Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Melting plot. Une enfance en Égypte, Peggy Pepe-Sultan

Chèvre-Feuille Étoilée, notes de lecture d’Henry Colombani, de Gilbert Cabasso
lundi 30 octobre 2017

Parler en langues. Des langues mêlées, "syrien", italien, anglais, arabe, d’Héliopolis la cosmopolite au français de la France, froid, distant.

20 ans en 2020, de grands espoirs mis en sourdine…
https://www.editionsfemmeschevrefeuille.fr/

PEPE-SULTAN Peggy, Melting Plot. Une enfance en Égypte, Préface de Robert Solé, Collection D’un espace, l’autre, Montpellier, Éditions Chèvre-Feuille Étoilée, 2017, 324 p.
Au Model, le dimanche 10 février 2019 de 13H30 à 15H3OParos

Maghreb-Orient des livres 2019 (MODEL)

Peggy Pepe-Sultan

l’autre SALON des 8, 9, 10 et 11 novembre 2019 à la halle des Blancs Manteaux
https://www.lautrelivre.fr/o/editeur/chevre-feuille-etoilee

CR Karima Berger

Pour Fifi,
Vie, énergie, amour de la vie, colère, révolte, résistance, colère encore et vie encore.

C’est un beau pari que la construction de ce livre fait de langues, littéralement. On les voit vivre, se battre (farouchement), s’aimer (peu), se concurrencer (furieusement) tout autour d’une enfant.
Mais heureusement Fifi entend tout et dit toujours plus qu’elle ne dit, toute sa vitalité est mobilisée par son désir de lutter, se débattre contre ces destroyeurs du chaudron.
J’ai ri, beaucoup ri mais j’ai aussi beaucoup ri jaune.
J’ai été émue aussi, peut-être pas assez, tant la pensée, les images et les jeux de mots font front tout le long du livre et hérissent une sorte de haie défensive contre ce qui ne peut se dire.

Charly, Nessy, Daisy, les danses de Fifi, le prof d’arabe, les pages du père "émigré", le lion défait m’ont enchantée et bouleversée. Et puis la ceinture du papa et le fantasme du pantalon, la porte fermée … tout cela qui m’a fait retrouver des scènes quasi identiques vécues dans mon enfance algérienne sauf que ma mère elle n’intervenait qu’au bout d’un certain (long) temps en frappant à la porte pour dire très mollement "allez, ça suffit maintenant !"…

J’ai éprouvé la complexité immense de la sensibilité de Fifi, investie par l’enfer des langues. Nombre de fois, je me suis trouvée comme dans un ring d’auto-tamponneuses…
Fifi ne parle pas, elle est parlée. Ce sont ces puissances en elle avec qui elle entretient une intelligence inouïe, incroyable, intelligence comme on dit Intelligence avec l’ennemi.
Quand je dis qu’elle est parlée elle est comme possédée, vraiment, une chamane aux pouvoirs secrets capable de nous de faire entendre ce qu’il y a en dessous des langues.
C’est comme un leitmotiv, ces langues sont non seulement différentes mais chacune en croisant les autres traverse dans le même temps les figures qui peuplent l’univers de Fifi : le père, la mère, les tantes, les Arabes… et traverse encore chacun des rôles et des affects. Chacun (langue/personnage/ rôle) a au moins une doublure.
Les lignes se croisent et se recroisent en un huis-clos babélien où l’on espère parfois un balcon où on pourrait s’échapper dans l’espoir de vivre un moment de calme, de silence.
C’est qu’un aussi gigantesque "chantier de maçonnerie verbale" ça fait beaucoup de bruit !
Seule peut-être Daisy respire un peu ce calme, bien installée en elle et effusant autour de Fifi une bonté bienfaisante.
Le Broken french, le Français de France et toutes les autres langues ne cessent de "faire réalité" dans l’esprit et le corps de Fifi. Et la langue arabe ! La plus aimée peut-être, la plus puissante et c’est bien sûr celle qui est quittée, la plus nostalgique car c’est la langue de l’amant qui rend la mère si belle (très beau passage où Fifi trouve que sa mère est « une autre femme en arabe"). Reste le mystère très bien entretenu de ses voyages au Caire, ce n’est que tard qu’on apprend pourquoi. C’est peut-être la seul, grande, vraie énigme du livre, on a envie d’en savoir plus, cela aurait pu être l’envers romanesque du livre. Sous les langues… l’amour.
Melting Plot m’a fait aussi retrouver ce que être étranger veut dire pour un enfant et de mon enfance. Beaucoup de ces mêmes résonnances : l’attrait de la conformité sociale, apprendre (et réussir !) à faire le singe et savoir que c’est juste faire le singe et que de façon oblique, et que personne ne voit, la sève de l’origine elle, continue de battre… Fifi utilise le joli mot de "dédoublée"…
Fifi est donc lucide, elle sait qu’elle "use et abuse du simple tac au tac" ce qui est peut-être un abus de trop, de ces jeux de mots dont le livre est saturé et qui peut parfois lasser.

Tant de choses encore à dire jusqu’à ces dernières pages du livre où l’émotion affleure, très tenue mais quand même... cette évocation des disparus est très belle, ces premiers donneurs de langue, ils ne sont maintenant plus que des langues mortes qu’on enterre. Alors s’élève une sensation d’apaisement. Mort et paix retrouvée.

