Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Angelo Donati, ami des Juifs

par Madeleine Kahn
mardi 17 août 2021

Angelo Donati, né en 1885 à Modène et mort en 1960 à Paris, a sauvé des Juifs dans la zone d’occupation italienne en France, de novembre 1942 à septembre 1943.

Conférence de Madeleine Kahn, autrice du livre De l’oasis italienne au lieu du crime des Allemands.

Angelo Donati [1]

Moi, je vais faire des Italiens, des amis des Juifs, à travers un homme pour lequel j’ai une admiration infinie, sans l’avoir jamais connu, Angelo Donati.
J’avais entendu parler de lui au cours d’une émission de télévision et je suis allée au C.D.J.C. pour me documenter. Sarah Halperyn, la bibliothécaire, m’a dit qu’elle le connaissait bien et qu’il était temps de faire sa biographie. J’ai relevé le défi.

Angelo Mordechai Donati naquit en Italie, à Modène, le 3 février 1885, dans une vieille famille juive italienne, aisée, très influente.
Il étudia le droit à Modène et débuta sa carrière en gérant des affaires à Milan et à Turin. Incorporé dans l’armée italienne lors de la Première Guerre Mondiale, il occupa différents postes dans l’infanterie et l’armée de l’air où il obtint le grade de capitaine. En 1917, il devint officier de liaison auprès de l’armée française. A cette occasion, il tissa des liens d’amitié profonde avec toutes les autorités italiennes en place. Il fit partie de la mission italienne à la Conférence de la Paix. Après la guerre, il s’installa à Paris. Son travail dans la finance et la banque, couronné de succès, lui valut la reconnaissance de tous. Élu Président de la Chambre de Commerce Franco-Italienne de Paris, il obtint de hautes distinctions honorifiques à Paris comme en Italie ; il était membre du Parti Républicain.

Conjointement, Donati prit une part active dans les organisations juives sionistes. Il fît partie, aux côtés de Chaim Weizmann, du Comité des Délégations Juives à la Conférence de la Paix à Versailles ; il intervint, avec Zeev Jabotinsky, lors des négociations avec les autorités italiennes au sujet de l’ouverture d’une école navale pour les membres du mouvement Betar [2], dans la ville de Civitavecchia près de Rome.
En mars 1926, Angelo Donati fut nommé Consul Général de Saint-Marin.
Dans les années 30, il s’investit beaucoup dans l’assistance aux réfugiés en provenance de l’Allemagne nazie.

En 1940, après l’occupation de Paris par les troupes allemandes, il se réfugia à Nice où il poursuivit ses activités bancaires, notamment à la Banque Franco-Italienne de Crédit et ce jusqu’à la capitulation italienne, le 8 septembre 1943.

À son arrivée à Nice, il prit contact avec le Comte Quinto Mazzolini, une vieille connaissance, qui occupait le poste de Consul Général à Nice. Mazzolini, un diplomate proche du régime fasciste, avait exercé ses fonctions à Jérusalem où il adopta une attitude antisioniste, opposée à toute implantation juive dans le pays. Malgré tout, les liens d’amitié tissés entre ces deux hommes lors de la Première Guerre Mondiale firent que Mazzolini n’hésita pas à s’entremettre pour Donati.

Il écrivit à l’Inspecteur Général de la Police italienne à Rome, Salvatore Rosa, « qu’il connaissait Donati depuis 25 ans et l’avait en très haute estime ». Il intercéda afin de faciliter ses déplacements. Mazzolini obtint même pour son ami une autorisation spéciale pour voyager en Italie et s’en retourner à Nice sans que lui soient appliquées toutes les mesures imposées à ceux qui voulaient traverser les frontières, notamment aux Juifs [3].

Pour parachever son devoir d’amitié, Mazzolini, en 1942, recommanda son ami à son successeur au poste de Consul à Nice, Alberto Calisse, lequel accorda à Donati les mêmes facilités. Mieux encore, Calisse joua de ses prérogatives pour aider Donati dans ses activités en faveur des réfugiés juifs.

Donati va s’appuyer sur un centre d’entraide situé boulevard Dubouchage à Nice. Il le transforme en Centre d’activités en faveur des Juifs réfugiés.

Il faut citer ici le nom de bénévoles dont le souvenir doit rester graver dans notre mémoire : Ignace Fink, Topiol, Kelman, Yaakov Doubinsky, Moussa Abadi et sa femme Odette [4], Mgr Raymond, évêque de Nice, et le père Marie-Benoît qui s’est complètement investi dans la sauvegarde des Juifs.

