Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Lore Krüger, photographe, résistante, exilée

De par le monde
jeudi 7 novembre 2019

La vie dépendait d’un bout de papier "Von einem Stück Papier hing das Leben ab".

Quer durch die Welt. Das Lebensbild einer verfolgten Jüdin (De par le monde. Esquisse biographique d’une juive persécutée). De par le monde. Magdeburg, London, Mallorca, Barcelona, Paris, Marseille, Trinidad, New York, Wisconsin, Berlin.

La famille

Lore Heinemann nait à Magdebourg le 11 mars 1914. Ernst et Irene Heinemann ne respectent pas la tradition juive, un chandelier à sept branches sert de décoration, mais deux fois par an, ils vont à la synagogue. Ils ont deux filles, Lore, puis Gisela. La famille a des racines de la Hongrie à l’Allemagne, Bielefeld, Hanovre, Magdebourg, Kassel, Schöneberg-sur-Elbe, de la famille en Angleterre, à Paris, en Suisse, aux États-Unis.
Pour ses dix ans, Lore a eu une Boxkamera. Elle fait des photos depuis sa chambre, entre les volets, jouant avec la lumière.

  • Une atmosphère antisémite rend la vie difficile
    Avec la crise son père, qui est ingénieur, perd sa place. En 1932, à 18 ans, Lore trouve un emploi dans la Sparkasse (caisse d’épargne) à Magdebourg.
    Le 30 janvier 1933, Hindenburg nomme Hitler chancelier [1]. Les premiers camps sont ouverts.
    La vie devient pour les Juifs un parcours du combattant. Lore quitte la banque "librement". "Je ne pourrais jamais oublier ce jour", le boycott du 1er avril 1933, écrit Lore. Dans toute l’Allemagne des SA sont plantés devant les commerces juifs barbouillés d’inscriptions antisémites. Que faire ?

Une photographe en exil : 1934-1944

  • Londres, Majorque
    Lore émigre à Londres où elle commence un cours de photographe amateur, puis ne pouvant faire renouveler ses papiers, elle rejoint ses parents à Majorque, puis part étudier la photo à Barcelone. Ses parents lui offrent alors un Leica, un vrai appareil photo. De retour à Majorque, un jeune photographe ayant fréquenté le Bauhaus, lui donne quelques cours et lui conseille Florence Henri [2] à Paris.
  • Apprentissage de la photographie à Paris
    Lore Heinemann s’intéresse à la lumière, la transparence, le clair obscur, aux photogrammes. Elle apprend la photographie artistique avec Florence Henri et pendant son temps libre, elle photographie aussi la triste réalité, la misère dans les rues de Paris : "La politique occupait une place de plus en plus importante dans ma vie". Elle aime la langue française, même si "la langue est le dernier morceau de patrie que les émigrés emportent avec eux en exil, ils la maintiennent entre eux, et elle leur donne, dans un pays étranger, un fragment de sécurité". (p. 70).
  • Le cercle des exilés
    De nombreux émigrés allemands sont à Paris. Du matériel antinazi est passé en contrebande en Allemagne, des écrits par des émigrés, comme le Braunbuch über Reichstagsbrand und Hitler Terror (le livre brun, sur l’incendie du Reichstag et la terreur hitlérienne, en Tarnschriften (écrits camouflés) sous le titre "Wallenstein", pièce de Schiller, avec une couverture originale d’un Reclam [3].
  • Lore déménage avec sa sœur Gisela, 10 rue Dombasle dans un immeuble où résident de nombreux exilés, comme Walter Benjamin qui se promène en peignoir de bain marron qu’elles appellent "Esprit de la forêt", Arthur Koestler, Rudolf Neumann, un médecin, Hans Ekstein [4], des brigadistes. Elle fréquente Anna Seghers et son mari László Radvány, Alfred Kantorowicz, des exilés espagnols, des opposants aux nationaux-socialistes.
    Elle fait leurs portraits avec des regards "hors camera".

Lore suit des cours à l’Université libre allemande (Freie Deutsche Hochschule) où László Radvány est son professeur. Elle rédige un mémoire sur "La propagande nazie", étudie la technique de Goebbels selon la réclame américaine : Plus un mensonge est gros, plus il sera cru et Mein Kampf. Elle fréquente la Bibliothèque de l’Allemagne libre (Deutsche Freiheitsbiibliothek ou Bibliothek der verbrannten Bücher, Bibliothèque allemande des livres brûlés), 65 boulevard Arago, créée par Alfred Kantorowicz, avec 11 000 livres.

En 1936, elle a une commande pour des photos de Tsiganes venant de toute l’Europe en pèlerinage aux Saintes-Marie-de-la-mer.

