Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Capitaine-Paul-Lemerle d’Adrien Bosc, fuite vers l’Amérique

Marseille, La Martinique, la Pointe du Bout, Saint Domingue, le Mexique
vendredi 27 septembre 2019

À la manière d’un journal, Adrien Bosc relate l’odyssée d’un groupe de parias fuyant les nazis à bord du Capitaine-Paul-Lemerle. Des intellectuels, des antinazis, des républicains espagnols.

Adrien Bosc, Capitaine, Stock, 2018
Un résumé.

Marseille [1] est une ville refuge pour de nombreux étrangers dont des anciens des Brigades Internationales, des Républicains espagnols, des juifs d’Allemagne, d’Autriche, de Pologne, d’Europe orientale. Le 24 mars 1941, de sa fenêtre, depuis les Catalans, raconte Victor Serge, Simone Weil, la philosophe, observe une procession encadrée par des gardes mobiles casqués, d’hommes, de femmes et d’enfants qui monte vers le hangar n°7, au bassin de la Joliette, où le  Capitaine-Paul-Lemerle est à quai, espérant atteindre New York ou le Mexique. Ils sont munis de passeports, visas, sauf-conduits, visas de transit, affidavits, visas de sortie du territoire.

Des comités d’entraide, l’Emergency Rescue Committee » (ERC), le comité de secours des intellectuels allemands, l’IRA, le Comité America de Marseille, l’Hicem, essaient de trouver des solutions pour aider les exilés qui presque tous veulent aller aux États Unis. Des bruits ont circulé. Un consul mexicain délivrerait des visas, Varian Fry a une liste de gens à sauver [2]. Des réfugiés sont partis à bord du « Winnipeg », affrété par Pablo Neruda, pour des républicains espagnols [3] en route vers le Chili. Le « Wyoming » est arrivé à Fort de France. Le « Carimé » est dans le radoub de la Pinède en attendant le départ pour Fort de France.

On passe au contrôle. La liste Kundt interdit aux ennemis du Reich de quitter le territoire. Alfred Kantorowitz est bloqué, il a participé au « Livre brun » [4] des écrits camouflés sur la terreur hitlérienne et à la bibliothèque Die Deutsche Freiheitsbibliothek des livres brûlés Lore Krüger, photographe, résistante, exilée ]] mais il a un mot de passe qui lui vaut le tampon salvateur.
Alfred Kantorowicz, Exil en France

Ainsi, avec à son bord, des républicains espagnols en exil, des juifs, des intellectuels dont Claude Lévi-Strauss, André Breton, Jacqueline Lamba et Aube Breton, Victor Serge et son fils Vlady, Anna Seghers et sa famille, la photographe Germaine Krull, le peintre Wifredo Lam et Helena Holzer, l’écrivain Alfred Kantorowicz, Jacques Rémy (Assayas), le Capitaine-Paul-Lemerle quitte le port de Marseille, le 24 mars 1941. Sagols, le capitaine, suit le rivage méditerranéen ainsi des exilés peuvent reconnaitre des lieux connus, puis traverse l’Atlantique vers les Antilles.

Des cargos de marchandises ont été transformés en "paquebot". Quatre cabines pour l’équipage, deux cales transformées en dortoirs de 100 lits pour 250 passagers.
L’auteur recrée l’atmosphère qui devait régner à bord du bateau. Une répartition des passagers s’organise par quartiers. Des nantis près du commandant et des officiers, à l’avant les mères de famille, à l’entrepont les Espagnols, le dortoir c’est "La Villette", à la passerelle, les hommes d’affaires, au dessus près de la cheminée, l’élite du KPD "place Rosa Luxemburg", des émigrés politiques, des trotskistes, des spartakistes, des communistes à "Belleville", des officiers sur le pont supérieur. Mélange de langues. Promiscuité. Des toilettes. La cuisine. Une étable est construite sur le pont où deux bœufs, une vache et trois moutons sont embarqués.

Arrivés en Martinique, le lieutenant Castaing envoie les passagers qui n’ont pas l’esprit de la "Révolution nationale", au Lazaret de La Pointe du Bout, dans une ancienne léproserie, où de la paille et des rats les attendent. Ils sont "hébergés" sous contrôle de l’autorité militaire, logés dans des cases sans mobilier ni literie. Ils retrouvent d’autres exilés allemands.

Avec un jeu de l’oie imaginaire, les personnages avancent ou reculent vers un lieu d’accueil. Au bout de trois jours ils ont l’autorisation d’aller en ville, à Fort-de-France. André Breton, Wifredo Lam, rencontrent Aimé et Suzanne Césaire découvrent Tropiques, et Cahier d’un retour au pays natal. L’auteur introduit le jeune Edouard Glissant. Aimé Césaire et le peintre cubain Wifredo Lam débutent une longue amitié.

