Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Raphaël Esrail « L’espérance d’un baiser » CR

Recension du livre de Raphaël Esrail "l’un des derniers survivants d’Auschwitz" par Jean-Luc Landier
dimanche 26 novembre 2017

Raphaël et Liliane Esrail, "animés par une force de vie quand il se trouvaient au fond de l’abîme d’Auschwitz. Et cette force de vie était mue par une espérance qui ne les a jamais quittés."

Raphaël Esrail, L’espérance d’un baiser : le témoignage de l’un des derniers survivants d’Auschwitz, Robert Laffont, 2017, 288 p.

Raph, 2020, photoDD

Notre cher ami Raphaël Esrail nous a gratifié de son témoignage le plus précieux : l’histoire de sa jeunesse, de sa rencontre avec Liliane, de leur déportation à Auschwitz, et de la quête permanente de l’être cher qui a sans doute contribué à donner à l’un et à l’autre le courage de tout faire pour revenir du fond de l’enfer.

Né en Turquie et venu en France en bas âge, Raphaël a grandi à Lyon dans une famille laborieuse et modeste, éloignée du judaïsme traditionnel mais qui toutefois encourage son goût pour les études et son engagement au sein des Éclaireurs israélites de France (EEIF). La défaite de 1940, la promulgation du Statut des Juifs par Vichy et la propagande antisémite incessante font mûrir le jeune homme qui prépare le concours de l’École centrale Lyonnaise dans laquelle il est admis en juillet 1943. Les Allemands occupent la zone sud et notamment la région lyonnaise depuis novembre 1942. Une première rafle de Juifs est organisée à Lyon rue Sainte Catherine, en février 1943. Pour les jeunes Éclaireurs, comme Raphaël, le choix de la Résistance s’impose. Le mouvement de résistance créé par les EEIF ("la Sixième") cherche avant tout à mettre les enfants à l’abri et à procurer de faux papiers aux persécutés. C’est dans cette dernière activité que Raphaël, qui a lui-même adopté une fausse identité, met à profit ses compétences techniques, et devient rapidement un spécialiste de la confection de faux-papiers. Il est arrêté dans une souricière tendue par les agents du Parti Populaire Français, dirigés par le sinistre tortionnaire Francis André, dit "Gueule Tordue". Identifié comme un membre de la Résistance juive, il est emmené au Fort Montluc, torturé, enfermé dans la "baraque aux juifs", puis envoyé à Drancy. Il y reste six jours ; mais c’est à Drancy qu’il rencontre deux adolescents, Henri et René Badour, puis leur soeur aînée Liliane dont le jeune homme de dix-huit ans tombe immédiatement amoureux. Orphelins, élevés par leurs grands-parents maternels qui, eux sont juifs, les enfants Badour n’ont pu, bien qu’élevés dans le catholicisme, prouver leur "non-appartenance à la race juive" au sens des lois de Vichy, et sont tombés dans l’abîme de la persécution nazie. Avec des centaines d’autres internés, Raphaël, Liliane et les frères de celle-ci quittent Drancy vers une destination inconnue, dans le convoi du 3 février 1944. Avant le départ, Raphaël avait quémandé un chaste baiser à Liliane. . .

L’espérance d’un baiser

Ils arrivent à Auschwitz après un voyage harassant de trois jours, en wagon à bestiaux. Là commence le journal à deux voix de Raphaël et de Liliane. Raphaël, à peine débarqué du train, fait face à la sélection, et est intégré à un petit groupe d’hommes jeunes. Il se déclare élève-ingénieur, et apprend, par des déportés plus anciens, quel sort leur est réservé : pour la majorité des arrivants, la mort dans la chambre à gaz, pour ceux qui ont été choisis pour le travail, la mort à terme, quand leurs forces les quitteront. La douche, le premier appel, la découverte des Koyas, puis la sélection pour un travail de mécanicien à l’Union-Werke l’usine d’armement d’Auschwitz. Liliane est séparée de ses frères lors de l’arrivée à Auschwitz. Elle est intégrée à un groupe de femmes, alors que ses frères sont emmenés en camion, avec les femmes, les enfants et les vieillards, vers une destination inconnue. Elle apprend par des déportées plus anciennes qu’ils ont été assassinés dans la chambre à gaz. Liliane fait connaissance avec Ida Grinspan et est affectée à un Aussenkommando, un Kommando de terrassement à l’extérieur du camp, où les terribles conditions de travail offrent peu de chances de survie. Raphaël pour sa part, a la chance de rencontrer un ingénieur déporté dont les compétences sont reconnues par la direction de l’usine. Cette rencontre lui permettra de conserver son travail à l’usine, et, surtout, de faire sortir Liliane de l’Aussenkommando où elle risquait de périr à brève échéance, et de la faire affecter également à l’Union Werke. Liliane, hospitalisée au Revier, est hantée par l’angoisse des " sélections" dont certaines camarades, dont l’épouse du grand-rabbin René Hirshler, interné avec Raphaël, sont victimes. Un émouvant processus d’échanges indirects s’amorce alors entre les deux jeunes gens, par l’intermédiaire d’une déportée de bonne volonté, Fanny Segal. Leurs angoisses sont semblables : faire face à la faim lancinante qui les ronge, aux violences arbitraires des Kapos, espérer échapper aux sélections qui emportent tant de leurs camarades vers la chambre à gaz, en particulier en octobre 1944. Mais il y a aussi quelques sources de réconfort : la solidarité des camarades, qui permet à Raphaël, victime d’un accident du travail, de prendre un peu de repos à l’abri du regard des Kapos et des SS, la confection clandestine de menus objets dont la vente permet de se procurer un peu de pain, et surtout l’espoir d’une libération prochaine quand les nouvelles des victoires alliées parviennent au camp. Et avec la libération, l’espoir de se retrouver enfin. . .

