Éveline Szpirglas, née Kann le treize avril 1928
Convoi 77 du 31 juillet 1944. Se réveille libre, avec ses copines, le 8 mai 1945.
traversa le miroir le samedi quatre février 2023
L’inhumation se déroulera au cimetière de Bagneux le mercredi huit février à partir de quatorze heures trente
Témoignage enregistré par Dominique Dufourmantelle le 7 mars 2016 au domicile de Madame Eveline Kann.
"J’avais onze ans en janvier 1939. Ma mère est morte en 1934 et mon père en 1936. La seule famille qui me restait, ma grand-mère, ma tante et mon oncle, résidait à Berlin. J’avais une gouvernante qui s’était occupée de moi avec l’aide de mes grands parents, pour ne pas me mettre à l’assistance publique, pour que je vive normalement. Mais elle n’avait plus les moyens de m’entretenir. Elle a décidé de me placer à l’orphelinat, elle ne gagnait pas suffisamment sa vie.
On n’a pas voulu m’envoyer en Allemagne, le nazisme était installé depuis une dizaine d’années. Donc plutôt me mettre dans un orphelinat français à Paris. Monsieur Cohen révoqué de l’éducation nationale en 1940, arrive avec sa famille à l’orphelinat en 1941, pour le diriger.
Il y avait une centaine de filles et une cinquantaine de garçons, je crois. Nous étions totalement séparés. Au début, ils avaient leur réfectoire et nous le nôtre. Beaucoup de choses ont changé quand les Cohen sont arrivés. M. Cohen a mélangé les garçons et les filles. Les classes étaient à l’intérieur de l’orphelinat. Il y avait des instituteurs et des institutrices en fonction des classes primaires. Les Cohen ont apporté un modernisme et une ambiance totalement différente. Je n’ai jamais eu de problèmes à l’orphelinat. J’étais toute seule, je me suis relativement bien intégrée.
Je me suis retrouvée avec des viennoises et des allemandes qu’on a fait venir pour les sauver du nazisme. On a beaucoup sympathisé parce qu’on sortait de milieux semblables, on avait un passé parallèle et ça m’a aidé à m’intégrer plus facilement. Je ne pensais pas à me plaindre.
Au début de la guerre l’orphelinat allait en vacances à Berck plage. On s’est retrouvés coincés au mois d’août à Berck. La baronne avait affrété un navire qui se trouvait en baie de Somme pour nous évacuer sur le Canada. Donc quand les Allemands ont envahi la Belgique on nous a fait partir à pied. On a dû rebrousser chemin. On est resté un an à Berck. Le bâtiment était très grand, il y avait plusieurs dortoirs. Avant c’était une colonie de vacances. Ils nous ont évacués l’année suivante et ils nous ont ramenés à Paris.
Ils nous ont rapatriés à l’orphelinat en camion, en août 40 je crois. Une des institutrices qui enseignait à l’orphelinat a pensé qu’il fallait que je fasse des études secondaires. Elle avait été radiée de l’éducation nationale.
Elle s’est adressée à des collègues et leur a demandé de me prendre dans leur collège. Ainsi j’allais au cours complémentaire au collège public situé en face de la mairie du 12ème arrondissement. Tous les professeurs m’ont admise, ne m’ont pas déclarée et ont prévu de me cacher si nécessaire. Je prenais mes repas à l’orphelinat. J’ai été arrêtée quand j’étais en quatrième.
L’orphelinat a été dissout et on nous a dispersés dans des centres de l’UGIF. Je me suis retrouvée à Lamarck puis à Vauquelin, fin 43. J’avais quinze ans, j’étais trop âgée pour rester à Lamarck. J’étais française, j’ai échappé aux rafles, je n’étais sur aucune liste.