Claude Lévi-Strauss qui a peur d’être pris pour un espion avec ses notes sur les tribus indiennes du Brésil fait contrôler sa malle par le service de l’immigration. Certains ont leur visa expiré, des billets de bateaux sont à des prix excessifs.

À bord du Presidente Trujillo, ils partent pour Saint-Domingue qui accueille des Républicains espagnols, des communistes et des juifs d’Europe. Le dictateur est soupçonné de vouloir "blanchir" la population. Jacques Soustelle est à la recherche de ralliés à de Gaulle. Il vient au secours de Lévi-Strauss. Ils apprennent qu’à Saint Domingue une colonie juive existe à Sosua [5].

À Ellis Island point de contrôle pour l’entrée aux États-Unis, Breton, sa femme et sa fille passent. Claude Lévi-Strauss qui a fait examiner sa malle, peut rentrer, mais Anna Seghers-Radvanyi a des problèmes avec Ruth, sa fille myope que l’officier d’émigration prend pour une dérangée nerveuse. La famille doit partir pour le Mexique.
Germaine Krull continue sur Cayenne, puis sur Rio avec Jacques Rémy (Assayas). Lam qui n’a pas de visa, retourne dans son pays à Cuba.

Adrien Bosc évoque le témoignage de nombreux auteurs ou artistes exilés pour rendre plus authentique son texte. Il se rend sur place à la recherche des traces à Port de bout.
Il conclut : "Le trésor n’est jamais au bout du monde, il est au bout du chemin."

À lire. Très documenté, passionnant.

Médiagraphie

  • Les auteurs cités dans le livre
    Aimé CÉSAIRE, Cahier d’un retour au pays natal, revue Volonté, 1939, 1943 avec Lam, Cuba, 1947 New York, Paris, 1956, Paris, Présence africaine,... 2017.
    Catalogue de l’exposition Aimé Césaire, Lam, Picasso, "Nous Nous sommes trouvés" au Grand Palais 2011.
    Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, Paris, Plon, coll. « Terre Humaine », 1955
    Claude LÉVI-STRAUSS, Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993, 189 p.
    André BRETON, Martinique charmeuse de serpent, Avec textes et illustrations d’André Masson, éditions Sagittaire, 1948.
    Alfred KANTOROWICZ, Exil in Frankreich : Merkwürdigkeiten und Denkwürdigkeiten, Hambourg, 1983
    Alfred Kantorowicz, Exil en France
    Germaine KRULL, La vie mène la danse, autobiographie établie par Françoise Denoyelle à la suite de ses entretiens, Éd. Textuel - coll. L’écriture photograhique, 2015
    Germaine KRULL (1897-1985) réalise de nombreux reportages, publie des photos dans VU. Engagée dans la révolution spartakiste, elle photographie des architectures métalliques. Elle photographie des machines et du métal.
    http://lemagazine.jeudepaume.org/2015/07/germaine-krull-un-parcours-de-lexposition/
    Un voyage, Marseille-Rio 1941, Textes et photographies de Germaine Krull et Jacques Rémy, édition présentée par Olivier Assayas et Adrien Bosc, Editions Stock, 300 p.
    Anna SEGHERS, Transit, Autrement, 2018 préface de Christa Wolf devenue post-face, un propos de Nicole Bary.
    Transit, film de Christian Petzold, 2018
    Anna SEGHERS, La Septième Croix, le roman de l’Allemagne hitlérienne (Das siebte Kreuz), en 1942 en allemand chez El Libro Libre, au Mexique et en anglais aux Etats Unis, Gallimard en 1947, nouvelle traduction de Françoise Toraille, éditions Métaillé, 2020
    Eric JENNINGS, Last Exit from Vichy France : The Martinique Escape. Route and the Ambiguities of Emigration [6], University of Toronto, 2002.
    Varian FRY, « Livrer sur demande... ». Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941), nouvelle édition revue et augmentée de La Liste noire, Éditions Agone, Marseille, 2008, 356 p., rééd. avec Cahier photos et documents, Agone, collection « Éléments », 2017
    Varian Fry, "l’homme des visas"
    Marseille, années 40, Mary Jane Gold
    Victor SERGE, Carnets (1936-1947), Agone, coll. « mémoires sociales », 2012

N. M. 

[2Cf. « Livrer sur demande »

[3Lore Krüger photographe, est à bord. Lore Krüger, photographe, résistante, exilée

[5Émigration juive aux Caraïbes,einen Kibbuz in der Karibik

[6La Martinique en 1940-1941 étant une colonie française, pas besoin de visa de transit ou de séjour pour des réfugiés arrivant de Marseille. Le ministre de l’Intérieur Peyrouton se débarasse des indésirables et « étrangers en surnombre » s’ils ont un visa pour un autre pays