Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

« Le terrifiant secret » Walter Laqueur

CR par Martine Giboureau
mercredi 22 juillet 2020

« Les preuves réunies dans cet ouvrage indiquent que des informations concernant la "solution finale"’ avaient été reçues dans toute l’Europe en 1942, même si on ne connaissait pas encore tous les détails. »

Fiche de lecture

« Le terrifiant secret ; La ‘’solution finale’’ et l’information étouffée » de Walter Laqueur ; 289 pages ; collection Témoins Gallimard septembre 2010 ; préface de cette nouvelle édition par Walter Laqueur (les recherches de l’auteur « ont été entreprises à la fin des années 1970, et le livre fut publié [une première fois] en 1980 » )

Ce livre touffu comporte une préface datée de mai 2010 (7 pages), une introduction (16 pages), des appendices (31 pages), de très nombreuses et parfois fort longues notes de bas de page mais pas d’index alors qu’il y a énormément de personnes et de lieux cités et ce à plusieurs reprises. Les répétitions ne manquent pas. Malgré toutes ces réserves la lecture est intéressante, instructive mais des élèves risquent de se décourager rapidement.

Cette fiche de lecture tente donc de présenter le plus efficacement possible ce qui peut servir à des lycéens, sachant que « cet ouvrage porte non sur la question des secours mais sur celle de la transmission de l’information. » (p 17) Le sujet de ce livre est défini page 237 : « Les preuves réunies dans cet ouvrage indiquent que des informations concernant la ‘’solution finale’’ avaient été reçues dans toute l’Europe en 1942, même si on ne connaissait pas encore tous les détails. S’il en est ainsi, pourquoi les indications transmises étaient-elles si souvent mal interprétées et leurs implications rejetées ? »

Le plan choisi par l’auteur est géographique : L’Allemagne, les pays neutres, les Alliés, la Pologne puis se centre sur les communautés juives d’Europe occupée puis celles ‘’de Genève à Athlit’’. Le cadre chronologique est très restreint : juin 1941 – décembre 1942. L’auteur explique que pendant les six mois précédant la conférence de Wannsee en janvier 1942 « plus d’un demi-million de Juifs avaient déjà été assassinés par les unités spéciales des S.S., les Einsatzgruppen, et le premier centre d’extermination (Chelmno) avait commencé à fonctionner. » (p 12-13). Quant à la borne de décembre 1942, l’auteur la justifie ainsi : « « En décembre 1942, les institutions juives hors d’Europe avaient proclamé des journées de deuil et les gouvernements des Nations Unies avaient confirmé la nouvelle du massacre dans une déclaration commune. La nouvelle avait été radiodiffusée dans le monde entier et reprise dans tous les grands journaux n’appartenant pas à l’Europe occupée. » (p 13)

Je vais quant à moi pour présenter les informations-clés fournies par cet ouvrage suivre un plan thématique : les multiples alertes, les raisons pour ne pas agir, ce qui aurait pu être tenté.

I-Les multiples alertes : quand les juifs et les non-juifs ont-ils été informés de la ‘’solution finale’’ ? Par quelles voies les informations ont-elles été transmises ?

  • Les témoins

Être témoin permet de dire ce qu’on a vu, voire ce qu’on a entendu comme c’est le cas de G. Riegner, représentant du Congrès juif mondial en Suisse qui reçut en juillet 1942 des informations d’un industriel allemand ayant des relations étroites avec les plus hautes autorités allemandes, et télégraphia à Londres et Washington parlant de l’acide prussique pour exterminer tous les Juifs des pays occupés ou contrôlés par l’Allemagne. (p 97)

De même, le diplomate suédois le baron von Otter, dans l’express Varsovie-Berlin, a rencontré et entendu Kurt Gerstein, officier S.S. chargé de la ‘’désinfection’’ fin août 1942 et a écrit un rapport à ses supérieurs (p 63 et 110).

Il est fort rare qu’un témoin puisse avoir une juste appréciation des données chiffrées et encore moins une vision globale. Cela, bien sûr, n’enlève rien aux capacités d’alerte qu’un témoignage peut délivrer.

- En Allemagne quelques milliers de personnes étaient au courant de ce qui était exécuté contre les juifs : les plus hauts responsables, les exécuteurs sur le terrain, le personnel des camps. Ceux-ci pouvaient être changés d’affectation et parler avec leurs collègues et leurs proches. « Certains de ceux qui avaient assisté aux ‘’exécutions’’ en parlèrent (ou écrivirent à ce sujet) avec approbation, d’autres avec horreur […]. Ceci vaut non seulement pour les officiers et les soldats, mais aussi les civils (journalistes, employés des chemins de fer, techniciens et autres) […] ; un grand nombre d’entre eux n’étaient même pas liés par serment [de garder le silence]. » (p 29) « Les massacres systématiques des Einsatzgruppen en Galicie orientale, en Biélorussie, en Ukraine et dans les pays baltes furent connus en Allemagne presque immédiatement. […] Le secret fut beaucoup moins observé sur les Einsatzgruppen qu’il ne le fut plus tard sur les camps d’extermination. » (p 238)
« A la fin de 1942, des millions d’Allemands savaient que les Juifs avaient disparu. [… Mais] les conditions exactes de l’extermination des Juifs n’étaient connues que d’un très petit nombre. » (p 242-243)

