Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Itinéraire d’un Juif du siècle, Claude Berger

CR Dominique Dufourmantelle
lundi 24 octobre 2016

Claude Berger, enfant étoilé, n’aura de cesse de défendre les valeurs d’humanisme, de liberté, de paix. Ses combats seront multiples.

Itinéraire d’un Juif du siècle , Claude Berger, Les Éditions de Paris, Max Chaleil, 2014, 240 p.

Claude Berger est né en 1936 à Paris, dans le quartier juif du Marais, le «  Pletzl  ».
La famille de sa mère a quitté Odessa pour la Turquie.
Migrations familiales, chemin de survie entre les empires totalitaires du siècle.
Orphelin de mère, abandonné par son père, il est élevé dès sa naissance par sa grand-mère paternelle Juliette qui a fui les pogromes de Roumanie. Elle occupe avec le grand-père Léo, venu d’Ukraine, Galicie, un minuscule appartement au-dessus de la mercerie. Elle recueille la sœur et le frère de Claude, Aaron et Myriam, ses aînés de plus de sept ans, délaissés après-coup par le père.

À six ans, le jour de son anniversaire, Juliette leur distribue trois étoiles jaunes. Claude la prend comme un cadeau. Il est fier de son étoile et se croit doté d’un pouvoir caché. Dans la rue, une femme élégante le traite de sale youpin miniature et crache : il en éprouvera un sentiment de honte et de souillure indélébile, l’angoisse d’être reconnu comme un enfant juif, le traumatisme du nez juif. Il entend les adultes évoquer les rafles, les camps et les convois. Juliette a très bien compris. On n’envoie pas des vieillards dans des camps de travail et personne ne revient. Dans le quartier du Marais les Juifs sont traités d’étrangers et d’envahisseurs. La défaite est l’oeuvre du complot de la « vermine juive ». A l’école, les enfants de policiers menacent de le dénoncer. « Si tu ne la mets pas, mon père te fera arrêter, ils te mettront dans un camp ! C’est dans les journaux, en gros ! »
« Je voulais appeler les autres enfants à mon secours, leur tendre la main. Ne pas être rejeté. Jeté. » (14)

Faire attention tout le temps, ne pas dire qu’il est juif, ne pas parler yiddish. Ne plus chanter sa chanson : « La nuit descend, je suis pensif, le froid glace mes mains, je chante ma mélodie venue de la misère ! Achetez mes begelekh, ils sont chauds, ce sont les derniers, Boublichki ! Boublichki  ! Begelekh ! Begelekh ! » (en russe et yiddish = petits pains ronds saupoudrés de pavot).
Cette chanson enfouie, se fait entendre ici dans ces pages, chant des marais de l’enfance assassinée.

  La cache
« je n’ai jamais pu quitter l’enfant qui était en moi, l’enfant traqué. » (14)
« au fond de moi, il y a une nuit. » (15)

Le quinze juillet 42, le commissaire de police prévient Léo. Ils doivent être arrêtés le lendemain.
Une partie de la famille sera déportée.
Claude, son frère et sa sœur, ses grands-parents, sa tante Hava et ses enfants Moshé et Rivka, se réfugient sur le plateau de Montreuil-sous-Bois dans une maison en ruines, sans électricité, ni chauffage, inhabitée depuis la mort du père de Juliette, un homme pieux, un hassid. Lui, avait fui la Roumanie à pied, aiguiseur d’épée, il allait de ville en ville proposer ses services aux casernes.

Se rendre invisibles, « s’enfouir sans songer à s’enfuir », persiennes closes « pour l’éternité ». « Cette entrée sous terre, la plupart du temps à demi prostré sur un grabat provoquait en moi une impression de chute dans un gouffre sans fin. » (31)

Deux années de croupissement dans la maison délabrée, rabougrissement dans le couloir de la mort, sentiment de longue décomposition. Été 43, le frère de Juliette et sa soeur dont le mari a été raflé en février 1943, leur fille et un des oncles de Claude, résistant repéré par les hommes de Barbie, les rejoignent dans la cache.

« Histoire de douze personnes, enfermées dans la même pièce d’une masure du plateau de Montreuil-sous-Bois, histoires de la chaleur suffocante l’été, du froid et de l’humidité, l’hiver et le printemps, histoires des disputes, des crises d’angoisse étouffées, des désirs rentrés, de la faim lancinante, des besoins retenus, des sommeils sans repos, des rivalités et des ressentiments, des simples rêves d’hygiène. » (32)

Avec de fausses attestations de changement de domicile, à la rentrée 1943, l’enfant-héros, le Mentsh , le petit soldat retourne à l’école des Grands Pêchers. Premier dans toutes les matières, il est renvoyé deux mois plus tard parce que juif.
En effet, Juliette lui apprend à être un Mentsh, un être véritablement humain. Digne, d’une moralité exigeante, empreint d’amour et de bonté, courageux. Héros invincible déjouant tous les pièges. Elle lui confie des « missions » pour affronter la traque et survivre. Le petit enfant surmonte tous les obstacles. Mission du pain, mission chez l’épicier avec de faux tickets. Braver tous les dangers pour ravitailler la tribu cachée. Sa tante Hava elle, sortait pour travailler et ramener des vivres.

