Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Thomas (Elek) et son ombre, Thomas Stern

Thomas Elek, l’Affiche rouge, cr, Dominique Dufourmantelle
lundi 25 janvier 2016

"Elek-juif hongrois, huit déraillements" - l’Affiche rouge.
"Ce livre est écrit pour que Thomas reprenne vie. Pour que s’approchant de vous, il s’éloigne de moi. "

THOMAS,

En 1942, à seize ans, tu entres en résistance. Surnommé « Bébé Cadum » par tes parrains, tu rejoins dans le combat clandestin, Johnny, Boczov, Manouchian, révolutionnaires professionnels, militants endurcis. Vous combattez encore, « isolés, traqués, cernés, piégés » jusqu’à l’automne 1943. Vous tombez les uns après les autres dans les filets de la police. « Criminels, métèques », vous êtes condamnés à Paris par une cour martiale allemande.
Enchaîné, torturé, martyrisé dans les sous-sols de la Préfecture de Police, tu as peur de craquer sous les coups et de parler.
Tu écrivis à la concierge de la rue Rollin, dans une de tes dernières lettres, : «  Si vous revoyez un jour les miens, dites-leur que je n’ai pas souffert et que je suis mort sans souffrir en pensant beaucoup à eux. » (214)
En 1944, tu es fusillé à 19 ans, avec tes camarades des FTP-MOI, immigrants espagnols, italiens, arméniens, juifs d’Europe centrale, groupes de partisans organisés en France par les communistes.
Au lendemain de l’exécution, sous un titre voulu infamant, est placardée dans toute la France, l’Affiche Rouge :
« La libération par l’armée du crime » : portraits en médaillon, images de déraillements, caches d’armes clandestines et corps de soldats allemands criblés de balles.
«  Jamais si peu de métèques n’ont tué autant de salauds. » (17)

Thomas et son ombre

On te fait poser, une énorme clef anglaise à la main. On t’a choisi pour illustrer le rôle de dérailleur. Sous ta photo, prise dans la cour de la prison de Fresnes, on peut lire :
«  Elek-juif hongrois, huit déraillements. »

Cette photo figure en couverture du livre «  THOMAS ET SON OMBRE », dont l’auteur, Thomas Stern (né Elek), s’adresse à toi, Elek Thomas, son oncle.
Page 197 on vous voit en ligne « pour une photo de groupe ! » :

« Tu occupes l’extrême droite de l’image, Thomas, à la tête d’une rangée d’apôtres en guenilles, avec des visages que les épreuves ont taillés à la serpe. » et Fingerzweig, Grzywacz, Wajsbrot, Boczov et Manouchian « fixent un autre objectif – celui d’une caméra probablement – et lui montrent qu’ils sont, malgré les apparences, des chefs de guerre vainqueurs . »

« Mais dans ton regard, Thomas, qui, au-delà du photographe, semble nous voir tous, les vivants comme les morts, court une tristesse songeuse venue du fond de l’éternité. C’est le dernier regard que tu donnes en partage. Après, il y aura le trou noir des canons de fusil et l’oeil fixe de ceux qui te visent sans chercher ton regard, pour te tuer.
Ame, te souvient-il du fond du paradis ? De quoi faut-il se souvenir, Thomas ? Qu’ici s’arrête la vie et commence le souvenir ? Tu veux dire : -Souvenez-vous de nous, de moi- ? Sans doute, mais encore ? 
 » (199)

Cette photo se révèle à l’auteur pour la première fois à Auschwitz, il la considère comme un témoignage :
« Je ne savais pas que tu étais là, en délégation avec tes camarades venus contredire, comme ceux du ghetto de Varsovie, l’idée que les juifs se seraient laissé massacrer sans jamais résister. »
« Se souvenir du plus abominable crime que des hommes aient perpétré contre d’autres hommes, en sachant qu’on ne peut que s’en souvenir et qu’on n’y peut rien et qu’on n’y aurait sans doute rien pu à l’époque,mémoire d’une impuissance, impuissance d’une mémoire. A une exception près. »
« Tu es cette exception. (…) En mourant au combat, tu me laisses une place pour vivre. Je vais pouvoir naître. Ton regard trace un chenal dans les marais impraticables de l’horreur. Il porte la lumière d’une clairvoyance désespérée, mais inaccessible à la destruction.  » (200)