Dès qu’ils arrivaient à la gare de Nice, les Juifs étaient arrêtés par les autorités françaises. Sans papiers en règle, ils étaient voués à la déportation. Donati obtint de la Commission italienne d’armistice que les Français ne puissent plus intervenir à la gare. Pour bien comprendre la portée de cette mesure il faut se rappeler que c’est presque uniquement par les soins de la police vichyssoise que se faisaient les arrestations, que c’est Vichy qui fixait la cadence des rafles. Les Allemands surveillaient de loin l’action du gouvernement du Maréchal. C’était unique en Europe un gouvernement qui arrêtait les Juifs dans une zone non occupée par l’Allemagne.

Dans la pratique, grâce à Donati, à leur arrivée à Nice, les réfugiés étaient accueillis à la gare par des représentants du comité du Boulevard Dubouchage qui leur remettaient une convocation en blanc des autorités italiennes. Cette convocation sauvegardait la liberté de ces hommes vis-à-vis des autorités françaises. Ils recevaient quelques subsides et leur statut était régularisé par une sorte de carte d’identité avec leur nom et une adresse, la même pour tout le monde, celle du centre du comité boulevard Dubouchage. Sur la carte était apposé un timbre avec cette indication : « Association Culturelle Israélite de Rite Ashkenaze à Nice » au milieu du timbre, une étoile de David, et au centre, un candélabre sabbatique. L’enregistrement des Juifs était régulièrement transmis aux représentants des autorités de la police italienne qui validaient ces cartes, en ajoutant un autre timbre sans autre investigation, mais en apposant une photo d’identité. Dès lors, les Juifs étaient sous la protection de la Gendarmerie italienne.

Les réfugiés dont la situation avait été régularisée, étaient ensuite dirigés sur différents centres, tels que Saint-Martin de Vésubie, Megève, Saint-Gervais, Vence, Barcelonnette... (communes situées dans des départements occupés par la IVème Armée Italienne).

Mais, en réalité, les choses étaient plus compliquées que je ne le laisse croire. Il y avait une remise en cause permanente du rapport de forces entre Français et Italiens. Les conflits étaient quotidiens.

A l’été 1942, le gouvernement de Vichy commença à prendre contre les juifs étrangers des mesures impitoyables. En juillet 1942, il s’engageait à en livrer 50 000 au gouvernement allemand , une première tranche de 10 000 étant ’livrable’ dès le mois d’août. Des ordres correspondants furent donnés, et une indescriptible chasse à l’homme commença dès le mois d’août à travers tout le territoire. Elle sévit dans les grandes villes du littoral méditerranéen …

Les Italiens trouvèrent quelques parades. Ils procédèrent à des mutations d’agents de l’administration française, gendarmes et fonctionnaires. Mais, en Savoie et Haute-Savoie, les directives du gouvernement français furent appliquées rigoureusement par le Préfet.

Dans la nuit du 25 au 26 août 1942, une rafle fut lancée dans le département de la Savoie, les gendarmes intervinrent dans de petites localités. Nombre de Juifs tentèrent de fuir en Suisse. Mais un conseiller fédéral mit fin aux espoirs en déclarant : ’La Suisse doit être comparée à une embarcation lourdement chargée. ’

Dans l’ensemble, la population était indifférente à l’arrestation des Juifs mais, la réprobation se manifestait quand, par exemple, on séparait les mères des enfants, les maris de leurs femmes. Cela n’apparaissait pas ’nécessaire’.

Seules les églises chrétiennes osèrent élever la voix pour dénoncer la politique antisémite.

Les Juifs étaient en plus mis en difficultés par la suppression de leurs permis de séjour, par l’obligation de demander l’autorisation de prendre un taxi … Il y eut des arrestations à La Roche-sur-Foron, à Annecy, les victimes furent envoyés à Gurs.

Par contre les Juifs arrêtés à Chambéry furent relâchés sous la pression des Italiens. La protection des Italiens fut étendue aux citoyens Anglais et Américains.

En novembre 1942, les Allemands envahissent la zone sud mais respectent la zone d’occupation italienne (exceptées les villes d’Avignon et de Toulon considérées comme trop stratégiques). En décembre les préfets français reçurent l’ordre d’interner tous les Juifs. Ils se heurtèrent à l’opposition de la IVème armée italienne car Angelo Donati était déjà intervenu auprès des autorités d’occupation.