Question : Est-ce que lorsque les langues s’éteignent, elles laissent enfin parler la langue silencieuse, peut-être la seule vraie ? Cette langue de l’être évoquée au tout départ du livre, premier grand feu d’artifice du livre.
Bravo pour ce grand opus de vie à qui je souhaite longue vie.
Karima Berger
(Auteure de nombreux livres, dont le magnifique Mektouba, Albin Michel)

Notes de Mona Fikry

J’ai commencé ton livre hier soir et je dois te dire, immédiatement, avant même de le finir, que c’est un délice de lecture. Un style enjoué, vivace - comme toi - précis, politiquement intéressant. J’adore. Je vais continuer et je te dirai.

J’ai repris La Fifi hier soir…Tu es vraiment quite a person et un vrai écrivain….

Ah, la Fifi ! J’ai tout lu ! Et elle m’a suivie pendant et après la lecture. C’est émouvant, ça fait rire, sourire et pleurer ! C’est émouvant parce que tu parles de l’Égypte avec amour et regret, et on sent que tu en es encore attachée. Et c’est ton style, jouissif et ironique, spontané et réfléchi, qui me faisait rire, sourire et pleurer !! C’est le parler égyptien dans ta peau et ton âme, tout a fait incroyable. C’est cette façon de dire la tristesse avec cet humour tout à fait à l’égyptienne. Mind you, seuls les Égyptiens ont cet humour au Moyen Orient, et tu l’as.

On en sort profondément ému, cependant, parce qu’on réalise que cette enfant introspective et seule, se morfond, déjà, de ce qu’est le sens de la vie. Déjà, à cet âge fragile. Même si elle s’en est sortie.

Mais ce qui reste est ce multilinguisme que notre génération a vécu, avec ce mélange culturel si riche et qui n’est plus, hélas ! En fait, ton livre devrait être lu à haute voix pour savourer le mot, car chaque mot a un sens, une couleur et une émotion. Je te dis bravo mille fois. Bravo ya binti !

Deux remarques que je te propose.
P. 51 - jasmin se prononce « fol ». Comme tu sais, le foul (medammès) sont les fèves rouges d’Egypte.

P. 182 : fait historique : le barrage d’Assouan a été construit avec l’argent égyptien, les ristournes du Canal de Suez. C’est ça aussi qui a précipité la prise par Nasser du Canal. En fait, les Soviets s’étaient proposés avec des conditions politiques qu’il a refusé. Ensuite, les Américains avaient bloqué l’aide prévue par la Banque Mondiale (j’avais travaillé à la Banque Mondiale pour un moment et j’avais rencontré le fonctionnaire en charge du dossier). C’était la survie de l’Égypte, mais aussi sa perte. Le limon du Nil qui enrichissait la terre agricole se morfondait dans la Méditerranée. En plus, aucun entrepreneur ne voulait créer son usine ou manufacture au sud de l’Égypte. Le rêve s’est effondré. Et on connait la suite.

Deux paragraphes que j’adore : p. 126 (1er para.) et p. 250, ce « chef de chantier de la maçonnerie verbale » …. Une merveille !
Un livre à relire et relire.
Mona Fikry égyptienne cosmopolite, socio-anthropologue.

CR par Henry Colombani

Melting Plot
  • Notes de lecture : Peggy PEPE-SULTAN, Melting Plot, une enfance en Égypte
    Prélude
    Ce ne sont que quelques notes, très subjectives. Car il en s’agit pas ici d’une ‘présentation’ pas plus que d’une ‘critique’ d’un ouvrage aussi riche et complexe ; mais plutôt des ressentis qui se peuvent éprouver aux impacts d’un texte aussi singulier, à la suite de lectures intenses
    Avec, peut-être, l’obsession d’une recherche excessive des « essentiels » qui architecturent l’œuvre, soit ses thèmes majeurs et son écriture si personnelle, au risque de laisser de côté la multitude des faits vécus et anecdotes qui font du récit d’Une enfance en Égypte un être de chair et de pensée terriblement vivant…

Refermées les pages tumultueuses de ce ‘concert baroque’ [1], j’ai l’impression de débarquer d’un navire – un bateau un peu ivre - après une traversée longue et mouvementée. J’ai quitté – l’ai-je vraiment quittée ? - une Babel multiculturelle, de surcroît transhistorique, un théâtre aux mythologies nombreuses, avec ses polyphonies de sensibilités plurielles alliant l’émotion la plus nue à la caricature burlesque pour sauter vers la passion tragique.

Légèrement sonné, le lecteur ! Avant même de reprendre ses esprits – il faut d’abord apaiser la tension accumulée après une telle aventure, car chacun sait que la Méditerranée excelle en changements et sautes d’humeurs (de styles et de langues) qui confèrent aux navigations qui s’y risquent des complexités à l’image des mosaïques des peuples qui s’y baignent –, ce lecteur, donc, ayant repris son souffle, apaisé sa tachycardie, entend le vers de Hölderlin qui pourrait exprimer le sentiment le plus fort et le plus durable qui se peut éprouver en émergeant de « Melting Plot » :

« …nous avons perdu presque la langue à l’étranger. [2] »

Car c’est une étrange et intense navigation que retrace l’itinéraire d’une enfance aux fils d’Ariane multiples, les années 40-50 précédant le « séisme » de 1956 [3] narrée à travers la figure de l’héroïne, Fifi, enfant d’une famille composite d’une cité sans cesse recomposée. Et, dans le même mouvement, à travers son histoire tout à fait singulière, comme en contre-points savants, sortes de fugues aux thèmes variés, viennent se superposer à l’histoire individuelle et familiale, déjà combinaison complexe d’enchevêtrements multilingues et pluriculturels, aussi disjonctifs que conjonctifs si l’on y associe les composants antagonistes, les parentèles et voisinages bigarrés, les légendes d’une ville (Héliopolis) et de ses cultures métissées, les histoires bouleversées d’une nation (L’Égypte), d’une région (le Proche Orient et la Méditerranée) aux héritages mythologiques, culturels, politiques et religieux formant ce chaudron magique, ce melting plot, fascinant et terrifiant [4].