18 janvier 1945 ; alors que Raphaël s’apprête à reprendre son travail nocturne à l’Union Werke, l’ordre est donné à tous les déportés de quitter le camp. L’avance des troupes soviétiques contraint en effet les SS à évacuer les camps et à entrainer les déportés dans les "marches de la mort". Ils doivent se mettre en colonnes, et marcher par un froid glacial sur des routes enneigées. Leurs misérables galoches se déchirent, certains tentent de continuer pieds nus dans la neige, mais très vite le gel les gagne, ils s’effondrent, et les SS les achèvent d’une balle dans la tête. L’espace d’un instant, les colonnes de Raphaël et de Liliane se croisent, et ils peuvent s’entre-apercevoir. Une nouvelle source de courage et d’espérance pour l’un et l’autre.

L’odyssée de Raphaël se poursuit à Groß Rosen, puis à Zwickau, d’où il parvient à s’échapper avant d’être repris et d’échapper de peu à la pendaison. Au terme d’un voyage dantesque, dans le froid, la faim et sans eau, son train arrive à Dachau. Il est affecté à un Kommando où il est tenaillé par la faim et où il sent ses dernières forces le quitter. Il en est évacué en fin avril, dans le chaos de la fin du Reich, sous la mitraille des avions alliés. Son wagon s’ouvre enfin le 1° mai, et il est secouru par des soldats américains. Il est ensuite rapatrié en France, passe par l’hôtel Lutetia et reprend contact avec sa famille parisienne, puis retrouve ses parents à Lyon.

Commence alors pour Raphaël une difficile période de reconstruction : reprise des études et des relations avec ses amis "d’avant" dans une société qui ignore la déportation juive, situation financière précaire ; mais le miracle se produit : il reçoit une lettre de Liliane, rentrée de déportation, et la retrouve à Biarritz où elle vit aux côtés de sa grand-mère, dans le souvenir douloureux de ses deux jeunes frères assassinés à Auschwitz, et dans la précarité, à la suite des spoliations de Vichy.

Mais la vie finit par l’emporter. En dépit des difficultés matérielles qui les assaillent l’un et l’autre, Liliane et Raphaël se marient en 1948, et leur fille nait peu après. Raphaël, qui a achevé ses études, parvient à être embauché par Gaz de France en 1949. Il y fera une belle carrière, et y acquièrera en particulier une expérience approfondie de la formation, qu’il saura mettre à profit plus tard, pour transmettre la mémoire de la déportation et de la Shoah aux jeunes générations.
Raphaël et Liliane, au cours des décennies qui suivent, chercheront d’abord à se reconstruire et à bâtir une vie normale, mais le souvenir d’Auschwitz est bien entendu toujours présent, et hante leurs vies quotidiennes. Ils y font un premier pèlerinage en 1981. Raphaël devient actif au sein de l’Amicale d’Auschwitz dés le début des années 1980, il en devient le secrétaire général en 1990, et le regretté Henry Bulawko en prend la présidence l’année suivante. À ses côtés, Raphaël peut concevoir et mettre en oeuvre les multiples projets de transmission portés par l’Union des Déportés d’Auschwitz, qui a pris la suite de l’Amicale, depuis bientôt deux décennies : témoignages devant des publics scolaires, voyages à Auschwitz, formation des enseignants, DVD Mémoire Demain, en 2017, le site Internet Mémoires des Déportations. Et Raphaël continue à plaider avec opiniâtreté en faveur de la création d’un musée spécifique à Birkenau.

Avec Liliane, Raphaël nous a laissé un témoignage bouleversant, plein d’émotions contenues, de sensibilité, fruit de sa mémoire intacte mais aussi et surtout de la force de vie qui les a animés l’un et l’autre quand il se trouvaient au fond de l’abîme d’Auschwitz. Et cette force de vie était mue par une espérance qui ne les a jamais quittés.

Jean-Luc Landier
novembre 2017

Pour une exploitation du livre par les élèves :
Raphaël Esrail « L’espérance d’un baiser ; le témoignage de l’un des derniers survivants d’Auschwitz » Activités avec des élèves

Liliane Badour Esrail 1924-2020
Raphaël Esrail, résistant, déporté