« Toi, Thomas, tu n’entretiens aucun faux espoir sur la nature des buts de ton ennemi : tu sais qu’il te veut mort, tu l’as toujours su, parce que tu le combattais. Ton regard sur cette image dit : « Je sais pour l’éternité. Je sais que tu vas me tuer mais tu ne pourras jamais me mentir. » (201)

Tu demeures libre et digne jusqu’au moment de ton assassinat. Ton martyre a du sens. Tu es mort pour défendre des valeurs de liberté, tolérance, courage. L’auteur te compare à Achille qui a choisi une vie brève et glorieuse, un destin hors du commun, sous l’impulsion de sa mère immortelle la déesse Thétis.
Homme libre dans la lutte, le combat, tu passes à l’attaque, « liberté violente », « courage meurtrier ».
Thomas Stern transforme, illumine votre exécution, « une mise en gloire » :
« Vous êtes des élus, des purs et des justes, dont le combat n’est souillé d’aucune tache, sans ambiguïté ni compromission. Il émane de tes camarades et de toi quelque chose de religieux, qui semble offrir une issue simple et noble au bourbier où s’enlise toute vie, ici-bas, en temps de paix ou de guerre. » (90)
Avec « grandeur et délicatesse », tu écris «  Adieu et que la vie vous soit douce. », puis tu marches vers ton supplice. 

« J’ai beau n’écrire qu’en te parlant mes yeux dans tes yeux, je n’entends que silence et ne vois que nuit. » (29)

Thomas Stern essaie de décrypter le message que toi et tes camarades, par le biais d’une posture ou d’un regard, faites surgir.
Il te prête sa voix, interroge toutes les traces restées de toi, les photos qui révèlent ton visage, tes yeux, abîme dans lequel il ne cesse de nous entraîner en quête de l’essence de toi. Il interroge sans cesse ton regard dans ses yeux. Jeu infini de miroir(s).
Il te cherche dans le passé de son enfance, un monde commun d’odeurs, de sensations, d’images.
Thomas Stern porte le nom de celui qui épousa sa mère, quelques mois après sa naissance. Toute la famille de Stern a été raflée, déportée, gazée ; il reconnaît l’enfant et lui donne son nom.
Une grossesse non désirée. Deux ans après ton exécution, elle tombe enceinte à seize ans du peintre qui la cache, elle veut avorter.
« En passant de Thomas Elek, né de père inconnu, à Thomas Stern, je bifurque du matri – au patrilinéaire ; mais aussi d’un patronyme qui signifie résistance active au massacre, à un autre qui m’aiguille vers une forme de stupeur impuissante devant l’ineffable Catastrophe. » (176)
En héros violent et lucide, tu sauves l’humanité de la peur et de la terreur. Tu luttes contre la barbarie et refuses de te laisser exterminer. La justice arme ton bras. Et tu es debout devant nous : «  L’enfant-étoile, le flamboyant, le lumineux, l’archange dont Dieu se sert pour conduire les hommes au combat et leur faire oublier la peur de mourir et de souffrir.  » (113)

Toi, Thomas Elek, l’héroïque
Écrit pour se libérer de toi, d’une vie banale n’accordant ni courage ni gloire, le livre répare une injustice, pare à l’oubli, ultime hommage rendu à l’oncle auquel s’identifie Thomas Stern.
Toi qui n’as pas eu peur de souffrir et de mourir, héros parfait, combattant résistant, tu sors de la nuit et renais dans la lumière du texte qui narre la lutte armée, la solitude d’un jeune homme fougueux.
L’auteur, Thomas Stern, tu le hantes, tu es son double, son ombre. Il te sait mort mais te veut, te croit vivant.
Comment se distancier, se distinguer de toi, être un autre, exister en dehors de toi, sans toi ? Tu partages sa vie, il est enfermé dans ton histoire, prisonnier de ton passé héroïque, passé familial qui est aussi le sien. Héros totémique , fantôme protecteur, tu l’habites :
« Une vie en forme d’esquisses de vie, vécue comme la fringale en moi d’un autre qui, parce qu’il était mort, ne savait pas vraiment s’y prendre et vivait en tous sens. La frénésie brouillonne des fantômes. »(133)
Et voilà un livre traversant vivants et mortels tel un pont pour te ramener parmi nous. Un livre qui abolit les distances.
« Je ne peux pas n’être, n’avoir été, que le passeport pour la vie d’un mort, le lieu de transit d’un spectre. Voilà le sens de mon rendez-vous avec toi, Thomas. Je dois te rendre – fût-ce par des phrases – une vie d’être humain afin que tu me rendes la mienne.
Je n’ai connu de toi que ton courage, dans le regard brouillé par les larmes de ta mère ou la folie de ton frère.
J’écris en revenant. Je reviens avec Elise et sa douceur vers toi, Thomas, pour te donner une chair, pour m’approcher de toi, pour sentir ton souffle, pour que tu t’incarnes et me délivres de l’ombre que tu jettes sur ma vie.
 » (133-4)
Elise celle qui permet de se travestir « littérairement » de se muer pour te rendre corps et vie dans les yeux d’une femme, sentir l’odeur de ta peau, contempler ton regard d’ange, « si intense et si calme ».

