Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Les Aventures de Ruben Jablonski d’Edgar Hilsenrath (2017)

Die Abenteuer des Ruben Jablonski (1997)
mercredi 23 août 2017

Une autobiographie romancée d’Edgar Hilsenrath, décédé le 30 décembre 2018. Edgar Hilsenrath, né à Leipzig en 1926, fils de commerçants juifs, a été déporté en 1941 dans le ghetto roumain de Mogilev-Podolsk.

Les Aventures de Ruben Jablonski d’Edgar Hilsenrath, traduction de l’allemand par Chantal Philippe (Die Abenteuer des Ruben Jablonski, München, 1997), couverture de Henning Wagenbreth, Le Tripode, 2017, 267 p.

Les Aventures de Ruben Jablonski



Auteur du livre qui l’a fait connaître, le Nazi et le Barbier, Edgar Hilsenrath [1], survivant des ghettos, entre autobiographie et fiction, revient sur son histoire avec son humour d’une noirceur incroyable. Par le dialogue avec divers personnages, il introduit les divers génocides qui ont touché le XXe siècle, l’extermination des juifs, le génocide arménien. Il évoque le rêve américain, la Palestine et les Kibboutz, la fondation d’Israël.

En 1938, à Halle, en Allemagne, la vie n’est plus sûre pour les juifs. Ruben Jablonski (Edgar Hilsenrath) est envoyé juste avant le pogrom de novembre 1938, avec sa mère et son frère chez ses grands-parents, loin de Hitler, à Sereth, en Bucovine, une ancienne province ottomane, autrefois annexée par les Autrichiens en 1775, puis cédée à la Roumanie après la Première guerre mondiale. Son père compte obtenir à Paris des visas pour les États-Unis et d’y faire venir sa famille. Mais il ne peut émigrer qu’avec 10 Marks en poche, est pourchassé par la police française et doit se cacher.






À Siret (Sereth) [2] en Bucovine, Ruben Jablonski mène quelque temps une enfance heureuse. Les adolescents batifolent au bord de la rivière et le soir lorgnent les filles qui défilent sur la promenade "le marché aux mariages", en rêvassant. Les juifs sont fidèles à l’empereur d’Autriche et parlent allemand. On y entend un mélange de yiddish et d’allemand, et avec les visiteurs de marque, le grand-père parle allemand. Dans le shtetl, les Tsiganes jouent des airs tsiganes et des vieilles chansons juives.

1939. Les Allemands entrent en Pologne, des rumeurs circulent qu’ils fusillent tous les juifs. En 1940, la Bucovine est partagée en deux, entre les Allemands et les Soviétiques qui occupent Czernowitz et raflent les jeunes pour les envoyer travailler. « Tous les juifs sont staliniens, regardez les commissaires » disaient les paysans en maudissant les juifs.

Des Roumains adhèrent à la "Garde de fer". Le 22 juin 1941, les Roumains franchissent la frontière soviétique avec la Wehrmacht.

Les juifs de Bucovine, Bessarabie et du nord de la Moldavie sont déportés le 14 octobre 1941 vers l’Est, en Transnistrie, Roumanie occupée, dans des wagons à bestiaux, puis transportés en bac et radeau dans le ghetto de Moguilev-Podolski. Ruben Jablonski, sa famille, leurs amis sont conduits à Craiova, Radautz, puis à Moguilev-Podolski. Le grand père obtient une école pour loger sa famille et ses amis. Ils survivent dans le ghetto grâce au marché noir. Les Roumains liquident des juifs par marches forcées et camps de travail. D’autres sont livrés aux SS qui les fusillent sur la rive orientale du Bug. En 1941, il est attrapé par les gendarmes et la police juive ; il parvient à s’échapper du train. La Roumanie fasciste épargne les juifs du Regat, le vieux royaume roumain.

Le ghetto est libéré en mars 1944 par l’armée rouge. La ville de Moguilev-Podolski est devenu un tas de ruines ukrainiennes sur le Dniestr. Ruben Jablonski a 18 ans, il revient à pied dans la ville de son grand père. La ville était divisée en deux, un secteur ukrainien chrétien et un secteur juif. Il n’y a plus de juifs. C’est le vide, des boutiques sont fermées, les bords de la rivière sont silencieux. On n’entend plus parler allemand mais roumain et ruthène.