Ce « melting » s’opère tantôt en accords, tantôt en discords, au fil des évocations qui vont dérouler la ligne mélodique qui commande l’œuvre : la subjectivité frondeuse forte et fragile, hypersensible de la narratrice (la jeune Fifi, ou ses porte-voix) – et choisir ici le terme évocation , c’est rappeler la racine même du chant et de la voix, le latin « vocare », qui génère les outils de l’écriture narrative ainsi que leurs harmoniques et leurs accompagnements : « é-voquer, in-voquer, con-voquer, voire re-voquer… soit « chanter » sous tous les modes, temporalités, personnages et figures, caractères et comportements. Ni tout à fait ‘histoire’ ni ‘roman’, pas psychologie, ni sociologie, ce récit d’ « une enfance en Égypte », apparaît bien de l’ordre de la composition musicale.

Cette longue, passionnée - c’est-à-dire à la fois et tantôt joyeuse-burlesque-et-douloureuse - histoire est celle des langues, nos communautés multilinguistiques, celle qui façonne les êtres, leur sensibilité comme leurs pensées. Au moins si l’on veut bien écouter et entendre son bruit de fond, cette musique de nos fondamentaux, analogue à celle que font entendre jusqu’à nous, portés à la vitesse de la lumière, les phénomènes des origines de l’Univers. Car nous ‘sommes’ les langues que nous parlons – auxquelles il nous est donné d’accéder, sachant que nous ne les choisissons pas, ce sont elles qui viennent à nous, selon les lieux, séquences de l’histoire et des civilisations où nous sommes jetés par notre naissance, où nous y sommes en quelque sorte « exposés » : il y a des niches linguistiques comme des niches écologiques…

Melting plot est l’histoire subtile des mouvements secrets des profondeurs où se font et se défont les strates géologiques qui se déplacent en nous et nous déterminent, tout en nous offrant la liberté – l’espace du jeu – d’en jongler avec habileté alors et ruse : ainsi Fifi jouant avec le langues et formes linguistiques multiples : tantôt celles du père (jusqu’à ce ‘Broken French’ de tel moment de ses humeurs), ou celles de la mère (avec de l’italien, du grec, voire de l’arabe…) auxquelles s’ajoutent l’anglais d’une grand-tante, sa Daisy , ou de sa Nonny, et le sabir d’un pope, etc., sans oublier l’angoisse, le trou noir, de « la langue qu’il lui faut éviter, (qui) n’est pas celle qu’on croit, c’et encore une autre, l’autre vous savez bien, elle en parle tout le temps, laquelle précisément ? » (p. 140)

Il s’agit bien ici de ce qui m’apparaît comme centre nerveux de l’œuvre, du personnage et de leur survie), « sa bataille entre les langues », pulsé, tiraillé par la question lancinante et sans réponse : « Quelle langue maternelle choisir ? [5] »
Alors, en quittant le cercle familial, le « Chaudron », étend ses limites en l’élargissant à tout un pays où « nos langues étaient nos doublures (p. 102), en demandant « comment recueillir traces et sillages des langues qui retentissent toujours dans notre mémoire, échos intraduisibles dans la mouture qui les contient ? (p. 104) »

Fifi pourra exprimer, au moment si douloureux de l’exil de 1956, en une formule qui ramasse la philosophie du livre mais sans convoquer de concepts abstraits et tout en morceaux d’existentiel charnel, à l’image si puissante du mythe d’Isis rassemblant les morceaux dispersés du corps d’Osiris :

« Elle est greffée de partout, la Fifi. Raccommodée de moitiés, de demi-mesures, de doses incomplètes, de mixtures adultérées, de tranches déjà rognées, de bouchées remâchées… [6] »

Cet aveu, rapporté à la fin du récit, conclut par un raccourci en ‘’coup de fouet’’ – si la formule peut correspondre aux dures séquences éprouvées par la fillette confrontées aux coups de la ‘’courbache’’ [7] assénée par Aboul l’Ghoul (soit le Père–la-Terreur) - le « projet » initial de l‘ouvrage, énoncé dès le Liminaire, associant en une étroite correspondance les épreuves et conflits du corps linguistique - la langue maternelle, la « langue de l’être » et les autres langues - et celles du corps physique :

« …Cette langue, pas tout à fait sienne, est altérée ; Fifi, on va t’attacher les mains, tu saignes, regarde tes cicatrices, t’as plus rien à voir avec la belle-fille d’Isis !  [8] »

Il y a dans cette entrée en thématique toute la force et la violence des relations entre les composantes en tension d’une identité cherchant à être – son être – selon le désir d’une langue (absolue ?) à travers la confusions des langues, des mythes, des pulsions de chair et de sang, d’une féminité en apprentissage qui doit se confronter aux pièges les plus subtils : ceux du père, de la mère, des intervenants ‘éducateurs’, pièges d’autant plus aigus qu’ils sont aussi ceux du trop d’amour, sans oublier ceux qu’elle suscite elle-même ou qui se révèlent en elle-même dans sa course effrénée vers son propre absolu...

