Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Lina Federman Cabasso

par Gilbert Cabasso
samedi 3 décembre 2022

En hommage à Lina Federman Cabasso, décédée le 18 novembre 2022, à l’âge de 93 ans, ce texte personnel écrit par son fils, notre ami Gilbert, professeur de philosophie au lycée Victor Duruy. L’ayant rencontrée, telle qu’en elle-même, nous avons été touchées par ce récit d’une vie, d’une histoire, ayant traversé le siècle. Marie-Paule Hervieu et Peggy Inès Sultan

Lina
29 novembre 2022

Notre mère ? Moi, l’aîné, ai-je eu la même que mon frère cadet ? Nous nous le demandons parfois.

Je choisis d’abord d’évoquer l’enfant qu’elle fut, qu’elle demeura, pour une part, jusqu’à la fin, comme nous tous. Jusqu’à la fin, elle implorait, invoquait sa mère, en cette langue italienne qu’on parlait à Corfou, d’où venait son grand-père maternel : Madre ! Madre ! Son père, originaire de Kitchinev, en Moldavie, un homme dur, parfois brutal, meurt en 1938, elle n’avait pas dix ans. Histoire confuse de familles décomposées, sans
recomposition possible.

Lina est une petite fille d’Alexandrie, enjouée, qui ne cessait, les derniers temps, de se remémorer ses farces, ses comédies, ses jeux de jeunes princesses, dans les conversations qu’elle entretenait avec son amie Julienne, dont la mort, il y a à peine deux mois, a été sa dernière tragédie.

Elle me disait, la veille de sa propre disparition, à quel point Julienne la hantait. Ainsi finissait-elle sa propre vie, comptant ses dernières amies, Andrée, Liliane, Ginette, l’autre Liliane...Et de se répéter, de nous répéter : « Il n’y a plus personne...Plus personne ! » Hilda ne voulait pas être la dernière. Elle non plus.

Sa vie lui devenait d’autant plus insupportable qu’elle ne cessait tout à la fois de se plaindre des catastrophes prématurées qu’elle avait dû subir, et d’idéaliser son existence méditerranéenne. C’était une enfant pauvre, douée, se sachant tôt musicienne, rêvant d’une carrière que ses faibles moyens ne rendaient pas possible. Une très bonne élève qui, dès la première, devait renoncer à poursuivre ses études, contrainte, dès ses
seize ans, de donner ses premières leçons de piano.

Mais l’essentiel, dès lors, se jouait ailleurs. Dès 1944, la voici militante, ardemment communiste, petite juive ashkénaze d’abord stalinienne, antisioniste, se vantant de distribuer des tracts contre la création de l’État d’Israël dans les quartiers juifs d’Alexandrie. Jusqu’à récemment, elle se vantait, c’était émouvant, de la proximité qu’elle ressentait envers le monde arabe, gommant de sa mémoire l’antisémitisme qui s’y développait déjà. Arrêtée en mai 48 avec mon père, internée, puis expulsée en octobre comme juive, française et communiste, elle n’avait pas vingt ans, la voici jeune immigrée, militante, aux côtés de ceux de ses amis d’Egypte qui avaient subi le même sort, les Eddi, les Souhami, les Guini, fréquentant les cellules du PCF du XIVe, jusqu’aux sombres années 50, jusqu’à l’affaire des "Blouses blanches", qui devait mettre fin à
son appartenance au Parti, sans rompre son attachement exalté aux mouvements de masse, aux manifestations enchantées et musicales auxquelles elle aimait participer avec ses amis fidèles, Hilda, Maxime et tant d’autres. Plus tard, en 68, elle militait encore à Buc, aux côtés de ses camarades progressistes pour conquérir, en vain, la municipalité.

Elle avait sacrifié ses ambitions musicales aux nécessités du quotidien : celui de l’après-guerre misérable, vendeuse aux Galeries Lafayette, secrétaire révoltée devant le sort des exploités, forcée d’apporter tous les soins possibles à une mère malade, qui meurt en 1953, d’accompagner, douloureusement, un mari mal en point, qu’elle soutiendra dans les épreuves de sa dernière et longue maladie, terriblement angoissée, toujours, pour lui, comme pour nous, ses enfants, adolescents, hommes mûrs et vieillissants...

Rien ne la calme, jamais. Rien ne l’apaise. Elle se disputait beaucoup, souvent, polémiquait sans fin, se mettait en rage jusqu’à se faire du mal, au nom de sa générosité sans faille. Il n’était simple pour personne de ne pas être indéfectiblement d’accord avec elle. Et ce qui nous chagrinait, dans les dernières années, c’était l’art avec lequel elle se rendait malheureuse, la virtuosité avec laquelle elle dramatisait les petits accidents de l’existence. Jamais nous ne remercierons assez Marie-Odette de ses efforts inlassables pour atténuer ses exagérations, la violence des crises qu’elle savait admirablement mettre en scène.
Laurent, Marie-Odette et moi savons jusqu’à quelle extrémité elles pouvaient aller. Marie-Odette qu’elle aimait tant, comme elle nous aimait. Nos remerciements s’adressent aussi aux infirmières, qui l’ont soutenues jusqu’au bout, Rici, Christine, Helena, Christiane. Seul, peut-être, la consolait ce qu’elle voulait imaginer de nos réussites.

La musique, même, devenait trop belle pour le monde qu’elle ne parvenait plus à habiter. J’essayais maladroitement de la réconcilier avec la vie, de réveiller en elle un peu de cette joie qu’elle avait pu ressentir. Car cette femme aimait rire, adorait les histoires drôles, éclatait de rire quand on les lui racontait. Claire-Lise s’en souvient. Elle aimait accueillir avec chaleur, elle aimait les rencontres, les discussions, les diatribes, les
discours hauts et forts, sans nuances, tranchés, tranchants... à la condition de ne pas être contredite. Pépé et elle, j’allais dire méchamment « les derniers mélenchoniens », s’encourageaient à soutenir de toute leur ardeur, le combat des "Insoumis", malgré nos
réticences et nos mises en garde, vouant aux gémonies ceux qui « composaient avec le Grand Capital », quand bien même elle savait en tirer profit dans la gestion de ses quelques biens...Mélenchon, l’homme des colères dans lesquelles elle devait se reconnaître. Nostalgie d’un Parti, d’un chef, d’un grand mouvement populaire dont elle continuait malgré tout, à guetter les signes annonciateurs.

Son bonheur était de voir en Julien, Nathan, Samuel, Élie, les sursauts de protestations qui avaient été les siens. Elle ne rêvait que de partager, avec nous tous, ses idéaux
généreux.

Aujourd’hui, je découvre ce beau texte de Christian Bobin, que j’aurais voulu lui lire :
« Personne n’a une vie facile. Le seul fait d’être vivant nous porte immédiatement au plus difficile. Les liens que nous nouons dès la naissance, dès la première brûlure au feu du souffle, ces liens sont immédiatement difficiles, inextricables, déchirants.(...) La vie n’est rien de prévisible ni d’arrangement. Elle fond sur nous comme le fera plus tard la mort, elle est affaire de désir et le désir nous voue au déchirant et au contradictoire. »
Ce qu’elle n’avait, je crois, jamais pu accepter. Il lui restait, disait-elle constamment, à résoudre son problème avec la mort.

Désormais, c’est en nous qu’elle continue de vivre...

Gilbert Cabasso [1]
29 novembre 2022

[1Peggy, Marie Paule, Nicole, Gilbert étaient du projet Partenariats éducatifs pour la paix, France, Israël, Palestine