Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Filmer la guerre. Les Soviétiques face à la Shoah 1941-1946

par Catherine Montjanel
vendredi 30 janvier 2015

Entre 1941 et 1945, les Soviétiques ont tourné des centaines d’heures de films sur l’ensemble du front de l’Est afin de dénoncer la barbarie nazie.

Filmer la guerre. Les Soviétiques face à la Shoah. 1941-1946

Au mémorial de la Shoah jusqu’au 27 septembre 2015

Entre 1941 et 1945, les Soviétiques ont tourné des centaines d’heures de films sur l’ensemble du front de l’Est afin de dénoncer la barbarie nazie car si les Anglo-américains n’ont découvert, en Allemagne occidentale, que des camps de concentration, les cinéastes et photographes soviétiques ont pu filmer, tant dans son ampleur que dans la variété des mises à mort, les traces et conséquences de la Shoah.

Ils sont les seuls à avoir pu filmer les lieux des plus importants massacres de civils européens mais souvent sans que la spécificité juive des victimes soit indiquée, au moins dans la première partie de cette exposition.

Première partie qui évoque la reconquête du terrain perdu (1942-1943) [1],puis la libération des pays baltes, de la Pologne et enfin la conquête de l’Allemagne orientale (1944-1945).

Les cinéastes, sur les pas de l’Armée rouge, découvrent les premiers charniers dus aux exactions des Einsatzgruppen : destructions matérielles (villages rasés, isbas brûlées) et bien sûr humaines. Attention, certaines scènes : exhumations de cadavres en putréfaction, autopsies, par des médecins légistes russes, de bébés, dans le but de connaître la cause de leur mort, sont insoutenables. Ces extraits de films sont brefs mais, à mon sens, pas regardables par de jeunes enfants, ni même des adolescents.

D’autres documentaires sont à peine plus supportables tel celui montrant en parallèle des soldats allemands défilant, hilares, l’arme à la bretelle et des vues d’enfants, de vieillards, de femmes (les hommes étaient ou au front, chez les partisans ou déjà morts) tués par la soldatesque brune. Le contraste est saisissant et révoltant.

Ces films étaient destinés à la propagande et ce pour plusieurs raisons :
Les autorités soviétiques voulaient ainsi motiver leur propre population pour le combat contre les fascistes.
Collecter des preuves en vue des futurs procès [2].
Alerter l’opinion internationale afin d’accélérer un deuxième front en Occident.
Et convaincre les Alliés de leur détermination totale dans la lutte contre l’Allemagne nazie. Est-ce pour cette dernière raison que l’exhumation des fosses de Katyn fut filmée et que le commentaire de l’opérateur attribue le massacre de dizaines d’officiers polonais aux Allemands alors que savons que cette tuerie fut l’œuvre du NKVD en 1940 ?

Machine à broyer les os, camp de Janowska ushmm

Un large panneau illustre le parcours « le travail » du Sonderaktion 1005, Kommando qui, entre novembre 1942 et septembre 1944, était chargé d’effacer toutes preuves des tueries en exhumant et incinérant les cadavres contenus dans les fosses. En 1944 l’Armée rouge talonnait ces « nettoyeurs » et l’encadrement SS de ces Kommandos n’avait pas toujours le temps de détruire leurs « instruments de travail ». C’est ainsi que l’on peut voir une machine très particulière puisqu’elle était destinée à broyer les os calcinés. C’est une photo exceptionnelle car on ne connaissait cet engin que par les croquis laissés par les rares survivants de ces Kommandos.





Seconde partie : L’"ouverture" des camps en territoire polonais 1944-1945

Au début de l’été 1944 l’Armée rouge franchit les limites de l’Union Soviétique. Des unités militaires découvrent les camps d’extermination, quelquefois de façon fortuite.

Cette nouvelle preuve de la barbarie nazie est exploitée à des fins de propagande internationale. Deux films sont consacrés, l’un au camp de Maidanek, l’autre à celui d’Auschwitz. Pour ce dernier les Soviétiques ont procédé à des reconstitutions. L’une montre des détenus accueillants les soldats russes avec force vivats et hourras. L’autre scène montre des femmes âgées et relativement bien nourries installées sur les coyas dans une baraque. Images reconstituées car les femmes âgées (comme les hommes de même génération) étaient envoyées directement à la chambre à gaz dès leur arrivée.

