Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

« Mauthausen » récit de Iakovos Kambanellis

Fiche de lecture par Martine Giboureau
vendredi 28 février 2020

« C’est Mauthausen qui m’a défini comme homme, je suis encore un homme du camp. »

« Mauthausen »

Fiche de lecture « Mauthausen » récit de Iakovos Kambanellis, traduit par Solange Festal-Livanis, Albin Michel, 2020.
Prix du livre étranger France Inter / Le Journal du Dimanche 2020

Ce gros livre (371 pages) est qualifié de ‘’récit’’ : l’auteur reste toujours à hauteur de témoin, d’individu racontant ce qu’il a perçu. Parfois la traductrice ajoute une note donnant l’information que les historiens ont pu préciser alors que le récit transmet ce qui se disait au camp : les rumeurs se répandaient sans que personne ne sache l’exacte vérité !

La conception du livre est particulière : l’auteur raconte, à partir du 5 mai 1945, les mois qui ont suivi l’arrivée des troupes états-uniennes et intercale des récits de ce qu’il a vécu quand le camp était sous l’autorité des SS, sous forme de « flashes-back » entre autres racontés à Yannina, une détenue lituanienne devenue sa compagne à la ‘’libération’’ du camp.

Le livre a connu plusieurs éditions en Grèce mais vient d’être traduit en français : la première date de 1963 et l’auteur y affirme « Mauthausen est une histoire ‘’vraie’’ comme je l’ai revécue pendant les heures où je relisais d’anciennes notes [1] et où j’essayais de me la ‘’remémorer’’. » Le livre fut de nouveau publié en 1995 et l’auteur raconte alors dans sa préface : « La rédaction de cette chronique commença concrètement quelques mois après mon retour. […] En novembre 1963 […] je me souvins de mes manuscrits. ». Il proposa alors deux épisodes au journal Eleuthéria, fit sensation, réécrivit tout depuis le début, et au fur et à mesure publia ses textes dans ce journal. Ces textes devinrent un livre paru en décembre 1965. En 1995, « c’est maintenant la troisième fois que je me penche sur ces textes. […]J’ai pu rectifier tout ce que je savais et avais écrit, j’ai pu corriger et compléter d’autres points qu’il était impossible de connaître parfaitement en 45. »

Le camp à l’époque des SS

Au fil des pages, l’auteur fait une description précise de son arrivée à Mauthausen, de tous les espaces du camp [2] dont bien sûr la carrière, la forêt près de laquelle étaient les tentes des femmes séparées des hommes par deux clôtures barbelées, des contraintes au quotidien dont les appels, des conditions atroces imposées aux détenus, des ‘’amusements’’ pervers des SS vis-à-vis des détenus, des formes de résistance individuelle, des quelques tentatives d’évasion dont celle collective du block 20 où « les SS fourraient tous ceux qui étaient ‘’à éliminer’’ » [3]. L’auteur raconte aussi comment la baraque ‘’à part’’ (c’est-à-dire celle des malades très contagieux où les SS n’allaient jamais) pouvait servir de cache (p 266 à 276). Un temps ‘’fort’’ est présenté : la visite d’un responsable SS [4] donnant lieu à des activités exceptionnelles, hors du rythme et obligations habituels, pour préparer le camp à cette venue. « Evidemment, dès le lendemain, les éliminations ont recommencé normalement, comme tout le reste. » (p 253) Toute une hiérarchie entre les détenus apparait et on découvre des ‘’nantis’’ comme cet étonnant baron allemand auquel la maman vient chaque semaine en voiture porter des colis (p 208). Des éléments concrets sont minutieusement décrits : la technique pour récupérer des mégots par exemple. « Les Tchèques ont le droit de recevoir des paquets de chez eux. En plus ils sont gentils : ils donnent. » (p 207).