- Près des camps les odeurs impliquaient que les civils voisins comprennent : « toute la population civile [près d’Auschwitz] était au courant : elle se plaignait de la puanteur dégagée par les cadavres qu’on brûlait. » (p 32 ; déposition au procès intenté contre I.G. Farben après guerre).
L’observation de la concentration inhabituelle avant guerre de convois vers la gare d’Auschwitz aurait pu/dû étonner les employés des bureaux centraux de chemins de fer. (p 40)

- Des évadés ont pu témoigner : « En janvier 1942 arrivèrent à Varsovie les premières informations concernant les roulottes à gaz de Chelmno [compte-rendu de six pages]. Un petit groupe de fossoyeurs avait réussi à s’évader ; leur témoignage fut consigné par écrit. […] Le rapport fut ensuite transmis, apparemment par courrier, à Londres et aux Etats-Unis où il fut largement diffusé. » (p137 puis reprise de la diffusion des informations sur Chelmno p 157 et suivantes)

- Outre les quelques évasions d’Auschwitz (667 en tout), il y eut quelques détenus qui furent libérés (952 le premier semestre de 1942, 26 le deuxième) sans compter ceux du début 1944 grâce à l’intervention de Schindler. « Ceux qui s’étaient évadés des camps n’avaient aucune raison de garder le silence, et ceux qui avaient été officiellement mis en liberté ne se sentaient pas exagérément tenus par l’engagement qu’ils avaient pris de ne jamais rien révéler. » (p 206-207)

« Les frontières n’étaient pas bien gardées ; des centaines et des centaines de Juifs passèrent de Pologne en Slovaquie et quelques six à dix mille Juifs slovaques passèrent en Hongrie en 1942 et au début de 1943. Ceux qui s’étaient échappés de Pologne gagnèrent la Palestine par la Roumanie et la Turquie. Ce processus devait également devenir un important circuit d’information. » (p 175) L’auteur détaille des exemples d’évasion, entre autres celles depuis la Hollande ou la France vers l’Espagne ou la Suisse. « Les juifs des ghettos polonais s’enfuyaient soit vers l’est (en Union soviétique), soit vers le sud par la Slovaquie et la Hongrie. […] De Hongrie, certains se rendaient en Turquie par la Roumanie, et de là, en Palestine. […] Des milliers s’échappèrent et chacun d’entre eux avait quelque chose à raconter. […] Les récits de quelques dizaines, voire de quelques milliers de témoins représentaient au total beaucoup d’informations sur ce qui était arrivé aux Juifs dans les pays d’Europe occupés. » (p 203-204)

« La présence et les déplacements des ressortissants des pays neutres en Allemagne [… constituaient] un moyen de communication important par lequel les gouvernements alliés étaient renseignés sur les conditions régnant dans les pays occupés et aussi sur le sort des Juifs. » (p 112) Ainsi le Docteur Bucher, médecin de Zürich, fit partie de la première mission médicale suisse sur le front de l’est entre novembre 1941 et janvier 1942. A son retour, il participa à des conférences suivies par des centaines de personnes, et parla « des conditions inhumaines dans lesquelles on faisait vivre les Juifs, et raconta qu’il avait vu de ses propres yeux assassiner un grand nombre d’entre eux à Varsovie et à Smolensk ». (p 56) En Pologne il y avait une colonie suédoise. « Ces ‘’Suédois de Varsovie’’ contribuèrent à faire sortir de Pologne de longs messages. […] Le réseau suédois était particulièrement important en ce qui concernait les informations sur le sort des Juifs polonais. » (p 129)

Il y eut aussi quelques « échanges » entre des ressortissants allemands détenus en territoire allié et des juifs qui sont ensuite allés en Palestine. Ces échanges étaient d’ailleurs déplorés par Eichmann et d’autres dignitaires nazis, car les juifs en avaient trop vu et risquaient d’alimenter la propagande concernant les atrocités. Pages 231-232, l’auteur détaille un premier échange en décembre 1941 concernant environ quarante-six femmes et enfants, un deuxième échange en novembre 1942 concernant 137 personnes venues de Pologne, Berlin, Hambourg, Belgique et Hollande (dont 78 juifs parmi lesquels 69 étaient des ressortissants palestiniens), un troisième en février 1943 et quelques uns pendant l’été 1944 surtout par l’Espagne.