Ainsi, le 20 décembre, le Préfet des Alpes Maritimes décréta l’envoi en résidence forcée, dans les départements de la Drôme et de l’Ardèche, des Juifs étrangers résidant dans les départements des Alpes Maritimes et ce, pour certains, depuis le 1er janvier 1938. L’Ardèche se trouvant en zone d’occupation allemande c’était les condamner à la déportation à brève échéance.

Angelo Donati comprit aussitôt la signification de cette décision et alerta M. Calisse, Consul Général d’Italie à Nice. A la suite de cette démarche, M.Calisse adressa une dépêche au Ministère des Affaires Étrangères d’Italie, rendant compte de la situation ainsi créée, et exposant que, sans en avoir la responsabilité, de fait, l’Italie allait endosser la responsabilité morale de la mesure prise par Vichy. La réponse du Ministère des Affaires Étrangères parvint le 29 décembre : (Dépêche n° 34/R 12825)

’Nous estimons nécessaire de préciser qu’à cet égard il n’est pas possible d’admettre que, dans la zone occupée par les troupes italiennes, les Autorités françaises obligent les Juifs étrangers, Italiens compris, à se rendre dans les localités occupées par les troupes allemandes. Les mesures de protection à l’égard des Juifs étrangers et italiens doivent exclusivement être prises par nos organismes, auxquels ont été communiqués les principes à suivre...’

Le 27 décembre 1942, nouvelle intervention du Consul Général italien à Nice, qui refuse l’apposition de la mention ’Juif’ sur les cartes d’identité et d’alimentation des Juifs, en vertu de la loi de Vichy du 11 décembre 1942. Et le 31 décembre 1942 interdiction est faite à tous les préfets de la zone occupée par les Italiens d’appliquer ces mesures à tout ressortissant de la zone italienne.

Dans une note du 14 janvier 1943, le préfet des Alpes maritimes, M. Ribière indique : ’Les autorités italiennes mettent à l’heure actuelle en échec les trois grandes mesures que le gouvernement français a édictées à l’égard des Juifs étrangers [5].

Ce sont de grands succès pour Angelo Donati.

Il y eut bien sûr un afflux de réfugiés Juifs dans la zone d’occupation italienne, ce qui indigna le gouvernement de Vichy. Le Président Laval adressa un protestation … aux Allemands ! Mais, le Ministère des affaires étrangères italien répondit toujours de la même manière aux interrogations des Allemands : ’Les autorités militaires italiennes ont pris sur elles les mesures de précaution en ce qui concerne les juifs selon les critères qui leur paraissent les plus opportuns.’

L’année 1943 : l’année fatale

En février 1943, la police française tenta d’arrêter 200 à 300 Juifs à la Préfecture Régionale de Lyon. Le général italien Di Castiglione, en poste à Grenoble, s’opposa à ces arrestations ; ce même mois, 2000 Juifs devaient être déportés, en représailles d’une agression commise à Paris contre deux officiers allemands sur le Pont des Arts. Il y eut nombre d’arrestations y compris à Grenoble et à Annecy, zone d’occupation italienne. L’armée italienne intervint dans la région grenobloise en établissant des barrages pour empêcher le départ des Juifs, elle encercla les casernes où les juifs étaient détenus, obligeant les gendarmes à les relâcher.

Nous savons que les Allemands, mécontents de la mansuétude italienne, qui contrecarrait leurs objectifs d’extermination des Juifs, s’empressèrent de protester auprès des autorités italiennes. Nombre de dépêches circulèrent sans résultat notable. Aussi Ribbentrop, Ministre des Affaires Étrangères, fut-il dépêché à Rome où il rencontra Mussolini les 25, 26 et 28 février 1943. Aux protestations de Ribbentrop, Mussolini opposa des dénégations et soutint que les Français cherchaient à ternir les liens germano-italiens, ce que Hitler lui-même voulait à tout prix éviter.

Ce furent ensuite von Mackensen, Ambassadeur d’Allemagne, puis Heinrich Muller, Commandant en Chef de la Gestapo qui réitérèrent les demandes quant à l’exécution des dispositions prises à l’encontre des Juifs.

Face aux nombreuses interventions allemandes, Mussolini se devait d’agir, il mit en place le Bureau de Police Raciale, avec à sa tête de Guido Lospinoso [6]. Mussolini lui aurait dit : ’Vous devez partir pour Nice et résoudre le problème de l’internement à 100 km de la Côte de dizaines de milliers de Juifs qui se sont établis sur la Riviera française, ce qui constitue un danger du point de vue militaire [7].’