Intuition, avec la dominante, le fil rouge, de l’expérience sociale, politique, existentielle, individuelle et collective, histoire personnelle (ontogenèse) et grande histoire (phylogenèse), d’une fresque « baroque [9] - dont la période s’étend en gros du début du XVIIe à la fin du 18e siècle, du moins en musique. Le mot « baroque » vient vraisemblablement du portugais barroco qui désigne des perles de forme irrégulière. Il fut choisi pour qualifier, au début de façon péjorative, l’architecture baroque venue d’Italie… Il se caractérise notamment par l’usage du contrepoint, par l’accent mis sur l’expressivité accrue et l’importance accordée aux ornements. Il affectionne la réunion des contrastes et des oppositions (s’agissant de notes : brèves et longues, graves et aigus, sombres et claires. C’est au baroque que l’on doit l’émergence du concerto (italien concertar : « dialoguer ») entre un soliste et le reste de l’orchestre ; ainsi que l’opposition entre pièces d’invention (prélude, toccata, fantaisie) et pièces construites (fugue).
Sans rien forcer, peut-on trouver ces quelques caractéristiques du baroque en les confrontant à l’architecture de « Melting plot » ? La démarche, pour l’avoir tentée, n’a pu qu’enrichir mon plaisir de lecture !]] », au sens architectural et musical du termes : polyphonie, jeux des contrepoints, articulations, entrecroisements des lignes thématiques, démarrages soudains de fugues et suites de fuites…). L’œuvre ainsi composée associe la dimension du Choral (pluriel, collectif…) et de la Cantate (singulier, subjectif) en un tissage serré.

Ce récit procède d’un genre suffisamment « générique », d’avant la segmentation en « genres littéraires » (ici pas besoin de sous-titre du type « roman », « récit », « essai », « théâtre »… l’œuvre est sans doute tout cela à la fois et sans doute bien d’autres choses. Donc difficilement classable : pour les catégories éditoriales et les rayons des librairies, voire pour les critiques, mais plus encore pour les lecteurs, malheureusement ‘éduqués’ par les classements « disciplinaires » des genres et sous-genres. Le sous-titre «  Une enfance en Égypte  » suffit, à condition qu’on veuille bien prendre cet énoncé au pied de la lettre : soit le process en acte – ce qu’exprime si bien la forme progressive de l’anglais –, de manière interactive. C’est sans doute le récit d’une enfance se disant et s‘accomplissant dans son évolution, mais c’est aussi une enfance que le récit (activité mémorielle et invention littéraire se combinant) produit et recompose à son tour, ‘inventant’ une Fifi selon les multiples situations, regards et points de vue que prennent sur elle, d’une part, les personnages mis en scène et, d’autre, part, les positions et interventions du narrateur (tantôt Fifi en ‘verbatim’, tantôt au style indirect, tantôt, mais s’agit-il de Fifi, ce cette Fifi–là ?, l’auteure elle-même s’exprimant au présent du récit de la mémorialiste…)

Ici, pourtant, dans ce chaos baroque ce « chaudron » bouillonnant aux feux du multilinguisme au sein duquel l’héroïne accomplit ses merveilleux et douloureux apprentissages, créateurs simultanément d’une progressive identité et d’intenses et angoissantes incertitudes, voire pathologiques psychiques et somatiques, dans le brassage des histoires et de l’Histoire, des cultures et des religions, des petites gens et des élites, des dominants (colonisateurs de tout poil) et des dominés, des rites et rituels des uns et des autres, avec, au cœur de sa vie, des conflits et alliances familiales (parents) et familiales élargies, s’élabore peu à peu, au rythme de l’éducation sentimentale et culturelle - mais surtout existentielle - de Fifi, la construction d’une œuvre et son architecture puissante et subtile. Déroutante, certes, pour qui s’est laissé éduquer par les formes académiques de la littérature et a oublié les puissances créatrices bouillonnantes et brouillonnes – mais de savants brouillons – des grand ouvrages.

Ce qui frappe, dans cette tapisserie impressionnante – plus que fresque ou mosaïque, justes qualificatifs, certes, le terme tapisserie – plus en cohérence avec le monde oriental - issu du tissage et du tressage qui chantent et enchantent la polyphonie des personnages, de leurs voix singulières et de la pluralité des langues qui concoctent le « melting » du titre de l’ouvrage. S’éclaire alors l’évocation du ‘bordel-Babel’, placée en exergue dès le liminaire, et reprise jusqu’à l’énoncé du travail de transposition de Fifi adulte : c’est l’image puissance – performative pourrait-on dire – du « chaudron », ce milieu de chair, de sang, de cultures et de cultes, de mœurs, et de comportements individuels et collectifs , aux feux duquel s’agite toute une série de déclinaisons, s’articulant comme autant de fugues, ou s’emboîtant comme autant de poupées russes ou, plus adéquatement peut-être, comme les récits gigognes des Mille et Une Nuits [10] :
- cela « bordel-babélise » en soi, au sein de chacun des personnages, au premier rang desquels la figure tutélaire d’un père alternant entre violence et vulnérabilité [11], comme gouverné par son Broken French, mélange de sources juives et françaises d’Égypte… qu’il faudra plus tard disjoindre du français de France… et auquel il faudra apprendre à pardonner, par-delà les traumas non effacés, [12]
- dans les nombreuses communautés coexistant , au premier rang desquelles une « sacrée famille » avec ses collatéraux, et la place de l’autre source génératrice due aux origines italiennes et catholiques de la mère, avec des touches de grec et d’arabe… qui serviront peut-être, bien plus tard, après de longues absences, à recoller les morceaux  [13] ?
- dans les multiples cultures implantées dans cette Égypte et ses langues plurielles
- plus généralement, au sein même de l’existence, l’être au monde, avec ses emprises et ses exodes, façonnant l’individu comme un étranger sur la terre.