  • Les diplomates

- Les milieux diplomatiques à Berlin lisaient la presse allemande, rencontraient des militaires revenant du front. « L’ambassadeur de Finlande à Berlin fut mis au courant par Felix Kersten, le masseur d’Himmler, en juin 1942. » (p 44)

- « Le Vatican [dont les archives ne sont pas ouvertes au public] disposait d’un réseau incomparable d’informateurs dans toute l’Europe. » (p 243) « Le Vatican fut, soit le premier, soit l’un des premiers, à être renseigné sur le sort des Juifs déportés. […] Et pourtant, pendant toute l’année 1942, la position officielle du Vatican continua d’être qu’il ne pouvait confirmer les nouvelles concernant la ‘’solution finale’’. […] Tout ce qu’ils savaient, c’était par ouï-dire. » (p 72-73)

  • Les journalistes-correspondants

L’auteur cite des articles de très nombreux journaux, agences etc. qui publient régulièrement des informations sur tel ou tel massacre. Pour donner deux exemples parmi des dizaines d’autres, « un communiqué intitulé l’Apocalypse paru en octobre 1941 dans un journal de langue allemande de Londres annonçait que les Juifs déportés d’Allemagne étaient destinés à être tués d’une façon ou d’une autre. » L’information venait d’un journal suédois qui évoquait une entreprise d’extermination préméditée et donnait le nom d’Adolf Eichmann comme responsable de l’opération. (p 85-86). Autre exemple, l’Agence télégraphique juive à Zürich publie un communiqué le 25 novembre 1941 faisant état de la mise à mort à Kiev de 52 000 hommes, femmes et enfants, suite non à un pogrom précisait le communiqué mais à « une extermination systématique et impitoyable ». (p 87)

« La presse suédoise fut plus réticente au sujet de la ‘’solution finale’’ que la presse suisse bien qu’il n’y eût pas de censure. La Suède recevait des informations précises sur ce qu’il se passait en Pologne, les journaux britanniques et américains étaient accessibles en Suède mais « le gouvernement avait cependant le droit de faire saisir un journal sans jugement si le journal avait publié des informations ou commentaires ‘’de nature à être cause de mésentente avec un pays étranger’’. » (p 66-67)

Les journaux anglais étaient divisés entre le risque de présenter des faits erronés et celui de taire des informations très importantes. « Dans le doute ils avaient opté pour un compromis : publier les articles mais à un endroit où ils ne seraient guère en évidence. [… Ils sous-entendaient ainsi que] les articles contenaient très probablement une part de vérité, mais les faits étaient sûrement exagérés. » (p 95)

« La presse clandestine [polonaise …] joua un rôle important dans l’information des ghettos. Il y avait beaucoup de journaux clandestins, en polonais, en hébreu et en yiddish, y compris un Daily Bulletin de trois pages qui reprenait surtout les nouvelles annoncées par les radios étrangères. » (p 156) « Les journaux clandestins et d’autres sources transmettaient des nouvelles inquiétantes, et reconnaissaient qu’il était possible qu’un grand nombre [de juifs] périsse. » (p 240)

  • Les cartes et lettres privées

Moult fois sont évoquées les cartes postales et lettres sillonnant l’Europe, certaines partant même des ghettos polonais. « Les courriers en provenance de Pologne devaient pour arriver jusqu’à Londres emprunter des itinéraires longs et peu commodes. Certains passaient par la Suède, d’autres par l’Europe occidentale. » (p 128) Les lettres et cartes postales « mettaient une à deux semaines pour arriver en Suisse ou en Suède, et pas beaucoup plus pour arriver en Espagne ou en Turquie. « (p 202) Les juifs polonais n’étaient pas en relation avec les Alliés comme l’était la résistance polonaise. Mais ils envoyaient des lettres et des cartes postales en Suisse, en Hongrie et en Turquie (qui n’arrivaient pas toujours) et dans lesquelles ils ne pouvaient que donner à entendre en langage voilé ce qui s’était passé. « Ainsi une des premières annonces de la déportation des habitants du ghetto de Varsovie figurait dans une lettre envoyée aux représentants des juifs orthodoxes en Suisse : « Elle racontait que Mea Alafim (100 000) avait été invité par M. Hunter (chasseur) dans sa maison de campagne ‘’Kever’’ (tombeau). » (p 202) Page 161, deux lettres sont retranscrites : une carte postale envoyée à un résident de Posbebice puis réexpédiée à Lodz, du 31 décembre 1941 racontant la disparition de juifs de Kolo, Dabie et autres endroits emmenés à Chelmno et une lettre du rabbin de Grabow écrivant à son beau-frère à Lodz, du 19 janvier 1942 racontant lui aussi les exécutions à Chelmno.

« Les lettres envoyées d’Allemagne et des pays neutres étaient lues avec attention dans les divers bureaux de censure des Alliés. […] Une importante partie du courrier envoyé d’Allemagne par la Croix-Rouge en janvier 1942 ‘’avait été écrite par des malheureux à la veille de leur départ pour la Pologne ou des destinations inconnues.’’ » (p 112-113)

  • Les radios

« En 1942, on n’avait pas besoin d’être Edison ou Marconi pour fabriquer un émetteur de vingt ou trente watts dont les ondes pouvaient être reçues à l’étranger. » (p 134) L’auteur indique que la résistance polonaise a eu une centaine d’émetteurs de ce genre.