Ouverture d’un pas de deux, le passé jouxtant le présent, plongée dans le temps, désir aussi de pouvoir se défaire de toi, héros juste et exemplaire, tout en te glorifiant.
Tu prends place dans l’Histoire, héros légendaire «  objet d’un culte incantatoire dont la prêtresse est ta mère, ses sanglots l’hymne, ton image l’icône. » (84-5)

Thomas Stern te rappelle à cette vie, toi qui donnes du sens à sa vie, à notre vie. Livre-incantation, Odyssée et Iliade de ta brève vie, livre sacrificiel :
«  On écrit avec son sang pour donner vie à des ombres, n’est-ce pas Thomas »(19)

C’est en Chamane qu’il s’adresse à ton esprit, toi qui s’es emparé de son âme. Et me voilà sa lectrice, à mon tour emportée par son chant, sous le « charme » de ton regard.
Toi, héros mythique, j’admire ton sacrifice suprême, je t’honore. Orphée musicien d’une marche antifunèbre. Par son livre chant de gloire élevé au delà du désespoir Thomas Stern te permet d’échapper à tes bourreaux. Tel est le pouvoir de ses mots, de ses phrases. Pouvoir de sa voix et puissance de son texte admirable te sortent des ténèbres de l’oubli.

Post-scriptum :
«  Nous voilà en paix tous les deux. Merci la littérature. » (216)

Dominique Dufourmantelle

STERN Thomas, Thomas et son ombre, Grasset, 2015
ELEK Hélène, La Mémoire d’Hélène, autobiographie, édition François Maspéro, 1977
RAYSKi Adam, L’affiche rouge, brochure :
http://docplayer.fr/10396343-L-affiche-rouge-adam-rayski.html

L’Affiche rouge, film de Frank Cassenti, 1976
On l’appelait Tommy, documentaire de Philippe Fréling, France, 71 min, Merapi Productions / CNRS Images, 2011, avec le soutien de la FMS.

Les vingt et trois "des gens venus de partout" : Missak Manouchian, Joseph Boczov, Marcel Rayman, Celestino Alfonso, Georges Cloarec, Roger Rouxe, Robert Witchitz, Rino Della Negra, Spartaco Fontano, Césare Luccarini, Antoine Salvadori, Amédéo Usséglio, Thomas Elek, Emeric Glasz, Maurice Fingercwajg, Jonas Geduldig, Léon Goldberg, Szlama Grzywacz, Stanislas Kubacki, Willy Szapiro, Wolf Wajsbrot, Arpen Lavitian. Olga Bancic est rejugée à Stuttgart et guillotinée le 10 mai 1944.

Les FTP- MOI, ces étrangers qui ont combattu pour la France
http://clioweb.free.fr/dossiers/39-45/afficherouge.htm

Paroles de Combattants de la Libération :
"Juif hongrois 8 déraillements", dit l’Affiche Rouge. Un lycéen, passionné de poésie, et plus encore de liberté. "Adieu, écrit le FTP-MOI à ses amis, gardez ma mémoire dans vos cœurs et parlez quelquefois de moi à vos enfants". Thomas Elek, fusillé le 21 février 1944. 19 ans"

- Partisans de la liberté, Christophe Betenfeld, jeudi 18 février, 18h, Auditorium du pavillon Carré de Baudoin, 121 rue de Ménilmontant, Paris XXe, métro : Jourdain ou Gambetta, bus 96 ou 26, Des lycéens avec Raymond Aubrac, Didier Daeninckx (auteur d’un livre sur Manouchian) et un ancien membre du groupe, Henri Karayan.


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