et juge les choix et l’attitude de son père. Aveuglé par son pacifisme et son idéalisme, il ne s’est cependant jamais compromis dans la collaboration directe. Il est resté « un idéologue aux mains pures ». Mais pour le fils, ses erreurs se doublent d’une faute morale, celle de n’avoir rien dit, d’avoir fermé les yeux sur les horreurs quotidiennes, l’étoile jaune, les rafles, les emprisonnements, les assassinats, toutes les exactions commises par les nazis. « Comment a t-il pu supporter ? » se demande son fils. Il a certes payé le prix fort, bien que réintégré professionnellement, « il est resté sa vie durant politiquement et personnellement cassé et marginalisé ».

Ce livre, qui plonge le lecteur dans les années de plomb de l’Occupation, est constamment intéressant, souvent émouvant quand le narrateur évoque la vie difficile des enfants. Sa lecture est par ailleurs très agréable. Dominique Jamet garde toujours une ironie distanciée et les traits humoristiques abondent, que ce soit entre autres pour évoquer « l’inculture encyclopédique » de la belle maîtresse ou « la politique de la crème brûlée » de la servante en rébellion. Peut-être doit-il à son père cet amour de la littérature dont il témoigne en s’adonnant à l’art du portrait à la manière de La Bruyère ou au jeu de la référence littéraire. Ainsi Proust, Aragon, Corneille, Molière, Balzac, Nerval, et d’autres auteurs sont-ils convoqués au détour des pages, comme autant de clins d’œil au lecteur et une invite à suivre ces fines allusions littéraires plaisamment semées tout au long du récit.

L’auteur-narrateur livre un texte polymorphe, à la fois autobiographie et biographie, les souvenirs d’un enfant triste et solitaire à Paris pendant l’Occupation, et le récit de la vie brillante et de l’engagement d’un père qui a privé ses enfants d’affection et que ses fils, devenus adultes, ont désavoué. Le narrateur, avec une lucidité désenchantée mais jamais cruelle, sans complaisance et sans excessive sévérité, convoque son père au tribunal des idées et des actes, et, d’une certaine manière, il rend sa justice. Heureux de l’avoir fait, c’est avec quelque amertume qu’il constate : « J’ai tant attendu avant de pouvoir parler, j’ai tant attendu avant de parler... ».

Brigitte Vinatier

Un petit Parisien, Dominique JAMET, Flammarion, 2000, 250 p.
Prix France Télévision de l’essai.


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