- En Allemagne et les pays occupés, malgré l’interdiction formelle, de nombreuses personnes écoutaient les stations de radio étrangères. « D’après une enquête américaine de 1945, 51% de tous les Allemands reconnaissaient qu’ils avaient écouté des radios étrangères au moins une fois. » (p 39)

- Emis depuis la Pologne, « les messages courts pouvaient être transmis à Londres par radio tous les jours ; quant aux messages plus longs, il fallait émettre en dehors de Varsovie pour diminuer les risques de détection. » (p 128) « La résistance polonaise joua un rôle crucial dans la transmission des nouvelles à l’Ouest. Elle disposait d’un assez bon réseau de renseignements ainsi que de la possibilité de transmettre les informations à l’étranger par radio à ondes courtes et par courriers. » (p 241)

- « En 1941, la résistance tchèque était en contact avec Londres par radio et disposait de plusieurs stations, mais elles furent toutes découvertes par la Gestapo, la dernière d’entre elles en octobre 1941. Des parachutistes de Londres remirent une autre station qui fonctionna de janvier à juin 1942. » (p 200)

- « Dans une émission transmise par la B.B.C. à Londres, Thomas Mann parlait en novembre 1941 du traitement ‘’inouï’’ infligé aux Juifs et aux Polonais. » (p 58) Plus tard Thomas Mann indiqua que le nombre des auditeurs était plus grand qu’il n’espérait et pas seulement en Suisse et en Suède. « La nouvelle des exécutions massives commença à être diffusée par la radio de Londres en français (Les Français parlent aux Français) au début de juillet 1942. » (p 53)

  • Les services de renseignement

« En Grande-Bretagne, il y avait le Service spécial de renseignements (le deuxième bureau) qui était chargé, en principe, de toutes les opérations de collecte d’informations. Mais le Bureau des opérations spéciales […] rassemblait lui aussi des informations en France, au Danemark et dans d’autres pays. » L’auteur détaille la complexité des divers services se chevauchant mais précise : « Mais quelle qu’en fut la source les nouvelles importantes ne devaient jamais manquer de parvenir au Premier ministre, au cabinet de guerre et aux chefs d’état-major. » (p 84)

« Les émissaires de Pologne arrivant en Grande-Bretagne étaient interrogés par les services britanniques auxquels ils faisaient un rapport oral avant de pouvoir contacter les Polonais. » (p 85)

  • Les communautés et associations

« Les chefs de la communauté juive slovaque et, dans une moindre mesure, les chefs des mouvements de jeunesse juifs de Pologne furent constamment en liaison pendant la guerre avec deux émissaires sionistes à Genève. » (p 177)

Que savait la Croix-Rouge ? « Elle n’avait pas été autorisée à ouvrir une délégation permanente en Pologne et ce n’est qu’à la fin de 1942 qu’elle fut autorisée à avoir des délégations en Slovaquie, en Hongrie et en Roumanie. Mais ses émissaires voyageaient en Europe de l’Est. » (p 77) Entre inspections conjoncturelles, échanges de courriers entre membres de la Croix-Rouge de divers pays, la Croix-Rouge obtenait des informations sporadiques qui additionnées permettaient de comprendre que les juifs étaient massacrés en grand nombre en Pologne. Toutefois, encore à la mi-septembre 1942 « la majorité des membres du bureau qui ne croyaient pas aux appels [de protestation et d’exigence d’arrêt des meurtres] qu’ils jugeaient sentimentaux et inutiles étaient disposés à appuyer » un texte déclarant simplement qu’il fallait traiter humainement les civils. (p 79)

II- Pourquoi ces informations n’ont-elles pas provoqué de réactions ?

La réception de ces informations, venues de sources diverses, a été le plus souvent le scepticisme. La diffusion de ces nouvelles dramatiques s’est heurtée à divers obstacles. Les stratégies à mettre en œuvre pour tenter de stopper le génocide ont été l’objet de multiples débats plus ou moins stériles. A travers l’ouvrage que nous étudions, on peut mettre en évidence quelques explications.

  • Les poids des références historiques (14-18 ; pogroms)

Durant la première guerre mondiale, les propagandes ont conduit à des contre-vérités. Certains, vingt après, ayant le souvenir de ces « fake news » ne voulaient plus se laisser duper ! « Pendant les vingt années qui s’étaient écoulées entre les deux guerres mondiales, il y avait eu une campagne très bien conduite contre les histoires d’atrocités et certaines personnes étaient désormais ‘’réfractaires à la suggestivité’’. » (p 114)

« Les responsables juifs n’étaient pas aveugles et savaient, évidemment, que l’Allemagne nazie persécutait les Juifs. […] Mais, au cours de leur longue histoire, les Juifs avaient fréquemment été victimes de persécutions. […] Personne de sensé ne pouvait s’imaginer que Hitler avait réellement l’intention de tuer tous les Juifs. » (p 152) « Au début, on eut tendance à interpréter ces [meurtres en masse] à la lumière des pogroms et persécutions passés. […] c’est-à-dire des manifestations spontanées de la populace. […] La majorité des responsables juifs d’Europe orientale ne comprenaient pas encore que ces assassinats [des Einsatzgruppen] constituaient le prélude d’une campagne systématique d’extermination. » (p 239) De même, les juifs des ghettos polonais mirent longtemps « à comprendre qu’ils n’avaient pas affaire à des pogroms isolés mais à quelque chose de bien pire. [Dans divers écrits postérieurs] on ne trouve que trop souvent le regret que la gravité de la situation n’ait pas été comprise dans les ghettos. » (p 133)

  • Le camouflage assuré par les responsables nazis

La décision d’Hitler d’exterminer tous les juifs fut prise après d’autres projets comme le transfert de tous les juifs à Madagascar. Il n’y eut pas d’ordre écrit. Les interprétations de la ‘’solution finale’’ étaient donc multiples.