Recruté par les sionistes, il part en Palestine avec des jeunes survivants qui racontent leurs épreuves. L’ennemi, ce sont les Anglais. La vie au kibboutz ne lui convient pas, c’est vite monotone. Il n’a pas d’amis, fait la plonge. Il rejoint la France où son père, sa mère et son frère refont le projet de partir aux États Unis. Son père ne comprend pas quand il lui dit qu’il veut être écrivain :
« Gribouiller, quel métier de misère ! L’art peut te faire perdre la raison... tu seras fourreur comme ton frère. »
« Écrire un livre sur le ghetto, c’est impossible » lui dit-on. Il déprime. Il n’arrive pas à écrire, il râture toujours les quelques lignes qu’il a alignées péniblement.
Puis un beau jour, après avoir lu Arc de triomphe d’Eric Maria Remarque, l’écriture est là, comme lui avait dit un ami en Palestine. « Un beau jour cela t’envahira et coulera tout seul de toi, comme d’une source. »
Il part en Amérique loin de son père, pour ne plus être bloqué dans son écriture : « Je veux respirer, vivre, et écrire » et publier chez Doubleday. Il vit de petits boulots.
Il est refusé par de nombreux éditeurs en Allemagne qui trouvent ce juif pas très orthodoxe avec son humour choquant, son expression crue, grotesque. L’Allemagne a du mal à accepter ce personnage. « Six millions. Je ne savais pas qu’il y avait eu tant de morts. »
Après le succès du livre Le Nazi et le barbier, il est revenu en Allemagne en 1975 à cause de la langue allemande. Il est couvert de prix prestigieux et vit à Berlin.

Die Abenteuer des Ruben Jablonski est un livre rabelaisien dont on a du mal à s’extraire.
NM

HILSENRATH Edgar, Le conte de la pensée dernière, trad. de l’allemand (Das Märchen vom letzten Gedanken, 1989), par Bernard Kreiss, Albin Michel, 1992, 478 p., rééd. Livre de poche, 2007, sur le génocide arménien.
HILSENRATH Edgar, Le Nazi et le Barbier, traduit de l’allemand (Der Nazi & der Friseur publié d’abord en anglais aux États-Unis chez Doubleday en 1971), Éditions Attila, 2010, 488 p.
La nouvelle édition anglaise a pour sous-titre The Nazi Who Lived As a Jew.
C’est l’histoire de Max Schulz, l’aryen qui a l’air juif et d’Itzig Finkelstein, le juif qui a l’air d’un aryen ; Max Schulz fait son apprentissage de coiffeur chez le père d’Itzig, Chaïm, et lui annonce qu’il va aller LE voir puisqu’IL est en ville, Chaïm dit "qui, le messie ?" Et il tousse ; Max Schulz lui dit "on va te faire passer l’envie de tousser"... "Et il ne savait pas pourquoi il avait dit ça".(LE = Hitler). Hilsenrath écrit sur un mode burlesque en allemand.
Extraits Le Nazi et le Barbier
HILSENRATH Edgar, Nuit, traduit de l’allemand (Nacht, München, 1964 ) par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb, Attila, 560 p.
En 2013, les éditions Attila se scindent en deux : Le Nouvel Attila (Benoît Virot) et Le Tripode (Frédéric Martin).
HILSENRATH Edgar, Terminus Berlin,traduit de l’allemand par Chantal Philippe,Le Tripode, 230 p.
GONZALES-VANGELL Béatrice, « Trois écrivains Juifs de langue allemande, Jurek Becker, Edgar Hilsenrath et Robert Schindel », Dictionnaire du Judaïsme Français, sous la direction d’Antoine Spire, Éditions du Bord de l’Eau, Bordeaux, 2014
LAUTERWEIN Andréa, Trois passeurs de témoin : Jurek Becker, Edgar Hilsenrath, Ruth Klüger, Paradigmes pour une éthique de la fiction sur la Shoah, Rire, Mémoire, Shoah, Paris, Éditions de l’Éclat, « Bibliothèque des fondations », 2009, 400 p.
VAHSEN Patricia, Die Rezeption des Werks von Edgar Hilsenrath, Tübingen, Max Niemeyer, 2008, 342 p.

La "Shoah par balles" à l’Est : massacres de masse

Le ghetto de Lodz, "Jakob le menteur" et Jurek Becker

Prix « Mémoire de la Shoah » 98 à Mme Ruth Klüger et au peintre André Elbaz

Zum Leben und Werk von Edgar Hilsenrath. Nachruf anlässlich seines Todes am 30. Dezember 2018
http://hilsenrath.de/nachruf/
http://www.hilsenrath.org/export/webarchiv/www.edgar-hilsenrath.de/kubota.php
Une plaisanterie de Hilsenrath :
https://www.deutschlandfunkkultur.de/zum-tod-von-edgar-hilsenrath-der-schrille-witz-der.2165.de.html?dram:article_id=437202

N.M.

[1Hilsenrath est né à Leipzig http://hilsenrath.de/