Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Un Juste hongrois, Gábor Sztehlo

1945, la République des enfants perdus par Martine Giboureau
samedi 14 novembre 2020

Gábor Sztehlo, 1909 - 1974

Un Juste hongrois

Le documentaire de Frédéric Tonolli «  1945, la République des enfants perdus », diffusé en novembre 2020 sur France 5 [1] fournit l’essentiel des faits relatés dans cet article.

Gabor Sztehlo [2], pasteur, a sauvé de nombreux enfants à Budapest en 1944 puis après la victoire des Soviétiques sur les nazis en Hongrie, a crée « Gaudiopolis », une communauté d’enfants s’autogérant.

La fin de la guerre en Hongrie

  • Cadre général
    En 1940, sous la pression de l’Allemagne, la Hongrie, dirigée par Horthy [3], rejoint militairement l’Axe. Jusqu’en mars 1944, Horthy refuse de céder aux pressions exercées par Hitler pour qu’il lui livre les juifs hongrois. La Hongrie abrite alors plus de 800 000 Juifs, du fait de l’annexion de certaines régions de Slovaquie, de Roumanie et de Yougoslavie. L’occupation directe de Budapest par les nazis commence à partir de mars 1944 et, fin octobre, les Croix Fléchées [4] hongroises sont directement au pouvoir. Le ghetto [5] isole les Juifs de Budapest du restant du monde de novembre 1944 à janvier 1945, jusqu’à l’arrivée des Soviétiques. Plus de la moitié de la population juive de Budapest est envoyée dans les camps d’extermination malgré l’aide apportée par des diplomates, comme le Suédois Raoul Wallenberg ou le consul suisse, Karl Lutz. Dans le ghetto on meurt de faim, d’épuisement, de maladie. Le long de la Grande Synagogue, sur le terrain menant à la cour arrière, se trouvent les tombes fosses communes où sont enterrées 5 000 victimes des conditions de vie durant ces deux mois. D’autre part, plusieurs milliers de Juifs sont conduits par les Croix fléchées au bord du Danube où ils sont exécutés. (https://www.cercleshoah.org/spip.php?article179&lang=fr ) En mai 1944, les déportations vers Auschwitz débutent. En l’espace de huit semaines seulement, près de 424 000 Juifs sont déportés à Auschwitz-Birkenau depuis la Hongrie. Après octobre 1944, lorsque le parti des Croix fléchées accède au pouvoir, des milliers de Juifs de Budapest sont assassinés sur les rives du Danube et des dizaines de milliers d’autres sont contraints de parcourir à pied des centaines de kilomètres en direction de la frontière autrichienne. Au total, près de 565 000 Juifs hongrois seront assassinés. (https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/sort-des-juifs/massacre-des-juifs-de-hongrie.html)
  • Les récits des personnes témoignant dans le documentaire
    Le 15 octobre 1944, le Régent est écarté par Hitler et l’ordre nazi s’abat sur la Hongrie. Les juifs hongrois sont soumis à de nombreuses contraintes et obligations : port de l’étoile jaune pour les plus de six ans, transports en commun interdits, avoirs bancaires gelés, regroupement dans des maisons marquées d’une étoile … Les hommes sont enrôlés dans des régiments de travail.

L’église luthérienne confie une mission à Gábor Sztehlo : sauver les enfants chrétiens d’origine juive et les enfants juifs convertis au christianisme. Gabor veut les rassembler, les mettre à l’abri. Il peut compter sur l’aide du « Bon Pasteur » [6], de la Croix Rouge et de diplomates suédois et suisses.

Gábor Sztehlo installe ses bureaux dans un immeuble et très vite la rumeur se répand : de nombreuses personnes font la queue dans les escaliers pour être baptisées en urgence. Le pasteur fournit aussi à ses protégés de faux certificats, de fausses identités. Surtout Gábor met à disposition des enfants des logements, le sien d’abord, ceux que des amis lui confient, ceux qu’il peut acheter avec des fonds qu’il arrive à réunir grâce aux aides étrangères. 32 refuges abritent chacun 20 à 30 enfants. Ce sont plus de 1000 enfants entourés de quelques mères et d’autres adultes qui sont ainsi cachés. Si d’abord ce furent des enfants juifs baptisés, très vite Gábor Sztehlo décida de protéger n’importe quel enfant ayant besoin d’aide, quelle que soit sa religion … ou son absence de religion. Tous vont dorénavant vivre une existence clandestine et recluse.