L’auteur décrit aussi son propre parcours, ses différents kommandos, les moments où il a pensé qu’il ne pourrait pas échapper à la mort, son sens des responsabilités qui fait qu’une fois que les autres le chargent d’une ‘’mission’’, il ne se dérobe pas [5]. Il raconte aussi des ‘’hasards’’, moments de bifurcation qui lui sauvent la vie comme cet accident qui tue le nouveau sous-officier SS qui dès le matin de son arrivée s’était révélé impitoyablement cruel et les avait accusés d’espionnage et donc condamnés à être exécutés le soir même ! (p 255 à 259)

On retrouve ce que notre Cercle a de multiples fois présenté lors des conférences qu’il a organisées, dans les témoignages ou les articles historiques mis en ligne. Là comme dans les autres lieux concentrationnaires nazis, « tout ce qui se passe dans un camp est contre-nature, dément, incroyable, terrifiant. » (p 95). La qualité de ces récits tient à la façon très naturelle de raconter, au refus de tout pathos. D’ailleurs l’auteur, alors qu’il arrive seul à Plaisance en août 1945, affirme « Ici, je ne permettrais à personne d’avoir pitié de moi. […] Je ne me considérais absolument pas comme devant inspirer la pitié, ni comme poverello. Bien au contraire. J’étais fier de ce que j’étais. » (p 348 et 341)

Certaines descriptions sont sensiblement différentes de ce qu’on a pu lire ou entendre concernant Auschwitz. Par exemple, l’arrivée des ‘’Américains’’ le 5 mai, a été marquée par un enthousiasme délirant : « Nous hurlions, nous déchirions nos vêtements, nous nous agitions comme de beaux diables. […] Soudain on a vu s’élever parmi nous des drapeaux, américains, russes, anglais, espagnols républicains, tchèques, polonais, grecs, yougoslaves, italiens … Tous faits avec des chiffons cousus bout à bout à gros points. La plupart sentaient la peinture à l’huile. » (p 19)

Le camp après le 5 mai 1945

L’auteur nous fait aussi suivre au jour le jour ‘’l’après’’ 5 mai, alors que la plupart des récits s’arrêtent à l’ouverture du camp. Les premiers jours, les pillages des réserves SS, l’ingestion incontrôlée de nourriture malgré les recommandations du commandant américain, les exécutions par des détenus de gardiens, kapos, qui n’avaient pas fui sont simplement décrits, sans complaisance ni dénigrement. Et juste à côté, les chants et danses des Russes … Puis, les détenus libérés mais encore installés dans le camp s’organisent : soins aux malades, recherche des corps des fusillés pour les enterrer convenablement, organisation d’un comité d’administration composé d’un représentant par nationalité [6]. Iakovos est désigné par ses camarades grecs (un millier d’hommes et à peu près deux cents femmes, toutes juives) pour être leur représentant. Il devait recenser les morts, dresser des tableaux de départs, indiquant où chacun et chacune [7] voulait aller (ce qui était compliqué pour les Espagnols républicains ne pouvant pas rentrer dans l’Espagne de Franco ou les juifs voulant aller en Palestine). Les autorités américaines emprisonnent sur place des SS, les mettant hors de portée des vengeances individuelles, promettant un jugement par un tribunal international.

Ils ont pu aussi sortir du camp, aller dans les villages voisins, rencontrer des Autrichiens qu‘ils assimilaient volontiers à des Allemands donc à des nazis. « Nous aimions maintenant aller comme des clients convenables dans les magasins que nous avions pillés, brûlés et saccagés les premiers jours. » (p 130). « De temps en temps, nous allions en voiture jusqu’à la zone russe. Nous nous étions fait des copains parmi les soldats russes du poste-frontière sur la route. » (p 317) Les anciens détenus découvrent des « réfugiés », dont certains marchaient depuis des semaines, venant de Silésie à pied. Iakovos affirme alors : « Je n’ai pas été ému du tout » ce qui bien sûr fait écho à de nombreux témoignages [8] dont nous avons rendu compte. La confrontation avec des Allemands « prisonniers de guerre qu’avaient amenés les Américains pour les faire travailler à l’hôpital » est aussi très brutale et les détenus malades se sont violemment opposés à eux. Pourtant, quand la famille d’un détenu allemand résistant est venue à Mauthausen pour trouver des traces de leur fils et qu’elle a raconté sa résistance, ou quand ils ont appris que trois évadés du Block 20 avaient été sauvés par des Autrichiens, ils ont commencé à être perturbés : « Jusqu’à présent nous étions sûrs de nous. Nous détestions tout le monde : les Allemands, les Autrichiens. Tous ceux qui n’étaient pas d’anciens détenus du camp, nous les mettions dans le même panier que les SS. » Mais la découverte de ces comportements admirables « venait troubler nos sentiments et notre jugement. [… Elle] entamait une grande certitude qui nous permettait jusque-là d’exprimer avec facilité la haine que nous avions accumulée en nous. » (p 321-322)