Qui était Lospinoso ? Voici le portrait que Nine Moati en brosse dans son roman La Passagère sans étoile, éd. du Seuil : ’L’homme que le gouvernement fasciste a mis en place ici, Guido Lospinoso, était un ancien juif, un descendant des Marranes. Il a été extraordinaire ! Il annulait purement et simplement toutes les décisions de déportation prises par Vichy.’

A son arrivée à Nice, Lospinoso se mit en rapport avec Angelo Donati par l’intermédiaire du Père Marie-Benoît, les deux lui conseillèrent de ne pas rencontrer les Allemands. Ce qu’il fit.

En application de ce qui avait été décidé à Rome, il réquisitionna plusieurs endroits, Megève, Venanson, Castellane, Barcelonnette, Vence, Saint-Martin-de-Vésubie, des localités qui disposaient de centres d’aide qui étaient sous la responsabilité d’un certain Jacques Weintraub. Celui-ci coordonnait tous les secours depuis Nice.

Jacques Weintraub, du réseau Éducation Physique, fut arrêté le 25 septembre 1943 à Nice dans des conditions qui relèvent d’un scénario de film.

Il sortait d’une réunion avec Jacques Marburger ; une voiture allemande les suivit. Ils furent tous deux arrêtés et emmenés au siège de la Gestapo. Grâce à leurs faux-papiers, ils parvinrent à convaincre les Allemands de leur identité et furent relâchés. Mais, dans la rue, Weintraub s’exclama : ’J’ai oublié ma serviette au bureau de la Gestapo ; elle est bourrée d’argent et de faux-papiers’. Ces papiers pouvant causer la perte des gens auxquels ils étaient destinés, Weintraub retourna à la Gestapo pour récupérer sa serviette. Malheureusement sa serviette avait déjà été fouillée. Arrêté et déporté, Jacques Weintraub mourut en déportation.

La première difficulté à laquelle Lospinoso eut à faire face fut le transport. Certes, il existait un train partant de Nice pour les départements de Savoie et Haute-Savoie, mais il passait par Marseille qui était sous contrôle allemand, donc possibilité à exclure. Il ne restait que la solution des camions ; mais il n’y en avait quasiment pas et de l’essence manquait. Lospinoso (ou Donati ?) suggéra que les Juifs trouvent eux-mêmes ces moyens de transport. Idée admise par les représentants juifs, qui durent en outre préparer les listes des juifs à transférer.

Des groupes d’environ 100 personnes furent organisés. Ils devaient partir de jour, encadrés par des carabiniers ou des policiers du bureau de police racial.

Sur place, David Blum, (juif de Galicie, naturalisé belge), et Ernst Appenzeller (d’origine autrichienne) réglaient tous les problèmes. Deux fois par jour les Juifs devaient se rendre chez les carabiniers qui les traitaient avec ’une sympathie inaccoutumée.’ Le Joint, l’OSE’, les organismes de secours intervenaient sur place pour une aide financière. Ces Juifs, momentanément à l’abri, ressentaient l’incertitude du futur. Ainsi l’un d’eux écrivait :« Nous sommes comme des survivants en haute mer mais, le capitaine et l’équipage n’ont qu’un objectif : maintenir et assurer jusqu’à l’extrême limite un peu d’ordre et de bonheur aux passagers. »
Aux Allemands, ces mesures étaient présentées comme une mise en résidence forcée des Juifs.

C’est en Savoie que des problèmes se posèrent. Les Savoyards détestaient les Italiens plus encore que les Allemands. Par contre en Haute Savoie 800 Juifs séjournèrent à Megève et 600 à Saint-Gervais entre avril et septembre 1943. Tous placés sous la protection des carabiniers italiens.
Au mois de mai 1943, le remplacement du Préfet Ribière, notoire collaborateur, par André Chaigneau amena un souffle de répit dans l’administration des Alpes-Maritimes. Il s’exprima ainsi lors de sa prise de fonction :

’Je n’admettrai désormais aucun acte arbitraire à l’égard des juifs se trouvant dans une situation irrégulière ou illégale. Je ne veux pas laisser, aux Italiens le noble privilège d’être les seuls défenseurs de la tradition de tolérance et d’humanité qui pourtant est celle de ma France.’