Le 29 octobre 1944 débutent l’offensive de l’Armée Rouge, les combats entre Soviétiques et divisions SS. Budapest est prise en étau [7]. Les enfants ont froid, ont faim, ont peur, sont tassés dans des caves et sous-sols. Les balles perdues sont fréquentes. Le nettoyage final par les Soviétiques se fait au lance-flammes. Budapest est « libérée » après 102 jours de combats, quartier par quartier, maison par maison. Les enfants sont perdus dans les ruines, affamés.

Après la Libération

  • La survie

Beaucoup des protégés de Gábor Sztehlo sont dorénavant orphelins.

Les enfants s’organisent par équipes et vont quémander auprès des soldats soviétiques un peu de pain.

Gábor Sztehlo , sa femme et quelques amis partent le 17 mars 1945 avec 200 jeunes, juifs ou non, et s’installent dans la propriété que lui confie Menfred Weiss. Trois villas et un immense jardin sont mis ainsi à leur disposition. Gábor y crée un foyer, lieu d’accueil pour des enfants fragiles physiquement, moralement, psychologiquement. L’idée était de leur permettre de retrouver un équilibre par le travail et le jeu. Ils avaient sans cesse quelque chose à faire, à construire, à réparer …

Quatre ensembles s’organisent : la maison des loups, pour les plus grands, celle des écureuils et des hirondelles pour les moyens et les petits, celle des filles, un peu à l’écart, au fond de la propriété.

Gábor Sztehlo avait suspendu ses activités pastorales au temple et était de fait séparé de son église : animé par un total amour chrétien, il refusait la hiérarchie et l’ordre imposés par la structure religieuse. Quand Le Bon Pasteur avait voulu remettre toute la colonie au sein de la mission juive, ou quand l’Église luthérienne avait tenté de tout contrôler et faire de leur groupe un foyer uniquement luthérien, Gábor avait refusé. Les enfants étaient libres, Gábor ne tenait aucun compte de leurs origines.

Gábor Sztehlo reçut même un ancien élève-officier fasciste de 17 ans, László Keveházi, dont le père collaborateur était emprisonné. « Ta place est ici » lui avait-il dit dès son arrivée ainsi que László le raconte dans le documentaire. L. Kevehazi explique qu’il découvre les enfants juifs, lui qui venait de l’ « autre camp » …

A partir de 1946, des aides et livraisons par des associations humanitaires (Joint [8], Croix Rouge suisse) commencèrent à arriver et permettent d’améliorer l’ordinaire (un témoin se souvenait avoir mangé tous les soirs des sardines en boite et tous les matins du lait concentré).
Gábor Sztehlo , appelé « Le Petit Père », et sa femme, malgré des conditions matérielles très difficiles, offraient un asile sécurisant mais ils vont faire encore plus.

  • la République des enfants

Les principes éducatifs de Sztehlo étaient très modernes. Par beau temps les cours se faisaient dans le jardin, selon les principes de l’école péripatéticienne d’Aristote [9]. GáborSztehlo faisait aussi volontiers référence à Rousseau et privilégiait les débats sans contrainte. Des films, entre autres « Quelque part en Europe » [10] furent projetés, des artistes furent invités. Tout devait être source de discussion et de réflexion. Les enfants devaient dépasser les frontières sociales, devenir autonomes, maîtriser l’esprit critique.

Personne ne se souvient qui avait proposé le nom de « Gaudiopolis » pour leur communauté. Mais chacun trouvait que ce nom, venant du latin « joie » et du grec « cité » convenait parfaitement.

L’élaboration de journaux était essentielle. Dans chaque villa étaient affichés les articles sans aucune censure. A la Maison des Loups il y avait un journal ‘’classique’’ et un journal satirique.