Les mythes – avec leurs étranges hybridations – ont aussi leur place comme références prégnantes, imposant leurs couleurs et leurs marques à de nombreux propos, postures et situations des acteurs de la dramaturgie que déroule le récit. Mythes des grands monothéismes qui se composent ou se combattent dans la ville, selon leurs implantations originelles ou leurs importations coloniales - Judaïsme, Christianisme, Islam… et leurs nombreuses variations - mais mythes dominés par les sources égyptiennes. Celui d’Osiris est au premier plan [14] dont le corps dispersé, reconstitué par la grâce douloureuse d’Isis, l’image même des aventures singulières et collectives arrachées à la mémoire de la narratrice : le puzzle d’un corps en fragments, autant de lambeaux mémoriaux patiemment rassemblés, à l’exclusion, suivant en cela fidèlement le mythe, du sexe masculin remplacé par une prothèse patiemment modelée dans l’argile. Et les appels aux autres religions font danser toutes sortes de personnages emblématiques de ce syncrétisme aux mille couleurs.
Une attention particulière, conforme aux engagements de l’auteure [15], ne manque jamais de souligner la situation des opprimés, des exclus, des femmes, des fellahs…, de ceux qui sont les plus malmenés, ici, dans le « chaudron » égyptien - à l’image du « chaudron » familial ? – par les tourbillons de l’Histoire et des ambivalences du Melting plot.
Le sens du titre énigmatique de l’ouvrage, Melting plot, vient ainsi peu à peu s’éclairer d’une charge nouvelle, révélée par l’auteure elle-même, à l’image du duel sans fin qui s’établit entre plaisir et douleur, toujours rapporté aux tourments du Babel linguistique :

« Les langues infiltrées jouent sur tous les affronts et galèrent de ne s’ancrer nulle part. Fifi ne sait plus à quel endroit cultiver leurs flétrissures, leurs cendres, leur ADN, leurs brins de peau, et v’là qu’elle tombe sur un os, indispensable à notre enquête, à notre Melting Plot, cette intrigue ou complot des langues que cette prêtresse bidon s’évertue à couler dans du plomb. Bâillonnées ? » (p. 104)

Non, pourrait-on répondre, ainsi que le manifeste le travail de Fifi adulte ou de la narratrice ou de l’auteure - et pourquoi ne seraient-elles pas à la fois la même et les autres, prolongeant dans l’écriture s’effectuant le melting babélien même, avec sa pluralité des voix, à l’image de celui qui est décrit à travers les récits recueillant et organisant les pièces du puzzle, ces dépôts de mémoire consignées dans les ‘’carnets magnifiques’’ de la jeune fille ? Une clé est ici offerte, quant à la transposition des fragments du vécu de l’enfance en œuvre d’art, qui révèle justement l’immense travail de recollement à la manière d’Isis « recousant » le corps morcelé d’Osiris, ces douloureuses et merveilleuses coutures qui des coupures font des liens :
«  Lorsque Fifi voudra transposer, élaborer, sur des pages blanches, ce qui lui avait coûté des années à retenir, à gribouiller sur des morceaux de papier qu’elle égarait, à consigner plus proprement dans des carnets magnifiques, à accumuler, empiler ou ranger (…) ils étaient carrément ingérables, elle ne savait plus où mettre les pieds, y perdait son drôle de Français, Fifi était paumée, toutes ces pages n’allaient nulle part (…) l’envahissent de leur poids et de leur creux ; la mâchoire bloquée, Fifi a du mal à respirer, le moindre élan créateur est prétexte à pervertir la feuille, à l’empêcher de s’exprimer librement ; elle la déchire, recommence, barre, froisse, recommence, jouissance d’une mécanique qui l’abâtardit et dont elle serait presque fière de soutenir l’atavique persistance, elle a la ténacité des crétins, Fifi, faut s’y faire… » (p. 248).
C’est ce lent et long travail – mémoriel et scriptural - en processus d’exploration continue avec ses souffrances et ses remords, mais non sans une certaine jouissance ambiguë – work in progress  ? - qui leur [16] permet d’exposer comme l’évaluation de leur démarche :
« Quoi, nos anecdotes allaient se repositionner selon un principe de réalité, nos mythes et nos épopées se dématérialiser de plus belle ; va falloir ravaler notre clapet poly-identitaire, remonter le temps et le redescendre plus vite encore, hors de notre ascenseur Babel-Bordel pyramidal, quoi, tout redeviendrait Histoire, et notre loquacité, notre caqueterie légendaire irait se faire voir ? » (p. 259)

CODA
Pour mettre un terme à ce propos qui tourne en commentaire… rappeler que le plaisir du texte ne s’acquiert qu’à sa lecture, à sa consommation sans limite, à cette sorte de jouissance que procure les folies pertinentes de l’écriture, celles qui sont suffisamment puissantes et fertiles pour transformer le délires du verbe, des images et des mots en éclairs de lucidité sur les passions et les bonheurs des humains. Lisez « Melting Plot » !
Henry Colombani, poète, 1er juillet 2018

CR par Gilbert Cabasso

Melting Plot, une enfance en Égypte de Peggy Pepe-Sultan

Un livre qui ne ressemble à aucun autre. Un livre ? Trois ou quatre en un, plutôt, dont l’objet le plus flagrant pourrait être la multiplicité. L’Égypte en était le lieu même, celle de la coexistence souvent heureuse de peuples et de cultures, de langues, surtout. Le multilinguisme, Peggy le porte en elle, tel un viatique, et constitue l’une des trames de ce livre foisonnant, baroque, truculent, picaresque. Héliopolis en est le centre, la caisse de résonance des langues et des cultures, de leurs rencontres et de leurs conflits.