Au Ministère des Affaires étrangères allemand, on en est venu à la conclusion, qu’une intervention radicale des Italiens semblait exclue et qu’il y avait peut-être lieu d’observer le comportement de Lospinoso, dont on ne connaissait ni les déplacements, ni même l’adresse exacte.

Les services de police et de sécurité allaient apporter bien des informations aux Allemands :

- dés le 15 mai 1943, Klaus Barbie leur apprit que 400 Juifs, pour la plupart étrangers avaient été dirigés sur Megève ; (13 p. 128)

- et le 26 mai c’est August Moritz, Chef de la Gestapo à Marseille, qui les informa qu’un Commissariat aux Questions Juives avait été mis en place à la villa Surany, Bd Cimiez, avec à sa tête, le Général italien Lospinoso assisté du Lieutenant-Colonel Bodo, commandant des carabiniers de Nice, et du Capitaine Saivi, et, « que son partenaire le plus proche était un demi-juif Donati’ » ce à quoi Rœthke, le SS Obersturmfûhrer, ajouta de sa main sur le document que, Donati était peut-être Juif à 100%.

Moritz leur signala aussi le transfert des Juifs vers l’intérieur du pays, avec les moyens utilisés et les lieux de résidence. Ainsi étaient mises à jour, et les activités de Lospinoso, et le siège de ses activités, alors que l’Ambassade italienne prétendait les ignorer. En vérité, alors que ses collaborateurs prétendaient toujours que Lospinoso était en déplacement, quand les Allemands sollicitaient un rendez-vous, il s’avère qu’il était tranquillement installé à Nice, surveillant le transfert des Juifs, ’selon les instructions qu’il avait reçues directement du Duce.’ Lospinoso n’imaginait même pas que les Services de Sécurité pouvaient s’intéresser à lui et n’eut jamais conscience des pressions exercées à différents niveaux, aussi bien à Paris, qu’à Berlin ou Rome. Ce n’est qu’après la guerre, quand Angelo Donati lui offrit le livre de Poliakov [8], qu’il découvrit, entre autres, qu’Eichmann lui-même avait tenté de le rencontrer pour « régler » le problème juif dans la région sous occupation italienne.

Survinrent dans le même temps deux faits particuliers racontés par Anny Latour dans son livre La Résistance Juive en France 1940-1944. S’ils ne nous surprennent plus aujourd’hui, ils parurent en 1943 extravagants. Deux hommes Haïm Salomon et Honig, échappés d’Auschwitz, parvinrent au Comité Dubouchage.

Honig raconta l’enfer d’Auschwitz. On le crut fou et on le fit passer avec sa famille en Suisse.

Quant à Haïm Salomon, il fut placé dans un hôtel ; mais ses papiers étaient suspects et de plus il affirmait s’appeler Yan Kovac, être tchèque et catholique. Supposé être un espion, il passa devant un tribunal à Nice et là on se heurta à une nouvelle difficulté pour lui faire avouer sa véritable identité. Il fut emprisonné. Fink, se fiant à son intime conviction, intervint auprès de l’Evêque de Nice, Monseigneur Rémond, et auprès du Président du Tribunal, qui avait été son professeur de droit. Salomon fut libéré et Fink voulut le ramener ; mais Salomon refusa de partir. Alerté, Donati fit envoyer une patrouille italienne qui l’arracha à la prison. C’est alors seulement qu’on put emmener Salomon chez Donati où il raconta son calvaire à Auschwitz … Et ce fut la secrétaire de Donati, Germaine Meyer, qui retranscrivit le récit de Salomon. Tous le crurent fou lui aussi. Quelques semaines plus tard Germaine Meyer connut l’enfer nazi.

Le plan d’Angelo Donati

Angelo Donati conçut au printemps 1943 un plan qui prévoyait d’envoyer les Juifs du sud-est de la France en Afrique du Nord en les faisant transiter par l’Italie. Ce, plan négocié au Vatican, fut approuvé par les représentants de la Grande Bretagne, de l’Italie, d’autres États accrédités auprès du Saint-Siège, par les organisations juives concernées, ainsi que par le Pape, grâce au père Benoît-Marie.

Toutes les garanties ayant été données, Angelo Donati crut à la parole d’Eisenhower qui lui avait promis de ne divulguer l’armistice avec l’Italie qu’en octobre 1943, ce qui laissait le temps d’effectuer les transferts prévus.

On sait que la divulgation de l’armistice fut avancée au 8 septembre 1943 !