« Les chefs du parti, les S.S., la police de sécurité et les autres organismes en jeu camouflaient la vérité même dans leur correspondance intérieure : les Juifs n’étaient pas exécutés, encore moins tués ou assassinés ; ils étaient seulement ‘’réinstallés’’, ‘’évacués’’, ‘’déplacés’’, ‘’déportés’’ ou pire ils recevaient un ‘’traitement spécial’’. » Même ce dernier terme semblait à Himmler trop violent et il ordonna de ne plus parler que de ‘’transfert des Juifs’’. (p 26) « Des termes tels que ‘’tuer’’ n’étaient pas utilisés et ne le furent même pas à la Conférence de Wannsee […] On parlait toujours de ‘’solution finale’’, de ‘’réinstallation’’, de ‘’traitement spécial’’, de ‘’mobilisation de la main d’œuvre’’. » (p 186)

« La plupart d’entre ceux qui avaient entendu dire qu’on tuait les Juifs ne savaient pas qu’on utilisait le gaz. […] Les Juifs disparaissaient d’une manière ou d’une autre, à quoi bon discuter de détails qui n’étaient ni particulièrement intéressants ni importants ? » (p 42-43)

L’auteur évoque des courriers trompeurs voire factices partant des camps : « Lorsqu’ils arrivaient dans les camps de la mort, les déportés étaient incités (et quelque fois contraints) à écrire des lettres (en général non datées) à leurs familles et amis pour leur dire qu’ils étaient bien nourris, bien logés et en excellente santé. L’expédition de ces cartes postales et lettres étaient échelonnées sur plusieurs mois par les autorités des camps et plusieurs dizaines d’entre elles continuèrent à arriver chaque mois en Hollande et d’autres pays longtemps après la mort de leurs expéditeurs. » (p 187) Donc « il y avait toujours quelques lueurs d’espoir. […] Si certains avaient survécu, d’autres étaient peut-être encore en vie quelque part. » (p 178) Pour certains cette tromperie a joué un rôle considérable, ces courriers contrebalançant puissamment toutes les rumeurs sur l’’’extermination’’.

  • Les contradictions entre les infos reçues

A plusieurs reprises l’auteur souligne l’inexactitude de telle précision dans une information. « Les rapports ne concordaient pas tous exactement : certains soutenaient que les Juifs étaient tués au moyen de gaz toxiques, d’autres qu’ils étaient en quelque sorte électrocutés. » On retrouve dans certains le récit que les victimes servaient à fabriquer du savon (ce qui avait déjà été prétendu en 14-18), des engrais, de la colle, des lubrifiants. « Ces histoires invraisemblables renforcèrent le scepticisme à Londres et à Washington. » (p 103) La presse clandestine donnait certes beaucoup d’informations « mais [ces] informations étaient contradictoires. La plupart des gens ne lisaient bien sûr pas la presse clandestine et on n’avait aucune certitude. » (p 240)

  • Les freins technico-financiers à la diffusion

« Même en octobre 1942, lorsque Jérusalem reçut de nombreuses sources différentes des informations sur la ‘’solution finale’’ on hésita encore à dépenser de l’argent pour des télégrammes trop fréquents et trop longs. » A la demande de 100 livres palestiniennes pour les télégrammes « en vue de recevoir davantage de nouvelles et aussi de mobiliser les organisations juives à l’étranger » il fut répondu que 50 livres suffiraient. (p 208)

  • Mécanismes psychologiques et choix politiques

Les exemples sont innombrables dans le livre des refus de croire les informations reçues (et ce aussi bien parmi les juifs que parmi les non-juifs) : on accusait ceux qui parlaient d’exécutions massives d’exagérer, de mentir, de semer inutilement la panique.