Tous les aspects de la Vie qui reprend sont abordés. Ainsi on découvre des femmes qui « resplendissaient d’une joie profonde qui faisait briller leurs yeux […] La petite Stella est indisposée. C’est la première ! […] Nous croyions qu’ils nous avaient déglinguées … que c’était fini, que nous ne pourrions plus faire d’enfants, ni quoi que ce soit ! … Et ce matin de bonne heure, la petite Stella perdait du sang … La première … ». (p 117)

Toutefois, un nombre important de malades meurent dans le camp ‘’libéré’’. Et les cauchemars perturbent beaucoup de dormeurs. « Alors l’autre l’aidait à se réveiller, et le calmait en le serrant tout contre lui tout en lui criant : ‘’C’est moi qui te parle, c’est moi, je suis là, c’est moi, c’est moi.’’ » (p 121). La parole est d’ailleurs thérapeutique : « C’était habituel entre anciens détenus de se ‘’soigner’’ les uns les autres en se racontant ce qu’ils avaient vu ou entendu de plus effroyable. » (p 123)

Une galerie de personnages décrits dans leur quotidien

Des personnages sont présentés, suivis au long du récit et ces portraits subtils donnent une épaisseur humaine particulièrement intéressante et émouvante.

  • Les gradés SS : Ziereis [9], Schulz, Fassel (et sa femme), Leeb etc.
  • Le détenu, résistant allemand qui protège Iakovos dès son arrivée : Wilhelm Johann Schneider, passionné de la Grèce dont nous faisons connaissance p 59. S’adressant à l’auteur, cet humaniste dit : « Je t’envie. Tu vas aller dans un pays et chez un peuple que tu as des milliers de raisons d’aimer … Moi, je vais rester dans un endroit et parmi des gens qui me dégoûtent et qui, tant que je vivrai, me feront honte … » (p 304)
  • Yannina, l’amie lituanienne et Franco son mari italien qui vient la chercher à Mauthausen (ils s’étaient mariés à Munich ; il travaillait à l’usine où ‘’on les avait mises’’ ; durant la guerre, il n’était ni un partisan, ni un fasciste il « s’occupait juste de ses affaires’’.)
  • La biographie circonstanciée de Iakovos Kambanellis [10] est précisée dans la postface rédigée par la traductrice. Le livre, lui, nous permet de cerner le caractère de l’auteur, ses valeurs, son intelligence, sa sensibilité.

Un avenir espéré radieux

De nombreuses discussions politiques sont transcrites. On perçoit à plusieurs reprises l’immense espoir de construire un nouveau monde plus fraternel. « Imagine combien les hommes qui s’en sont sortis seront forts, grands et capables. […] Jamais auparavant l’homme a été si libre et si décidé à reconstruire le monde comme il l’entend, lui. » (p 91)

L’auteur découvre les divergences entre les juifs mais il voyait « là une assemblée du peuple où intellectuels, marchands, ouvriers, riches et pauvres, réunis à égalité dans un but commun, s’étaient approprié un morceau du chaos pour le modeler à l’image de leurs rêves. Je ne comprenais pas leurs différends, mais leur combativité me plaisait et leur lutte pugnace pour l’avenir était aussi la mienne. » (p 323). Mais les empêchements qu’imposent les Anglais aux juifs de Mauthausen pour rejoindre la Palestine conduisent à organiser un « enlèvement » des sionistes, y compris les malades « incurablement épuisés ». (p 326 à 338). Comme il leur avait promis, Iakovos Kambanellis part avec eux, passe le col de Brenner en leur compagnie, puis les laisse continuer leur périple tandis qu’il rejoint Plaisance où il doit retrouver Yannina.

Mais déjà les oppositions entre communistes et les non-communistes annoncent la guerre froide. « Les anciens détenus dont le pays avait été libéré par l’armée Rouge se sont partagés en deux de manière soudaine et violente. » (p 162)

Être libéré ?