La chute du gouvernement Mussolini, le 25 juillet 1943, fut accueillie, dans les territoires français sous occupation italienne, par une foule en liesse au point qu’une réfugiée juive put écrire : « ce fut une nuit de délire... comme si c’était le 14 juillet ».

Si elle emplit d’espoir des alliés, la destitution de Mussolini, déclencha chez les réfugiés juifs bien des inquiétudes lorsqu’il fut décidé à Rome, en août 1943, d’évacuer les troupes italiennes de la zone occupée en France, à l’exception de Nice et de sa banlieue. Les réfugiés désirèrent suivre les troupes italiennes dans leur retraite.

Les Juifs de nationalité italienne reçurent des visas leur permettant de retourner en Italie. Pour les autres un obstacle majeur surgit, la situation économique dans laquelle se trouvait l’Italie, villes bombardées, transports paralysés, familles disloquées, manque de nourriture ...

Les autorités italiennes conscientes de l’extrême danger que couraient les Juifs du Sud de la France, optèrent pour des solutions hors des frontières de l’Italie : soit la zone restée sous occupation italienne en territoire français, (Nice et sa banlieue), soit la Suisse, soit les régions libérées par les Alliés comme l’Afrique du Nord, rejoignant ainsi le projet de Donati, pour lequel il ne cessait de faire des aller-retour à Rome.

« Ayant loué des camions, des autocars, des taxis, plus de 2000 Juifs vivant à Megève et Saint-Gervais se précipitèrent chargés de bagages et d’espoir vers Nice où ils rencontrèrent, autour du Centre d’Accueil du Boulevard Dubouchage, d’autres juifs venus d’autres villes avec la même espérance » rapporte H. Amouroux.

Quand Rome décida de retirer ses troupes de France, exception faite du Comté de Nice, où devaient être regroupés les Juifs résidant dans la zone italienne, le gouvernement italien fit imprimer des milliers de passeports spéciaux destinés aux Juifs qui seraient évacués vers l’Italie. Entre le 5 et le 11 septembre 1943, 1000 à 1500 Juifs purent franchir ainsi la frontière italienne.

Nous connaissions l’action généreuse du Père Benoit-Marie, qui, non seulement convainquit Lospinoso d’agir avec humanité, mais fit de son Ministère à Marseille, un fief de sauvegarde, en procurant passeports, cartes d’identité, certificats de baptême, lettres de recommandation, et en facilitant des passages clandestins, vers l’Espagne ou la Suisse. Ce que nous ignorions, c’est que, convoqué par le gouvernement italien, pour être admonesté pour ses activités ’subversives’, le Père Benoit-Marie profita de son voyage à Rome, en juillet 1943, pour informer le Saint-Père sur le devenir des Juifs déportés en Haute-Silésie, sur les exactions et les traitements inhumains, auxquels les Juifs espagnols, résidant en France, étaient soumis.

Il intercéda auprès du Vatican, afin que le gouvernement espagnol autorise ses Consuls en France à émettre des autorisations de sortie pour tous les Juifs pouvant attester de leur nationalité espagnole. En cas de doute, quant à la nationalité, la décision finale incombait au Père Benoit-Marie « arbitre forcément impartial ».

De leur côté les Allemands et le gouvernement de Vichy se préparaient à l’anéantissement des Juifs de la zone d’occupation italienne. Le 18 août 1943 eut lieu une rencontre entre Hagen, SS Sturmbannführer et le lieutenant italien Malfatti au sujet « du traitement par le gouvernement italien du problème juif. »

Chierci, chef de la police italienne, ordonna à Lospinoso de remettre aux Allemands des Juifs originaires d’Allemagne et d’Autriche. Lospinoso tergiversa mais une liste de noms fut remise au S.D. , service de renseignements du Reich, de Marseille.

Conscient du danger que représentait cette liste, Lospinoso demanda à rencontrer Muller, SS Sturmbannführer, Commandant de la SD, unité spéciale, à Marseille, afin de récupérer la liste des noms. La rencontre eut lieu le 18 août 1943. Selon Muller, Lospinoso aurait déclaré que, compte tenu du changement de gouvernement, il considérait que les engagements au sujet des Juifs allemands et autrichiens, pris antérieurement, étaient nuls et non avenus. Il allait en référer à ses supérieurs à Rome et rendrait compte du résultat de ses consultations.