Ces deux extraits ont été coupés au montage mais on peut les visionner à l’exposition. D’autres archives sont authentiques : détenus apathiques et squelettiques derrière les barbelés et enfants soulevant la manche de leur paletot pour montrer leur bras tatoué. Ces enfants n’avaient pas été gazés tout de suite car ils étaient gardés pour des expériences pseudo-médicales.

On peut voir également l’intérieur des baraques avec la multitude de souliers, valises, etc. Contrairement aux victimes des fosses, la judéité des victimes n’est pas ici dissimulée car on peut voir une quantité astronomique de châles de prière, d’objets religieux et des vêtements sur lesquels l’étoile jaune est encore visible.

Le pouvoir soviétique connaît depuis fin 1941 le sort des juifs en zone occupée. Mais se trouve devant un dilemme, je cite :
1) Évoquer le sort des Juifs ne reviendrait-il pas à accepter les critères raciaux contre lesquels il lutte ?
2) En terme de mobilisation du peuple, toute insistance sur le massacre des Juifs n’aurait-elle pas comme conséquence de renforcer l’idée selon laquelle les nazis, je cite toujours « ne s’en prendraient qu’aux Communistes et aux Juifs » et donc prendre le risque que le peuple russe ne se sente pas concerné ?
Cette ambivalence fut fluctuante, tantôt claire, judéité affichée, tantôt dissimulée.

La visite se clôture sur les procès de 1943 à 1949 dont celui de Nuremberg où les documentaires tournés par les opérateurs soviétiques servirent de preuves à charge. Dans ces procès filmés, on voit et on entend des soldats allemands reconnaître leur participation aux mises à mort et notamment par les fusillades au bord des fosses. C’est la première fois que des témoignages évoquent aussi explicitement la Shoah par balles en Europe orientale.

La suite logique est qu’on assiste à la pendaison des criminels de guerre nazis devant une foule réjouie mais digne.

Cette exposition remarquablement construite et qui mérite d’être vue me laisse avec un questionnement : pourquoi les autorités soviétiques ont-elles effacé la judéité des victimes [3] ? Des explications ont été avancées (voir plus haut) mais ne faut-il pas y voir ou au moins le soupçonner un antisémitisme plus ou moins larvé, héritage de la Russie tsariste [4] ?

Catherine Monjanel.

Article paru dans le Petit Cahier n°23
PC N°23 Guerre et génocide des Juifs à l’Est de l’Europe, Conférence-débat du Cercle d’étude du 18 mai 2012 : conférence de P.-P. Preux, témoignages de M. Kahn, de L. Cain, I. Choko, É. Gricman, poèmes d’A. Cytrin, textes de M. Braunschweig, M.-P. Hervieu, J.-L. Landier, C. Monjanel, N. Mullier, A. Pasques, B. Vinatier.

Guerre et génocide des Juifs à l’Est de l’Europe commande possible : Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah, Maison des Associations du 11e arrondissement, 8, Rue du Général Renault, 75011 Paris

  • Compléments
    "La vérité est que l’ensemble de ces images constitue une trace irréfutable et sans équivalent de ce que fut la Shoah à l’Est. " Valérie Pozner, chercheuse au CNRS, une des responsables de l’exposition.

Parmi les opérateurs soviétiques, Roman Karmen, Mark Troïanovski, Avenir Sofin, Rafaïl Guikov, Ilya Guttman, et des femmes comme Ottilia Reizman ou Maria Soukhova.

https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-memoire-filmee-de-la-shoah

http://clioweb.canalblog.com/archives/2015/02/16/31536706.html

GROSSMAN Vassili, Carnets de guerre, Calman-lévy, 2007 : Le massacre des Juifs de Berditchev ;
L’article de Grossman fut censuré, d’une part pour ne pas accorder trop d’importance aux juifs et d’autre part, pour ne pas mettre en cause les Ukrainiens.