Peggy Pepe-Sultan y est née en 1944, fille d’un juif d’origine alépine et d’une italo-anglaise très catholique. Elle y grandit dans les rues, dans la joie de toutes les langues qu’on y parle, auxquelles elle prend goût, de l’arabe à l’arménien, du grec à l’italien : une « idylle linguistique », une heureuse polyphonie dans laquelle « chaque langue est indissolublement roulée dans une autre » (p. 15). Elle fait de l’Égypte d’avant les «  Événements » qui l’en chasseront un tableau historique et politique rigoureux. Elle sait redonner vie au cosmopolitisme qui semblait alors triompher, et qu’elle inscrit, pour ainsi dire, dans son corps et dans son âme. Non pas dans l’horizon d’une raison militante, mais dans l’intensité des conflits et des tensions qui fermentent dans ce qu’elle nomme « le chaudron familial », véritable « Babel intérieure », lieu des passions et des pulsions ardentes, des heurts irrésolus entre père et mère, des tiraillements et des querelles insurmontables dont Fifi, le double de Peggy, est le siège. Fifi, ce « titi » d’Héliopolis, petit génie aux mille accents, qui s’acoquine avec le petit peuple des rues, Fifi que Peggy ne cesse d’invectiver, dont elle se moque sans cesse, tendrement, durement, parfois, dans une sorte de face-à-face cruel et tragicomique, après l’avoir fait « danser, mimer, se trémousser des épaules et des hanches. » « Fifi, tu nous fais braire ! », commence-t-elle par lui lancer, dès l’amorce !

Tout le livre chemine vers une conquête de soi, dans la double confrontation au destin de l’exil et à l’idéal de maîtrise d’une langue et d’un style. Il lui faut trouver, pour s’arracher au chaos du dedans, une « langue de l’être », ou plutôt, comme elle le dit si bien, « une langue pour y être ». C’est le récit d’une genèse de sa propre écriture, de son appropriation de la littérature à laquelle Peggy a voué son existence d’adolescente, l’énergie qu’il faut à la jeune exilée pour faire le choix de sa langue et l’invention de son style. « N’écoutant plus personne, en y mettant un temps qu’il serait vain de mesurer, Fifi sera, envers et contre tous, chef de chantier de la maçonnerie verbale… » (p. 250). Soutenue par une grande tante aimante et aimée, zanzibarite originaire de Newcastle, cairote d’adoption, Fifi se sauve : la littérature est la voie de son salut. « En lisant, on pouvait tromper les siens en ne leur voulant aucun mal, on les épargnait. » Elle apprend, domestique, rectifie ce « broken french » et se confronte aux idéaux de la grande littérature.

Peggy Pepe-Sultan n’est pas sans parenté avec ces briseurs de tabous qu’ont été Céline ou Thomas Bernhard à qui l’on pense parfois en la lisant. Elle cherche avec obstination sa propre liberté d’écriture et la trouve. Et quand on la relit, quand on prend le temps de revenir à son histoire, de redonner sa chance à Fifi contre les claques qu’elle lui envoie, l’émotion vous prend à la beauté d’un rythme, du trait acide d’un portrait, de l’intensité parfois fébrile de ses images.

Il ne faut jamais oublier à sa lecture la double dédicace qui ouvre Melting Plot :
« À la mémoire de mes parents
Au printemps arabe de Midan Tahrir »
Un texte traversé de mythes, d’histoires et de généalogies familiales, mais qui doit aussi être lu comme ce qui nous ouvre aux inquiétudes de notre présent menacé des pires clôtures et des enfermements identitaires contre lesquels Peggy Pepe-Sultan semble nous mettre en garde.

Gilbert Cabasso, Professeur de Philosophie, septembre 2018
ASPCJE, Mouvement-transitions.fr