Si Muller ne sut percer la raison exacte de la visite de Lospinoso, il comprit que, ’il se peut que la raison essentielle de la visite de Lospinoso soit quelque chose d’autre’, comme il le dit lui-même à Knochen lors du compte-rendu de cette visite. En fait, Lospinoso, le rusé policier napolitain, avait obtenu les listes des Juifs recherchés par les Services de Sécurité allemands, sans que ceux-ci les aient même ’photographiés’ !

L’armistice secret entre l’Italie et les Alliés avait été signé le 3 septembre 1943. L’annonce en a été faite unilatéralement par les Alliés lors du débarquement en Sicile, le 8 septembre 1943 à 18h30.
Jusqu’à la fin de sa vie, Donati en voulut à Eisenhower, qu’il connaissait, de ne pas l’avoir averti.

Les exactions allemandes après le 8 septembre 1943

Sitôt la publication de l’armistice, la Wehrmacht et les services de sécurité entrèrent dans le secteur d’occupation italien en France et, l’opération de « nettoyage de la Côte d’Azur enjuivée » selon l’expression de Gœbbels, commença aussitôt.

Voici le compte-rendu qu’en fit un journal : « Depuis quatre jours, de nombreuses tractions - avant parcourraient les rues de Nice. Les SS, en bras de chemise, dévisageaient les piétons. A tout moment, un passant était invité à monter. Pas de questions inutiles, ni de vérifications d’identité. La voiture filait à la synagogue. C’est là que l’infortuné était examiné, et, s’il était circoncis, il prenait automatiquement place dans le prochain convoi pour Drancy. »

Dès le 9 septembre, la Gestapo [9] s’était installée à l’Hôtel Excelsior pourchassant les juifs avec une particulière brutalité.

André Chaigneau, Préfet des Alpes-Maritimes, pas plus que Augusto Spechel, Consul Général Italien ne purent échapper à l’inspection des Services de Sécurité allemands qui voulaient les listes des Juifs. Ni chez Chaigneau, ni chez Spechel, ils n’obtinrent satisfaction. Au Bureau Racial de Police, Lospinoso était introuvable, les listes des Juifs également ; Lospinoso, en accord avec Donati, avait brûlé toutes les listes et tous les rapports en sa possession.

Dans une ultime tentative de survie, nombre de Juifs de Saint-Martin-de-Vésubie, « assignés à résidence forcée comme sujets ennemis d’Italie », suivirent le chemin pris par les troupes italiennes. Claude Kelman parle de la ’Marche des fantômes’, dans les nuits des 10 et 11 septembre 1943, au départ de Saint-Martin-de-Vésubie [10] situé à 1200 m. d’altitude dont la crête culminant à 2 680 m. constitue la frontière naturelle entre la France et l’Italie. Il raconte l’épisode des Juifs fuyant à pied à travers la montagne... Mais à Valdieri, la Gestapo, arrivée en camions, les attendait direction Nice, Lyon, Drancy, Auschwitz.

De septembre 1943, date de l’entrée des troupes allemandes à Nice et de l’arrivée de Brünner, à la libération de la ville en août 1944, 3273 juifs ont été arrêtés.

Le bilan de la Déportation s’établit dans ce département des Alpes-maritimes à 3612 personnes soit 14,49% de la population juive.

Qu’advint-il d’Angelo Donati ?

Dans un télégramme, daté du 26 septembre 1943, adressé à l’Office Central de Sûreté du Reich à Berlin, Rœthke écrit : ’On suppose que Donati va essayer de se rendre auprès des troupes anglo-américaines’.

Et bien non ! Le contentieux avec Eisenhower, qui avait fait échouer le plan de Donati, ensevelissant des milliers de vie, pesait trop lourd. Il lui fallait atténuer cette immense déception, cette énorme fracture, cet échec meurtrier.

Caché d’abord chez un de ses neveux à Milan, et sachant que sa famille se trouvait à Montreux (Suisse), Donati essaya de la rejoindre ; refoulé une première fois à la frontière suisse, il fit, après un séjour dans un camp de réfugiés, une seconde tentative et un passeur, sans doute prévenu de son arrivée, l’aida à traverser la frontière.

Le 14 novembre 1943, Angelo Donati arriva à Sagno (canton du Tessin) et avec lui trois de ses neveux Amedeo, Raffaele, et Andréa, fils de son frère Salvatore. Parvenu à Montreux, Donati s’activa encore en faveur de ses coreligionnaires, jusqu’à conduire une transaction avec les Allemands : des camions pour l’armée allemande contre un train de Juifs en provenance d’Auschwitz.