- L’antisémitisme :
« Même si les nazis s’attaquaient avant tout aux Juifs dans leur campagne d’extermination, [les autorités soviétiques] n’avaient guère intérêt à rendre ce fait public. Car l’assassinat des Juifs devait être très bien reçu par certains groupes de la population : les Ukrainiens, les Lituaniens et les Lettons avaient joué un rôle important dans les massacres. » (p 91)

De même en Grande-Bretagne « ‘’le ministère hésita certainement [à diffuser les informations sur le sort des juifs] parce que les préjugés contre les Juifs étaient signalés comme extrêmement courants dans la communauté britannique.’’ L’antisémitisme figure en 1940 et 1941 dans presque chaque numéro du ‘’Rapport hebdomadaire de renseignements intérieurs’’. » (p 115)

On a accusé la résistance polonaise « d’avoir minimisé la tragédie juive en vue de ne pas détourner l’opinion publique mondiale des souffrances du peuple polonais […] La résistance polonaise, inutile de le dire, se préoccupait surtout du sort du peuple polonais, et non de celui d’une minorité. Mais, dans l’ensemble, elle ne supprima pas les nouvelles concernant les massacres. » (p 242)

- L’incapacité à intégrer une information « dépassant l’imagination » :
« Le processus de la perception intellectuelle et de la connaissance est plus complexe qu’on ne le suppose en général : le fait que certaines informations avaient été mentionnées une fois ou même des centaines de fois dans des rapports secrets ou dans des journaux à grand tirage ne signifie pas nécessairement qu’elles avaient été acceptées et comprises. Les gros chiffres deviennent des statistiques, et les statistiques n’ont pas d’effet psychologique. » Un théologien protestant, premier secrétaire du Conseil œcuménique des Eglises, qui passa les années de guerre en Suisse, précise : « Les gens ne savaient pas comment loger dans leur conscience ces horreurs inimaginables […] ils n’avaient ni l’imagination ni le courage nécessaires pour y faire face. Il est possible de vivre dans une zone de pénombre entre la connaissance et l’ignorance.’’ » (p 124-125) Oscar Neumann, un chef de la communauté juive de Slovaquie, écrivit après la fin de la guerre : « Nous nous refusions de toutes nos forces à croire la nouvelle … Bien sûr, il y avait eu certaines rumeurs sur les horribles événements d’Auschwitz. Mais elles ressemblaient aux oiseaux de nuit, on n’arrivait ni à les voir ni à les toucher. » (p 179)

Même si des informations arrivaient quotidiennement à Londres, la B.B.C. gardait le silence. « il ne pouvait y avoir qu’une seule explication à ce silence de la part de Londres. La nouvelle [celle des déportations de Varsovie en juillet 1942] était si incroyable qu’elle n’avait pas réussi à convaincre. » Ils pensaient que les informateurs polonais exagéraient les faits par sentiment anti-allemand. (p 140-141)

« Toute analyse rationnelle de la situation aurait indiqué que l’objectif des nazis était l’élimination de tous les Juifs. Mais les pressions psychologiques s’opposaient à l’analyse rationnelle et créaient une atmosphère dans laquelle le refus de la réalité apparaissait comme le seul antidote contre le désespoir. » (p 240)

- La crainte d’être manipulé :
On pouvait estimer au ministère de l’Information britannique que « les nouvelles [concernant les Juifs] étaient si effrayantes qu’on les aurait considérées comme de la propagande mensongère digne de Goebbels. » (p 113)

Bénès (président en exil de la Tchécoslovaquie, connu pour être bien informé sur les événements en Europe occupée par les nazis) déclara que le rapport de Riegner (voir plus haut I. A. premier paragraphe) « était absolument faux mais qu’en plus c’était probablement un acte de provocation de la part des Allemands destiné à justifier des représailles allemandes au cas où il serait publié à l’Ouest. » (p 199)

En Palestine, en 1942, on « blâmait, d’un côté, le manque de conscience professionnelle de journalistes par trop amateurs de sensations et, de l’autre, la rivalité entre les diverses agences de presse. Chacune d’entre elles voulait avoir tué plus de Juifs que les autres : ‘’Les informateurs irresponsables … absorbent chaque rumeur, ils sont désespérément à l’affût de chaque mauvaise nouvelle et prêts à accepter les chiffres les plus énormes. » (p 225)

- La situation militaire
En Palestine par exemple, « l’été 1942 vit l’entrée de Rommel en Egypte […] l’invasion de la Palestine par les Allemands semblait proche […] Tous les autres problèmes ne pouvaient que passer après celui-là » (p 226).

Le Foreign Office était dans l’ensemble hostile à l’idée d’envoyer des armes aux Juifs de Palestine : « Il semble inconcevable, même s’agissant d’Allemands, qu’ils se mettent de sang-froid à massacrer 400 000 Juifs. Mais rien ne pourrait davantage les inciter à le faire que le fait que les Juifs soient armés et puissent, dans certains cas, résister à l’avance allemande ou liquider un détachement de parachutistes. » (1er mai 1941 p 228)

- Entre peur, désespérance et optimisme
A plusieurs reprises, l’auteur cite des personnes qui ne veulent pas diffuser les informations sur les meurtres de masse des juifs pour ne pas semer la panique. Certains ont pu constater qu’ « au lieu de nous dire une parole de consolation vous nous racontez des cauchemars. » (p 154) On ne voulait pas démoraliser des victimes déjà condamnées d’avance ! (p 197) « Les ‘’rumeurs qui filtrent en Allemagne ont entrainé un certain nombre de Juifs à préférer le suicide à la déportation’’ (lettre de Lugano, datée du 9 janvier 1942). » (p 113)

Plusieurs fois est évoqué le risque suivant : si on ajoutait foi « aux révélations sur la ‘’solution finale’’ cela inspirerait une si mortelle terreur aux non-Juifs que toute résistance aux nazis deviendrait impossible. » (p 115)