CR NM

Un livre de souvenirs familiaux, entremêlés de récits et de réflexions sur les langues.
Entre espiègleries et désespoir, l’insupportable Fifi nous fait vivre une enfance agitée à Héliopolis, ville cosmopolite qui fut à l’Empire ottoman.
Drôle, hyperactive, curieuse, possédée du diable, anorexique, tragique, Fifi survit au milieu de ses deux parents, l’un juif et l’autre catholique romaine, de confessions différentes, qui s’affrontent en diverses langues. Tiraillée entre père et mère dépassés, Fifi saute sur les mots, règle ses comptes, renverse la Famille, le « chaudron parental » violent, qui s’exprime en polylangues, en italo-anglais, et en Broken French (le père) issu de Syrie, en arménien, en "égyptien", en grec, en maltais. Ce qui vaut au lecteur un "plaisir du texte" particulier.
Un récit bouillonnant, "bordel-Babel".
L’écriture, matière indomptable, donne un style ciselé, puissant où chaque mot précis compte. La langue court, les mots se bousculent, un combat s’engage, la langue de la poétesse, la langue de la littérature, la langue de la rue, les langues métissées de l’enfance dialoguent avec Fifi, interpellent le lecteur. Isis et Osiris. Les mots s’accumulent, ricochent les uns sur les autres, sont happés comme des papillons, servant de rempart à une détresse enfantine. Jusqu’au paroxysme avec le chapitre sur la "courbache" (Fouet en cuir, instrument de répression contre les inférieurs en Orient).
Une importante communauté de Juifs Égyptiens est présente depuis des siècles. Pendant la période nazie, des exilés parlant le yiddish trouvent un refuge en Égypte avant de rejoindre la Palestine. Avec la Révolution de Nasser en 1956, les langues deviennent un danger. La xénophobie éclate, des les magasins des Juifs, des demeures des riches, européens, levantins, musulmans sont mis à sac, des incendies éclatent.
Nasser en 1957 expulse les juifs d’Égypte alors qu’ils étaient « protégés ». Fini le cosmopolitisme, le multilinguisme, les sons divers, les odeurs orientales, le « parler en humain », l’arabe. FiFi est balancée dans un internat en Normandie-monolangue.
« Un seul pays vous manque et toutes vos langues sont dépeuplées. » pirouette Fifi.
Nicole Mullier

- Présentation de l’éditeur
"Entre le « havre luxuriant de la petite bourgeoisie cosmopolite » d’Héliopolis de son Égypte natale, les facéties de son « chaudron » parental, les cupidités de l’Occident et de ses guerres absurdes dans ce carrefour du Moyen Orient du XXème siècle, Peggy Pepe-Sultan nous transporte dans sa Babel bigarrée, univers fascinant où résonne, autour de l’arabe, une profusion de langues qui donne le vertige.
Fifi, enfant trop éveillée, porte un regard incisif, sans indulgence, drôle et profondément aimant sur la mosaïque humaine d’un monde qui n’est plus."
PEPE-SULTAN Peggy, Melting Plot. Une enfance en Égypte, Préface de Robert Solé, Collection D’un espace, l’autre, Montpellier, Éditions Chèvre-Feuille Étoilée, 2017, 324 p.
https://www.chevre-feuille.fr/a-paraitre/112-ouvrages-a-paraitre/691-melting-plot

- Évènements passés

  • Maghreb-Orient des livres
    Maghreb-Orient des livres du 2 au 4 février 2018 à l’Hôtel de Ville de Paris
    Peggy sera présente au Maghreb-Orient des livres 2018, le samedi 3 février, sur le stand des Éditions Chèvre-Feuille Étoilée, en dédicace, de 16h à 17h.
    2019 : Au Model, le dimanche 10 février 2019 de 13H30 à 15H3O
    *Salon l’Autre Livre
    Présentation du livre Melting Plot - Une enfance en Égypte, aux Blancs Manteaux, dimanche 19 novembre 2017, 14h30.
    Salon « l’Autre Livre du 17 au 19 novembre 2017, espace des Blancs Manteaux, 48 rue vieille du Temple, Paris 4e.
    https://www.lautrelivre.fr/peggy-pepe-sultan/melting-plot-une-enfance-en-egypte
  • Paris le 22 septembre 2018, à 15h, à la Maison des Associations du 12ème, 181 avenue Daumesnil, 75012 Paris
    Peggy Sultan y est invitée à parler de "Melting Plot" dans le cadre des "Cercles de Lecture" organisés par André Cohen pour l’Association pour la Sauvegarde du Patrimoine Culturel Des Juifs d’Égypte.
  • de la même autrice
    Peggy I. Sultan, Célébration, Dossier sur la peintre Najia Mehadji, la métamorphose et la grâce, Revue Étoiles d’encre no 41- 42, 2010.
    Peggy I. Sultan, Féminin / Masculin, "Ce jour-là", revue Étoiles d’encre 43-44, 2011.
    Revue de femmes en Méditerranée.

[1Hommage à l’ouvrage éponyme d’Alejo Carpentier… Pour l’usage de la qualification baroque, voir infra, note 9.

[2Hölderlin, extrait de Mnémosyne :
‘Ein Zeichen sind wir, deutungslos, / Schmerzlos sind wir und haben fast / Die Sprache in der Fremde verloren.‘‘
Un signe sommes-nous, sans sens, / Sans souffrance, nous, et avons/ Perdu presque la langue à l’étranger.

[3Date à laquelle Nasser renvoie les étrangers d’Égypte pour un exil définitif : « Bon, on jette tout le monde à la mer, en un mot, tous les étrangers, pêle-mêle. (…)À la porte ! Yallah, yallah, barra, de hors ! Au suivant ! » (p. 297, 303).

[4« Fascinans et tremendans  », sont à la source du « sentiment religieux » le plus primitif, invitant dans le même geste à se prosterner, tête en avant, pour l‘adoration et à fuir, jambes en arrière, dans la terreur, à l’image de la posture du corps de l’orant dans le monde oriental…

[5C’est l’intitulé même du chapitre 8 qui sera relancé et repris dans la variation-extension plus conceptuelle cette fois, au chapitre 11, sous le thème « Parler en langues ».

[6p. 310. Cf. p. 273-275, au chapitre 17 : Isis, Osiris et Horus, l’évocation du mythe et son intégration au récit par un point de couture extrêmement précis… et si justement ajusté à l’histoire !