C’est ainsi que les enfants furent encouragés à créer leur République. Après de vives discussions, une constitution fut élaborée, interdisant la guerre, affirmant entre autres le droit à l’éducation et à la nourriture (y compris volée si besoin était). Un premier ministre, László Keve­házi, et divers ministres furent élus. Ce gouvernement n’était composé que des garçons, parmi les plus grands. Les filles n’eurent aucun pouvoir …

Le gouvernement organisait le travail : apprentissage de multiples métiers artisanaux ; recherche de subsides auprès des autorités hongroises ... La vente en ville des journaux fut une source de revenus : la qualité des articles, en particulier les poèmes (forme de thérapie pour ces jeunes meurtris), attirèrent l’attention des artistes et générèrent des discussions dans les milieux littéraire et enseignant de Budapest.

Mais les ministres abusèrent vite de leur pouvoir et en mai 1945 une fronde s’organisa : les jeunes de la Maison des Écureuils et les filles, une centaine d’enfants, défilèrent au cri de « Non au pouvoir des grands, non à Kevehazi, oui à la Révolution ! ». Il y eut donc de nouvelles élections et un nouveau gouvernement s’installa.

La fin de l’utopie

Le 20 août 1949, fut proclamée la République Populaire Hongroise [11]. Suivirent les nationalisations, la répression des Églises, la reprise en mains de l’éducation.

Le 7 janvier 1951, les représentants de la ville vinrent chercher les documents administratifs de Gaudiopolis. « Un rêve venait de mourir ». Gabor Sztehlo refusa le poste de directeur de la nouvelle institution officielle et devint pasteur dans un hospice jusqu’à la révolte d’octobre 1956 et la répression qui suivit. Gabor partit alors en Suisse et resta en exil jusqu’à sa mort un 1974.

Les enfants, congédiés, se retrouvèrent pour certains à la rue. Toutefois des décennies plus tard, on constate que beaucoup sont devenus journalistes, avocats, enseignants … souvent des professions intellectuelles dont, parait-il, un prix Nobel de physique. Kevehazi, lui, est devenu pasteur …

En 1972, Gábor Sztehlo est cité comme Juste parmi les nations : https://righteous.yadvashem.org/?search=Sztehlo&searchType=righteous_only&language=en&itemId=4044392&ind=0 (article en anglais).

Martine Giboureau
Novembre 2020

Gábor Sztehlo statue à Budapest
Commons Wikimedia

Lien internet :
Gaudiopolis, la république où les enfants gouvernent https://bibliobs.nouvelobs.com/en-partenariat-avec-books/20171006.OBS5672/gaudiopolis-la-republique-ou-les-enfants-gouvernent.html

Gábor SZTEHLO, In the Hands of God, Publisher, Gabor Sztehlo Foundation, 1994.

[3En 1919, Horthy prend la tête d’un gouvernement contre-révolutionnaire hongrois opposé au régime communiste de Béla Kun. Après l’écrasement de ce dernier par les troupes serbes, roumaines et françaises, l’amiral et ses troupes entrent à Budapest et s’emparent du pouvoir. Élu Régent du « royaume sans roi » de Hongrie, Miklós Horthy établit un gouvernement autoritaire, nationaliste et conservateur durant l’entre-deux-guerres, menant à l’extérieur une politique irrédentiste en réclamant la révision du traité de Trianon.

[4Le Parti des Croix fléchées est un parti politique hongrois fasciste, pro-germanique, antisémite, dirigé par Ferenc Szálasi, qui gouverna la Hongrie du 15 octobre 1944 à janvier 1945. L’idéologie du parti est similaire à celle des nationaux-socialistes : nationalisme, promotion de l’agriculture, anti-capitalisme et anti-communisme, et antisémitisme. Elle souscrit également à l’idée d’une race supérieure.

[5En novembre 1944, 70 000 juifs de Budapest sont regroupés dans ce ghetto.

[7La bataille de Budapest (en hongrois : Budapest ostroma) est un siège qui se déroula du 29 décembre 1944 au 13 février 1945, au terme duquel les forces soviétiques et roumaines prirent la ville de Budapest aux soldats de la Wehrmacht et aux SS allemands, ainsi qu’aux forces hongroises, lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce fut l’un des sièges les plus sanglants de la guerre, comparable, du point de vue du nombre de morts, aux sièges de Berlin et de Stalingrad.

[10https://fr.wikipedia.org/wiki/Quelque_part_en_Europe ; des enfants de Gaudiopolis furent figurants.