Je me souviens très bien de ces deux rafles. Le 16 juillet 42, les Allemands ont arrêté les trois soeurs Becker, mais pas la petite. Monsieur Cohen devait être au courant, il leur a dit : « On va vous cacher ». Elles ont refusé, « Non Monsieur, c’est vous qu’on prendra à notre place ». Elles sont restées et elles ont été raflées. Cela m’a beaucoup marqué parce que j’étais très amie avec elles. J’étais dans mon dortoir très tôt le matin. Je ne sais pas qui est venu les chercher pour les emmener. En 42 on n’arrêtait pas les Françaises.
La deuxième rafle eut lieu en février 43. J’ai un souvenir de cette rafle qui doit être fantasmé, ce n’est pas possible. Le dortoir était situé à l’arrière de l’orphelinat. Il y avait une petite cour, un premier bâtiment où se trouvaient la cuisine et l’appartement du directeur. J’ai le sentiment d’avoir vu le mur en face du dortoir s’éclairer, le mur de la rue Lamblardie. C’est l’impression que j’ai eue. Il y a eu beaucoup de bruit et on a su qu’ils venaient arrêter les enfants. Ils ont arrêté la plus jeune des soeurs Becker, Edith qui devait avoir 12 ans. Et Fanny Broche qui n’est jamais revenue. Son frère Maurice est revenu. Il est mort récemment.
Albert Cohen qui avait plus de vingt ans avait été envoyé dans le midi parce qu’il risquait d’être pris pour le STO ou d’être arrêté. Le fils aîné était prisonnier de guerre.
Monsieur Cohen s’occupait bien de moi. J’étais très souvent à l’appartement avec eux. Tout ce que je sais en musique, littérature, art, c’est chez eux que je l’ai appris. Monsieur Cohen a été arrêté deux fois, je ne sais pas pourquoi. Il a été libéré de Drancy.
Quand j’étais à Lamarck et à Vauquelin, j’ai poursuivi mes études dans le même collège du douzième. Madame Cohen insistait pour que je déjeune à l’orphelinat car j’étais loin de ces centres. Je partais tôt le matin.
Il y a eu le débarquement, on était très contentes, on pensait que tout irait bien.
Un convoi de 4300 personnes était prévu fin juillet, les gens du midi ne pouvaient arriver donc ils ont arrêté tous les enfants dans les maisons de la région parisienne. 300 enfants pour compléter le convoi. Ils tenaient des comptes exacts ! Les petits de Lamarck, les filles de Vauquelin, de plus de 14 ans.
J’ai retrouvé Jeanine Akoun et Suzanne Barman. On a été arrêtées ensemble à Vauquelin le 22 juillet 44 et déportées le 31.
Brunner est venu nous arrêter lui-même. On nous a entassées dans une petite camionnette et on nous a emmenées à Drancy.
A Drancy, je ne me souviens de rien, rien, rien. J’ai complètement occulté Drancy.
Nous sommes reparties de Drancy en bus pour prendre le train [1]."
Dominique Dufourmantelle
Eveline Kann, née le 13 avril 1928 dans le 17e arrondissement de Paris, de Robert Kann et de Lotte Mosehem. Elle est raflée au foyer de l’UGIF au 9 de la rue Vauquelin, dans la nuit du 21 au 22 juillet 1944.
Claire Heyman et l’Hôpital Rothschild : Claude ALBERMAN Dominique DUFOURMANTELLE, Annie LYON-CAEN, Serge KLARSFELD, Une Juste juive à l’Hôpital Rothschild, Association Fils et Filles des Déportés Juifs de France, 2020. Commande : FFDJF, 32 rue de la Boétie, Paris, 75008 |
Claire Heyman et l’Hôpital Rothschild
Sur les filles de Vauquelin et le convoi 77, voir aussi
Yvette Lévy, une biographie, convoi 77
[1] Elle est déportée à partir du camp de Drancy (gare de Bobigny) par le Convoi N° 77, le 31 juillet 1944 à Auschwitz-Birkenau.