Sur la couverture du livre on lit cette citation : « C’est Mauthausen qui m’a défini comme homme, je suis encore un homme du camp. » Au moment de quitter le camp, ils sont plusieurs à constater : « Je n’ai pas le moral. Cela me fait de la peine de partir … […] Cela avait beau être l’enfer, c’est devenu notre lieu à nous. » (p 328) Lorsque Iakovos quitte le convoi des juifs partant vers la Palestine, il remarque : « J’étais tout engourdi. C’était mes premiers pas dans un monde qui n’était pas Mauthausen, et c’était la première fois que je me retrouvais seul, coupé de mes camarades de Mauthausen. » (p 341) Toutefois, quand il part de Plaisance (sans Yannina qui reste avec Franco), au moment où il apprend que la bombe atomique a été larguée à Hiroshima, il raconte : « Je me suis mis à penser qu’on était en août, en 1945, et qu’une nouvelle époque commençait [11] … » (p 361)

Ce livre est à la portée de lycéens (ou de très bons lecteurs de troisième). « Il laisse au lecteur une intense impression d’humanité tant il exprime une expérience aux limites de l’indicible, métamorphosée en chant de résistance et de vie exceptionnel. » (quatrième de couverture).

Martine Giboureau

Mauthausen récit de Iakovos Kambanellis, traduit par Solange Festal-Livanis, Albin Michel, 2020

Iakovos KAMBANELLIS : Mauthausen, Editions grecques Athènes, Themelio, 1965 ; rééd. Kedros, 1995. Traduction française par Solange Festal-Livanis, Albin-Michel, 2020.

Mauthausen 5 mai 1945 :
http://clioweb.canalblog.com/archives/2015/05/04/31999855.html

Le camp de Mauthausen, 1938-1945, Autriche

[1A la fin du mois de juillet 1944, « je me suis mis à écrire. […] J’écrivais des choses éparses sur la vie au camp, celle d’avant la libération et celle de maintenant. » (p 322)

[2On le suit en particulier, libre, repassant avec Yannina partout où on les avait emmenés sous la menace des surveillants, partout où planaient en permanence les risques de coups voire d’exécution. Notre cercle a mis en ligne un article sur ce camp : https://www.cercleshoah.org/spip.php?article573&lang=fr

[3Kambanellis affirme que sur les quatre cent quatre-vingt-dix condamnés à mort du block 20 un seul avait pu réchapper à coup sûr lors de cette évasion : le soldat Semion Chtchakov. (p 79) https://fr.sputniknews.com/international/201902261040171931-camp-concentration-nazi-mauthausen-bloc-mort-evasion/

[4La rumeur au camp a prétendu qu’il s’agissait d’Himmler. La traductrice pense qu’il s’agit plutôt de Speer.

[5L’envoi de Iakovos à la Kommandantur pour réclamer des colis envoyés par la Croix Rouge par exemple (p 151 à 158)

[612 hommes ont représenté les Autrichiens, Allemands, Belges, Yougoslaves, Italiens, Tchécoslovaques, Hongrois, Soviétiques, Polonais, Français, Espagnols, Grecs. (p 32)

[7« A Mauthausen, près de deux cent quarante mille détenus avaient été exterminés. A avoir survécu, nous étions environ trente mille. Un sur neuf. » p 36 « Les Russes de Mauthausen sont partis en laissant derrière chaque survivant une quarantaine de compagnons martyrisés à mort. Plus que tout autre peuple. » (p 110)

[8Je pense entre autres à Ginette Kolinka qui dit avoir perdu toute sensibilité à sa libération.

[9Entre autre « anecdote » l’auteur relate le ‘’cadeau d’anniversaire’’ fait par Ziereis à son fils de 14 ans : deux détenus et un pistolet pour que le garçon apprenne à tirer sur des cibles vivantes. (p 303)

[10Écrivain, dramaturge, souvent considéré comme le père du théâtre grec contemporain ; né en 1922, arrêté à Innsbruck, prisonnier à Mauthausen sous le matricule 37734 d’octobre 1943 au 5 mai 1945 ; décédé en 2011.

[11Toutefois Kambanellis a dû faire face à son retour à la guerre civile en Grèce jusqu’en 1949. En 1965, il affirme : « Mauthausen a été écrit quand j’ai ressenti qu’étaient grandement trahies les espérances que j’avais eues après la fin de la guerre. » (p 367)