"Les soldats criaient depuis leurs véhicules " Jude kaputt !" en agitant les bras.
... Le 4 septembre une semaine après l’organisation du ghetto, on envoya mille cinq cents jeunes gens travailler aux champs. Ils furent tous fusillés...
La préparation de l’Aktion s’achève. Les fosses étaient creusées...
Ce carnage monstrueux d’êtres innocents et sans défense dura toute une journée entière, une journée entière le sang coula sur la terre argileuse, ocre. Les fosses étaient remplies de sang ... les bottes des bourreaux étaient trempées de sang." Grossman

Le manuscrit sauvé du KGB, “Vie et destin” de Vassili Grossman. film d’histoire de Pessac, 2017

La "Shoah par balles" à l’Est : massacres de masse

Film soviétique sur la libération d’Auschwitz  :

https://www.youtube.com/watch?v=0V0RMf2qU18

27.01.1945 : Les Soviétiques à Auschwitz :
http://clioweb.canalblog.com/archives/2015/01/25/31421794.html




"Still photograph from the Soviet Film of the liberation of Auschwitz, taken by the film unit of the First Ukrainian Front, shot over a period of several months beginning on January 27, 1945 by Alexander Voronzow and others in his group. Child survivors of Auschwitz, wearing adult-size prisoner jackets, stand behind a barbed wire fence. Among those pictured are Tomasz Szwarz ; Alicja Gruenbaum ; Solomon Rozalin ; Gita Sztrauss ; Wiera Sadler ; Marta Wiess ; Boro Eksztein ; Josef Rozenwaser ; Rafael Szlezinger ; Gabriel Nejman ; Gugiel Appelbaum ; Mark Berkowitz (a twin) ; Pesa Balter ; Rut Muszkies (later Webber) ; Miriam Friedman ; and twins Miriam Mozes and Eva Mozes wearing knitted hats."Creative Communs

A propos de la photo des enfants derrière les fils barbelés à Auschwitz :
https://sfi.usc.edu/news/2015/01/8451-finding-children-behind-barbed-wire

Site du Mémorial :
http://filmer-la-guerre.memorialdelashoah.org/

Voir une séquence pédagogique :
http://filmer-la-guerre.memorialdelashoah.org/sequence_pedagogique.html

L’image comme preuve : l’expérience du procès de Nuremberg
Christian Delage, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2001, Volume 72, Numéro 72, pp. 63-78
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_2001_num_72_1_1413

Shoah, les oubliés de l’histoire, montage de films par Véronique Lagoarde-Ségot [5], 2014, 52 min.

À l’ouest, la libération des camps : Les camps de la mort, film INA
http://www.lemonde.fr/archives/temps_fort/2014/01/20/liberation-du-camp-auschwitz_4348799_1819218_4351805.html

PLIEVIER Theodor, Stalingrad, Libretto, 2017. (Stalingrad, Aufbau-Verlag, Berlin, 1945)
PLIEVIER Theodor, Moscou, Libretto, 2015.
https://www.cercleshoah.org/spip.php?article770
PLIEVIER Theodor, Berlin, Libretto, 2018.
https://www.mediapart.fr/journal/dossier/international/theodor-plievier-un-ecrivain-dans-l-europe-barbare
http://www.lemonde.fr/archives/article/1956/01/09/de-stalingrad-a-berlin-avec-theodor-plievier_2240588_1819218.html
Biographie de Plievier :
https://libcom.org/history/kaiser-goes-generals-remain-theodor-plivier-1932
Harry Wilde, Theodor Plievier. Nullpunkt der Freiheit, Verlag Kurt Desch, München Wien Basel, 1965

NM 24 janvier 2015

[1La bataille de Stalingrad du 17 juillet 1942 au 2 février 1943

[2Les Soviétiques créent, dès 1942, une commission d’enquête sur les massacres qui ne concernent pas que les juifs.

[3La politique officielle ne distingue pas les nationalités. Les 3 millions de juifs sur les 27 millions de morts en URSS, sont considérés comme des Soviétiques.

[4Les victimes sont des citoyens de l’URSS. Le mot juif n’est pas dans les rapports officiels.

[5Elle a réalisé le montage du documentaire israélo-palestinien Cinq caméras brisés