  • La guerre d’Espagne :
    En 1936, des contre-Olympiades aux Jeux de Berlin, sont organisées à Barcelone.
    À Majorque, en août 36, elle photographie des corps calcinés de jeunes assassinés et brûlés par des phalangistes à Porto Cristo.

De retour à Paris, son ami Rudolf Neumann, médecin, lui fait rencontrer Ernst Krüger [5]

Elle s’engage aux côtés des Républicains, manifeste, fait des collectes, des photos en 1937 de l’exposition internationale, avec le tableau de Picasso, Guernica. De retour d’une visite à ses parents, ses photos d’Espagne sont perdues, les militaires l’ont obligée à ouvrir son appareil photo.

  • La deuxième guerre mondiale
    livre de Lore


    - En mai 1940 les Allemands entrent en France. Les résidents allemands, "indésirables", sont internés dans des camps, Daladier a peur des espions.Lore est internée au Vél’ d’Hiv’ avec plus d’un millier de femmes allemandes, puis à Gurs [6], dans la boue et la misère. Ernst Krüger est interné à Damigny, puis au camp de Bassens près de Bordeaux.

L’île de Majorque où sont réfugiés les parents, est aux mains des phalangistes. Les juifs doivent quitter l’ile dans les dix jours. Ernst et Irene Heinemann qui ont un affidavit pour Atlanta, mais pas de visa, se suicident le 22 juillet 1940.

  • La course aux papiers [7], avec le danger de tomber dans les mains de la Gestapo qui avec l’aide du gouvernement de Vichy ’écume’ les camps. [8]. Lore est libérée de Gurs, retrouve Alexander Abusch et Ernst Krüger, ils partent à pied pour Toulouse. La résistance leur organise des faux papiers. Lore a une carte d’identité française, Ernst et Abusch, une carte de prestataire polonais.
    Ils se rendent à Marseille pour avoir un visa collectif délivré par le consul du Mexique Gilberto Boques pour leur groupe de l’Interbrigade et leurs compagnes, Albert et Herta Norden, Gerhart et Hilde Eisler, Philipp et Else Daub, Albert et Emmy Schreiner, Hans Marchwitza, Karl Obermann, Ernst Krüger. Il faut quitter l’Europe par Marseille [9]. Ils attendent un bateau, dormant dans un tonneau aménagé avec la peur d’être dénoncés. Lore et sa sœur Gisela ont un visa signé Myles Standish, vice-consul des États-Unis. L’oncle Léopold a contacté le JOINT.

À bord du Winnipeg pour Mexico, quelques cabines sont réservées aux riches. 30 places pour 1000 passagers. Leur groupe chante sur le pont, les marins viennent les écouter. Le 26 mai 1941, en pleine nuit, le navire est arraisonné par une canonnière hollandaise au large des Antilles, et les émigrants soupçonnés d’être des espions nazis sont conduits dans un camp anglais à Trinidad [10], Saint Domingue. Ils parlent avec les soldats noirs qui les gardent. C’est "luxueux" par rapport aux camps français.
Il n’y a pas de bateau pour le Mexique.

  • New York
    Lore et Ernst partent pour New York grâce à l’aide de la Lincoln brigade, des anciens d’Espagne et du Dr Kurt Rosenfeld, qui leur procurent papiers et argent. Le 13 juin 41, ils atterrissent à New York. Long Island.
    Lore gagne de l’argent en faisant des portraits.

Pour continuer la lutte contre les nazis, Ernst fait des conférences et elle traduit.
Ils fondent le périodique The German American avec avec Kurt Rosenfeld, le Président du German American Emergency Conference. Il existe des journaux d’extrême-droite, et pas de journaux antifascistes. Le rédacteur en chef est Max Schroeder. De nombreux auteurs participent dont Heinrich Mann. Lore traduit, fait des photos, écrit pour le German American, parle à la radio, quand sa fille née en 1942, lui laisse le temps.
La famille va se reposer dans le Wisconsin.

Ils ont des contacts en France avec le Travail Allemand [11], diffuser des idées antifascistes dans les camps de prisonniers.

Le retour en Allemagne

Leurs demandes sont rejetées. Ils pourraient être des "espions atomiques" comme leur camarade Eisler, retenu.
En décembre 1946, ils retournent en Allemagne.
Ils voyagent à bord d’un bateau soviétique, traversent l’Atlantique. Elle est enceinte, il n’y a pas de médecin à bord du cargo. Odessa.
Enfin, ils prennent un train, Moscou, l’Ukraine, la Pologne détruite, ils traversent des ruines, arrivent à Berlin dans la zone d’occupation soviétique.
"Que des maisons kaputt et pas d’Ice cream", dit Susi, 5 ans.