[7Il est significatif dans ce récit de la « formation » de l’enfant que tout un chapitre (18, p. 283sq) intitulé «  Ya Ghoula ! » soit consacré au développement des pouvoirs physiques, moraux et symboliques de la « courbache » cet « instrument d’assujettissement et d’humiliation largement utilisé en Égypte (…), objet de dérision et de sadisme se combinant pour le dressage des enfants, mais surtout la mise au pas des femmes et pas moins l’asservissement des opprimés et des fellahs. »

[8Liminaire, p. 13.

[9En affectant le terme « baroque » à ce chaos-concert…concerté, il faudrait préciser en quoi que le terme se justifie, si on l’entend autrement qu’avec la qualification superficielle et peu performante par laquelle on l’emploie pour parle d’un état de chose, d’une œuvre ou d’une situation déconcertante - au sens propre d’échapper au ‘concert’, de le ‘dé-faire’ -, c’est-à-dire à ce qui est tenu pour concerté, donc bien conçu et certifié comme tel par une communauté, une époque, une tradition… Soit, une « bizarrerie ».
Ici, la définition de l’art baroque [[Emprunts à Wikipédia

[10Ainsi qu’il est explicitement évoqué, p. 259 : « Ah, Seigneur, faites que votre corps soit ma vie ! se lamentait la m’mâ de Fifi car, si nous étions faits pour les récits s’encastrant à n’en plus finir du Livre des Mille et Une Nuits (confubolatores nocturni, dira l’éminent orientaliste), les nouveaux épisodes à débobiner allaient sacrément secouer nos débats, nos ébats… »

[11Jusqu’aux situations paroxystiques évoquées au terrible chapitre 18 : Ya Ghoula !, p.283sq.

[12Méditant sur le « Broken French » de son père, alors que celui-ci est à l’hôpital en fin de vie : « Le moment venu, pardonnant au père une partie de ses offenses, elle éprouva une sorte de tendresse pour le roulement de ses ‘r’, sans le reproduire elle-même, un roulement presque marin lorsque, s’exprimant maladroitement, avec une douceur approximative, il la remerciait, la remerciait pour tout, enfin. » (p. 315)

[13« Elle se demande si elle pourra recoller les morceaux, debout, sur la rive opposée, la traversée accomplie, où mère et fille ont l‘air à présent de rescapées has been, n’ayant plus d’avenir ensemble.  » (p. 319)

[14Le chapitre 17 : Isis, Osiris, Horus…, p. 273sq. Également, au chapitre 13 : Indiscrétions, Thot, les Bottes de Sept lieues, avec l’évocation du « dieu-emblème, qui convient aux eaux-troubles dans lesquelles s’embourbe l’enfant, le dieu luminaire de l’Ancienne Égypte, Thot, en forme d’Ibis, patron des scribes et gratte-papier avisé des interventions divines. Il inspire toutes sortes d’écritures et sépare les langages confus afin de les rendre plus limpides. Elle (Fifi) l’affectionne particulièrement, autant qu’elle peut se rapprocher d’un dieu quelconque… » (p. 220)
On retiendra que cette invocation se situe dans le contexte de l’évocation d’un frère mort à la naissance, « ’tit Léon, » : « Quel savoir-mourir, quelle humilité ce ‘tit Léon qui avait eu la grandeur d’âme de se voir glorifier vingt-quatre heures et de tirer, sans hésiter, sa révérence ! » (p. 220)

[15Voir, 4e de couverture, les indications données par l’auteure sur ses engagements professionnels et militants.

[16Ce « leur » renverrait donc à la pluralité des voix dont est dotée l’auteure, comme image mémorisée et réactivée de la Fifi d’alors – à l’aide des carnets qui conservent les traces des notes contemporaines des événements – puis de la narratrice - ou des narratrices, selon les divers états de l’écriture se faisant -, enfin, la voix de la Fifi adulte écrivant sous le couvert de la narratrice, sans oublier les voix des personnages qui sont à leur manière, par-delà l’authenticité de leurs vécus historiques toujours « dits » et « mis en scène » par la voix de l’auteure… On peut évoquer sous ces aspects de la fabrication du texte littéraire – en l’offrant en hommage à l’auteure de « Melting Plot » -, la réflexion d’un Jacques Derrida, lui aussi élevé en Algérie dans le contexte multilingue, mais dans l’interdit de disposer des autres langues et en interrogation sur son monolinguisme. D’où la méditation très stimulante de son ouvrage : Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Galilée, 1996, qui commence ainsi en énonçant la première contradiction, la première souffrance, générant la double contrainte, le ‘double-bind’ linguistique (p. 13-14) :
- Imagine-le, figure-toi quelqu’un qui cultiverait le français. Ce qui s’appelle le français. Et que le français cultiverait. Et qui, citoyen français de surcroît, serait donc un sujet, comme on dit, de culture française. Or un jour ce sujet de culture française viendrait te dire, par exemple, en bon français : « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. »
Et encore, ou encore : « Je suis monolingue. Mon monolinguisme demeure, et je l’appelle ma demeure, et je le ressens comme tel, j’y reste et je l’habite. Il m’habite. Le monolinguisme dans lequel je respire, même, c’est pour moi l’élément. (…) Or jamais cette langue, la seule que je sois ainsi voué à parler, tant que parler me sera possible, à la vie à la mort, cette seule langue, vois-tu, jamais ce ne sera la mienne. Jamais elle ne le fut en vérité. »