De nombreuses fois, l’auteur insiste sur la capacité des individus à penser que ce qui arrive de dramatique aux autres va être épargné à soi. Des Polonais estimaient que les massacres sur les territoires ex-soviétiques en 1941 étaient « des actes de vengeance de la part des Allemands contre les ‘’communistes juifs’’. Quand les nouvelles de Galicie orientale arrivèrent à Varsovie de nouveau on se rassura : cela ne pouvait pas arriver ici. (p 156-157) Et cet aveuglement auto-protecteur concerne tout autant les juifs allemands et autrichiens qui imaginaient que les nazis ne s’en prendraient qu’aux juifs polonais et russes et pas à ceux de leur propre Kulturkreis (‘’zone d’influence culturelle’’) ; les juifs français, italiens hollandais, quant à eux, pouvaient se convaincre que les Allemands, pleins de haine pour leurs propres juifs, n’allaient pas s’en prendre aux juifs d’Europe occidentale qu’ils connaissaient à peine. (p 186)

Une autre raison d’inaction est la volonté de protéger les autres : Ringelblum (juif polonais qui rédigea un journal, Chroniques du Ghetto de Varsovie et coordonna les archives, écrivit à propos des juifs des villages proches de Hrubiezow : « Pas un seul d’entre eux ne s’est échappé et pourtant tous savaient où et vers quel destin ils allaient. […] Ils se sont laissé conduire à la mort pour que le reste du peuple vive, parce que chaque Juif savait que le seul geste de lever la main sur un soldat allemand mettrait en danger ses frères dans une autre ville ou peut-être dans un autre pays. » (p 164).

Beaucoup sont persuadés que la moindre action n’a aucune chance d’être utile. Ainsi, par exemple, un discours prononcé à la Conférence juive interaméricaine le 28 novembre 1941 prétendit : « Il ne servirait à rien d’essayer d’améliorer la position incroyablement tragique des Juifs dans les pays dominés par les nazis au moyen d’intervention politique. A quoi servirait-il d’intervenir auprès des gouvernements roumains, bulgare et hongrois qui sont pratiquement des gouvernements fantoches sujets de l’Allemagne ? » (p 194) De même, des membres du comité directeur de l’Agence juive à Jérusalem réuni le 25 octobre 1942 « firent valoir que les protestations des organisations juives n’auraient aucun poids ; [on] déclara que les mêmes informations étaient reçues à Londres et à New-York et qu’il était inutile de prier instamment les gouvernements alliés de prendre des mesures contre les nazis étant donné qu’ils étaient déjà en guerre avec l’Allemagne. » (p 208-209) Toutefois, à la fin de l’année 1942, en Palestine, « il y eut des manifestations, de grandes réunions, des discours, et les journaux eurent leur première page bordée de noir. Des comités d’urgence et de secours furent organisés, on envoya à Istanbul et dans d’autres endroits des émissaires chargés d’essayer de contacter les Juifs des pays occupés d’Europe ; on envisagea l’idée d’envoyer des parachutistes. […] Mais le sentiment général était celui d’une impuissance tragique. (p 236)

« Les Juifs [européens] étaient alors divisés en deux catégories : les pessimistes et les optimistes. Les premiers cherchèrent à gagner les Etats-Unis, la Suisse ou se camouflèrent comme ils purent. Les seconds, caressant de chimériques espoirs, devinrent par la suite les principaux candidats aux voyages à Auschwitz et Treblinka. » (p 250)

- Choix stratégiques des Alliés
« Ni le gouvernement des États-Unis, ni celui de Grande-Bretagne, ni Staline ne firent montre d’un grand intérêt pour le sort des Juifs. Ils étaient informés par les organisations juives et par leurs propres filières. Dès le début, la presse soviétique publia beaucoup d’informations générales sur les atrocités commises par les nazis dans les zones occupées mais en ne révélant que rarement que les Juifs seuls étaient voués à l’extermination. […] A Londres et à Washington […] on ne considéra pas que ces faits présentaient un grand intérêt ou une grande importance et quelques-uns des officiels au moins, soit ne les crurent pas, soit estimèrent qu’ils avaient été exagérément grossis. […] L’année 1942 était une année critique, et il ne fallait pas que les stratèges et les bureaucrates se laissent détourner de la poursuite de la victoire par des considérations ne se rapportant pas directement à l’effort de guerre. » (p 244 à 246)

On estimait à Londres et à Washington que diffuser les nouvelles concernant l’anéantissement de millions de juifs aurait « pour effet au mieux de détourner les Alliés de l’effort de guerre et, au pire, comme le soutint en septembre 1944 de chef du Département des Affaires méridionales du Foreign Office, de contraindre divers chefs de service ‘’à consacrer une partie beaucoup trop importante de leur temps à s’occuper de Juifs gémissants.’’ » (p 104) « Roosevelt [écrivait en juillet 1942] qu’il était parfaitement conscient de la situation, mais que la seule riposte possible était l’écrasement de la puissance militaire des pays de l’Axe. […] Il estimait que la seule marche à suivre, politiquement et stratégiquement, était ‘’la poursuite efficace de la guerre’’, il ne prêtait [donc] pas attention aux nouvelles concernant la ‘’solution finale’’ et les considérait peut-être même comme inopportunes. » (p 119)

Même vers la fin de la guerre Sir Robert Bruce Lockhart, directeur du Bureau exécutif, expliquait à un diplomate britannique qu’il était tout à fait inutile d’intensifier les appels pour sauver les Juifs condamnés : ces déclarations ne feraient qu’aggraver les mauvais traitements qu’ils subissaient. » (p 116)

III- Qu’aurait-on pu faire ?