Si la Gestapo ne put mettre la main sur Angelo Donati, bien qu’il avançât l’épée dans les reins, elle arrêta nombre de ses correspondants et notamment sa secrétaire Germaine Meyer, alias Marie Gauthe. Au cours de son interrogatoire, malgré l’attirail de ruses, de manœuvres, de chausse-trappes et de violences qui assassinent avant le revolver, elle fit preuve de hardiesse ne livrant que des prénoms et apportant des objections valides à toutes les vérités qui lui étaient assénées. Elle mourut en déportation.

Sitôt après la guerre, Angelo Donati retourna à Paris où il reprit possession de son appartement près des Champs-Élysées.

Souffrant dés les années cinquante d’une maladie vasculaire, peut-être la maladie de Raynaud, de nécrose des doigts, il quitta les grands de ce monde et décéda le 30 décembre 1960 un vendredi. ’Seuls les bons Juifs meurent le vendredi’ m’a dit son fils adoptif, Rolf Spier-Donati qui récite le Kaddish le jour anniversaire de la mort d’Angelo Donati, réalisant ainsi les vœux d’un homme réduit au silence mais pas à l’oubli, « rappelant les morts des portes des tombeau ».

Madeleine Kahn, ancienne élève dulycée Edgar Quinet

PS. Juif, Angelo Donati n’a pas droit au titre de Juste.

Médiagraphie

KAHN Madeleine, Angelo Donati. De l’oasis italienne au lieu du crime des Allemands, Paris, Éditions Bénévent, 2004
Mémoire et histoire au lycée Edgar Quinet, Paris 9e
LE CLÉZIO Jean-Marie G., Étoile errante, Paris, Gallimard, 1992
LOY Rosetta, Madame Delle Seta aussi est juive, Rivages 1998, Un chocolat chez Hanselmann, Rivages, 1996
MASPERO François, II tempo degli Italiani, Turin, Einaudi, 1998
MAOUS Françoise, Coma. Auschwitz, n°A.5553, préface Pierre Vidal-Naquet, Le Comptoir Editions, 1996
POLIAKOV Léon, La condition des Juifs sous l’occupation italienne, Paris, CDJC, 1946
RODOGNO Davide, Il nuovo ordine mediterraneo. Le politiche di occupazione dell’Italia fascista in Europa (1940-1943), Turin, Bollati Boringhieri, 2003

Article sur Angelo Donati :
https://www.lesenfantsetamisabadi.fr/fr/article20160505.html
A venir : L’Italie fasciste

PC 22 - Les juifs dans les zones d’occupation militaire italienne. Conférence de Davide Rodogno, texte de Madeleine Kahn. Témoignages de S. Floercheim et S. Solonovitch.
Les Juifs dans la zone d’occupation italienne

[1Cette conférence est reprise de : KAHN Madeleine, De l’oasis italienne au lieu des crimes allemands Éditions Bénévent, Nice 2003

[2Betar : mouvement de jeunesse sioniste. Betar est le nom d’une ville au sud-ouest de Jérusalem, qui résista aux Romains et tomba en l’an 135.

[3Donati est un «  ebreo discriminato » (c’est-à-dire un Juif italien non soumis à la législation antisémite)

[4Leur réseau, « Marcel », a sauvé 527 enfants juifs.

[5Cité par Jean Kleinmann in ’Pérégrinations des Juifs étrangers dans les Alpes maritimes’ – Revue Recherches Alpes maritimes et contrées limitrophes – Régionales n° 173 - 2004 op. cité p.67

[6Inspecteur général de ’la police raciale italienne’ op. cité p. 67

[7La ’police raciale’ avait recensé 22 000 Juifs.

[8POLIAKOV Léon, Les conditions des Juifs en France sous l’occupation italienne, Éditions du Centre, Paris, 1946

[9Le chef en était Alois Brunner, SS, Obersturmbannführer, chef du commando anti-juif, op. cité p. 73

[10« 1943, Le temps d’un répit », documentaire d’André Waksman, France 3, 2009. (Il a interrogé des témoins, des gens qui lui ont permis d’avoir la vie sauve.
Un si bel été, un documentaire de Raphaël Krafft et Véronique Samouiloff :
https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/histoire-des-migrants-24-1943-saint-martin-vesubie-lhistoire-dun
Exils d’hier et d’aujourd’hui