Un jour il l’accompagne pour voir les monuments parisiens. Il doit échapper à deux soldats et un officier allemand botté revolver au poing, qui le poursuivent.
Il lui incombe aussi en raison de sa petite taille d’effacer les étoiles dessinées à l’extérieur de la maison sur le sol sablonneux ou sur la palissade. Les Chevance, tenanciers du café situé en face de la cache, connaissaient l’arrière grand-père qu’ils prenaient pour un rabbin. « Ils retenaient sans doute la main des délateurs. » (16)

Son grand-père Léo étudie et lit la Bible. Tailleur pour dames, il a vécu à Vienne et à Berlin dans sa jeunesse. Il a emporté dans la cache deux mallettes de livres, en allemand essentiellement. Claude à son tour lira Goethe, Heine, Schiller, Lessing. Dans sa tête résonne encore, avec l’accent austro-yiddish d’Ukraine, l’injonction « Tu étudies » .

A l’annonce du débarquement les hommes de la famille se cachent dans les égouts où ils passent les dernières semaines.

  « Quête d’une humanité où se poser ou à refaire. »

La famille de survivants sort de la cache. L’« enfant-loup », révolté contre « un monde de gazage, de fours chauds », d’injustice et de terreur, regardera toujours en avant, jamais en arrière, riche d’une philosophie de vie antagoniste à celle de mort des tueurs. Vivifier ce qu’ils voulaient tuer, refaire le monde.
Primo Levi, Paul Celan, Stefan Zweig... saisir, afin de ne pas y sombrer, le cheminement qui les a menés au gouffre du désespoir, au suicide.
« J’ai placé devant toi la vie et la mort, tu choisiras la vie » : ce précepte de la Bible, son grand-père le répétait souvent.

Claude Berger choisit la vie et la philosophie du chemin de vie transmise par son grand-père, le sens du bonheur, de l’amour. Il a retenu la leçon talmudique : « être ici et ailleurs, être présent et excentré, être sur terre et rêve éveillé, tenir la main aux défunts aïeux et aux enfants à venir. » (160)

Il dit être en quête de clairvoyance, jusqu’à l’obsession, mu par un questionnement vital, irrésolu : Pourquoi ?
Rébellion intellectuelle, engagement militant, exaltations, révoltes, Claude n’aura de cesse de défendre les valeurs d’humanisme, de liberté, de paix. Ses combats seront multiples.

Il choisit d’être réformé pour confusion mentale. « voyage entre mes deux enfermements, l’un dans la cache de mes jeunes années, l’autre au Val-de-Grâce, en asile militaire avec les délirants... » (215)
Il refuse de participer à la guerre d’Algérie qui ajoute la torture à l’injustice.
En septembre 1958, il vend à la sortie du métro Odéon, La Question , le témoignage d’Henri Alleg sur la torture pratiquée par l’armée française en Algérie.

Après la cache, l’asile militaire, attaché à une médecine sociale, il se rend en Afrique noire. Il soutient les indépendantistes algériens puis apporte une aide médicale à l’Algérie nouvelle, devenu chirurgien-dentiste pour reconstruire les bouches effondrées, dit-il, « c’était soigner l’oralité des autres, une façon de guérir la mienne propre, fêlée puis bâillonnée. » (69)

Il rencontre les grands intellectuels de son temps, Georges Perec, Jacques Lanzmann, Jean-Paul Sartre... , publie de nombreux articles dans différents journaux et revues, participe au grand débat sur le rôle de la littérature.
Secrétaire du Mouvement de la Paix, il milite contre la guerre au Vietnam.
Contournant les alternatives et impasses des termes figés tels capitalisme, salariat d’état, communiste, social-démocrate, à l’autogestion, il préfère une association solidaire, un mouvement « apartidaire », une auto-émancipation du peuple, une société faite de communautés humaines et de gratuité ; échange direct, entraide, services communs.

Inspiré par la pensée de Gérard Mendel et la démarche de Léon Poliakov, il milite pour la création de Kibboutz urbains, prônant l’éducation, le partage, la formation, la culture. Il vit son judaïsme par une action d’amour et d’action sociale au sein de la communauté humaine.
Né dans la langue et la culture yiddish, en quête de sa culture meurtrie, il crée un restaurant culturel ashkénaze dans le Marais, « Le Train de vie ».
« Je reprenais moi-même le fil de la chanson coupé le jour de mes six ans, un jour traversé de pluies d’étoiles, avant la disparition du ciel » (225) ... accompagné de musiciens tsiganes.
Claude Berger, enfant étoilé, « allume les étoiles pour les enfances à venir. »

Son livre mêle un vécu de survie passionnant à la quête du « pourquoi ? » Bien plus qu’un essai, bien plus qu’un témoignage, c’est un texte de « belles lettres » et de transmission.

http://www.claudeberger.fr/

Dominique Dufourmantelle