À la fin de 1941, Richard Lichtheim, porte-parole du sionisme en Allemagne, juif allemand installé à Genève pendant la guerre, a pu faire remarquer que « l’Amérique jouit d’une certaine influence auprès du régime de Vichy et qu’elle pourrait s’en servir, ce qui permettrait de sauver au moins quelques Juifs français persécutés. […] Il est étrange que le président Roosevelt n’ait jamais mentionné les Juifs chaque fois qu’il a parlé de nations opprimées. Les gouvernements des démocraties [ont semblé croire que parler des juifs accentuerait les persécutions]. Les événements ont démontré que les Juifs n’auraient pas pu souffrir davantage qu’ils n’ont souffert si les chefs d’Etat des démocraties avaient parlé d’eux. » (p 213) Lichtheim « recommanda vivement des démarches auprès de l’Eglise catholique compte tenu de son importante influence dans quelques-uns des pays intéressés. » (p 215)

Pages 147 et 149, une série de propositions est faite :

- Il faudrait « que les Nations Unies lancent un appel au monde entier, et avertissent sévèrement les criminels nazis qu’ils seraient punis. »
- Le Gouvernement polonais en exil aurait pu lancer un appel pour que chaque Polonais accorde toute l’aide possible aux Juifs.
- Un appel spécial de soutien aurait pu être envoyé à la classe ouvrière et à l’intelligentsia.
- Les Allemands habitant sur le territoire des pays alliés auraient pu être pris en otage en échange des Juifs qui devaient être exécutés.
- Les responsables juifs auraient pu se rendre dans tous les services administratifs américains et anglais d’importance, refuser de bouger, boire, manger jusqu’à ce qu’on décide d’un moyen pour sauver les juifs

En juillet 1942, des juifs ont manifesté en masse à Madison Square Garden à New-York pour protester contre le massacre d’un million de juifs. (p 40)

« Il semble certain a posteriori qu’au moins quelques Juifs auraient pu être sauvés si on avait davantage fait pression à l’époque sur les satellites de l’Allemagne. » (p 169) Plusieurs personnes ont en effet tenté de convaincre les autorités de « Londres et de New-York d’essayer de sauver au moins les communautés juives des Etats semi-indépendants de Roumanie, de Hongrie, d’Italie et de Bulgarie … » [lettre d’octobre 1942] (p 221)

« Si les démocraties avaient fait preuve de plus de prévoyance, d’esprit de solidarité et de fermeté, elles auraient pu arrêter le nazisme au début de sa campagne d’agression. [Mais] aucun pouvoir au monde n’aurait pu sauver la majorité des Juifs du Reich et d’Europe de l’Est pendant l’été 1942 [alors qu’Hitler était au sommet de sa puissance]. » (p 250)

« Il est vrai que bien peu, sinon rien, aurait pu être tenté pour sauver les millions [de juifs] assassinés en 1942. Mais de ceux qui l’ont été après cette année-là, tandis que le IIIème Reich était sur la défensive, des milliers, peut-être des dizaines de milliers, auraient pu être arrachés à la mort. » (p VII)

Après 1942, sans doute des pressions exercées par les Alliés auraient pu convaincre quelques hauts fonctionnaires allemands pressentant l’échec à venir d’Hitler et donc susceptibles de contrecarrer le génocide. « Il est certain qu’on aurait pu sauver de nombreux Juifs en 1944, en bombardant les lignes de chemin de fer menant aux centres d’extermination, […] sans détourner d’importantes ressources de l’effort de guerre. » (p 250)

Toutefois la recherche de boucs-émissaires pour expliquer l’inaction en faveur des juifs est complexe : « Si on juge les Polonais coupables, que dire alors des Russes qui minimisèrent délibérément l’importance des événements (…] ? Que dire du Foreign Office qui décida à la fin de 1943 de supprimer toute référence à l’utilisation de chambres à gaz […] ? Que dire des dirigeants américains qui essayèrent d’étouffer les ‘’nouvelles non autorisées’’ d’Europe de l’Est ? Que dire des responsables juifs qui continuèrent à douter de l’authenticité des nouvelles bien après le moment où il aurait dû être évident qu’il n’y avait plus aucun lieu de doute ? » (p 151)

Ainsi il est évident que reconstruire le passé à l’aide de « si » n’a qu’un intérêt : être plus lucide face au présent !

Martine Giboureau, juillet 2020