Berlin est libérée de la pensée nazie.

Après la naissance de Peter, elle doit abandonner son métier de photographe à cause de problèmes cardiaques.
Elle devient traductrice chez Aufbau-Verlag à Berlin-Est, de littérature anglaise et américaine, d’auteurs comme Mark Twain, Robert Louis Stevenson, Joseph Conrad, Daniel Defoe, Henry James, Doris Lessing...

Elle témoigne auprès des jeunes de son combat antifasciste et contre l’extrême droite.
Elle décède en 2009 à Berlin (Est).

Sources :

Lore KRÜGER, Quer durch die Welt. Das Lebensbild einer verfolgten Jüdin, Schkeuditzer Buchverlag, Schkeuditz, 2012, 155 p., un livre autobiographique.
"Ein Büro am Broadway" : interview de Lore Krüger
https://www.jungewelt.de/artikel/55352.ein-b%C3%BCro-am-broadway.html

Des photos :
Lore KRÜGER, Catalogue de l’exposition à Berlin, c/o-berlin, 2015 ; Ein Koffer voller Bilder (Une valise pleine de photos 1934-1944), Fotografien von 1934 bis 1944, Édition Braus, Berlin 2012.
Ausstellung “Lore Krüger. Ein Koffer voller Bilder – Fotografien von 1934 bis 1944” im C/O Berlin.
http://www.weltenschummler.com/design-art/lore-krueger-fotografie-ausstellung-co-berlin/
Exposition au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, 2016, Lore Krüger, Une photographe en exil, 1934-1944.

Alfred KANTOROWICZ, Exil in Frankreich : Merkwürdigkeiten und Denkwürdigkeiten, Hambourg, 1983
Alfred Kantorowicz, Exil en France
Adrien BOSC, Capitaine, Stock, 2018
Marseille, La Martinique, la Pointe du Bout, Saint Domingue, le Mexique
Capitaine-Paul-Lemerle d’Adrien Bosc, fuite vers l’Amérique

Barcelone 1936, Les Olympiades oubliées, documentaire réalisé par Ariel Camacho et Laurent Guyot

Berlin Hinter der Kamera, Jüdische Fotografinnen, Biografien und Arbeiten
Rathaus Berlin-Schöneberg, exposition Donnerstag, 28.11. 2019, 18.00 Uhr
http://www.wirwarennachbarn.de/index.php/rahmenprogramm-15.html
„Die Riess“, Yva, Marianne Breslauer und Eva Besnyö sind nur einige der Namen der Fotografinnen, die sich in den 1920er Jahren etablierten. Sie waren Teil der Moderne – und sie kamen aus jüdischen Familien.
https://www.dasverborgenemuseum.de/files/Downloads/riess_flyer.pdf

[2Elle a suivi des cours au Bauhaus de Weimar auprès de Paul Klee et Vassily Kandinsky, puis du Hongrois László Moholy-Nagy à Dessau.
Rendezvous mit Fotografinnen 1900 – 1935 :
https://dasverborgenemuseum.de/ausstellungen/aktuell/ausstellungen/wahlverwandschaften

[3Eine Dokumentation von Mitte 1933 über die Verbrechen der ersten Monate des 3. Reiches , livre de poche classique des éditions Reclam] télécharger le livre :
https://ia800307.us.archive.org/9/items/BraunbuchberReichstagsbrandUndHitlerterror/BraunbuchberReichstagsbrandUndHitlerterror_text.pdf

[4Ekstein est le frère de Lisa Fittko, « J’avais le devoir de faire quelque chose contre ces brutes. L’heure d’y aller avait sonné ». in Le chemin des Pyrénées, Paris, Maren Sell, 1987

[5Ernst Krüger, communiste, persécuté par le régime nazi, tabassé par les SA, jeté en prison, libéré mais repris par la Gestapo, passé clandestinement en Tchécoslovaquie avec l’aide des ’montagnards rouges’ Rote Bergsteiger, puis engagé dans les Brigades internationales de 36 à 38, passé en France, malade.

[6Hannah Arendt, apatride, elle aussi, après le Vél’ d’Hiv’ en 1940, est internée à Gurs.

[7passeports, visas, sauf-conduits, visas de transit, affidavits, visas de sortie du territoire

[8"Livrer sur demande", article 19 de la convention d’armistice. La liste noire Kundt interdit aux ennemis du Reich de quitter le territoire.

[11Le travail allemand TA : Travail antifasciste allemand, organisation spéciale de la résistance avec des germanophones chargés d’infiltrer des services civils allemands, débaucher des soldats, [[ Peter Gingold, "Jamais résignés". Résistance par le "Travail allemand"