Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

IV. Se réinsérer socialement, CNRD 2015 

La libération des camps nazis, le retour des déportés, par Martine Giboureau
mardi 27 mai 2014

Le sommaire : CNRD 2015 La libération des camps nazis, le retour des déportés

IV. Se réinsérer socialement  

L’environnement n’est pas toujours propice à l’apaisement, à la reconstruction, à la sérénité.
Madeleine Goldstein évoque quelques épisodes peu honorables : « Chaque jour ou presque, les trahisons et les rancoeurs de l’occupation surgissaient dans les allusions des uns et des autres. Ainsi le boucher de la rue Ramey me reprocha-t-il bientôt d’être entrée dans la Résistance. De même que le capitaine du maquis avait offensé Jacques en affirmant que des Français n’avaient pas à obéir à des Juifs, de même ce commerçant pensait que les Juifs n’auraient pas dû s’impliquer dans la défense de la patrie. – De quoi vous êtes-vous mêlés ? rouspétait-il. C’était pas votre pays ! […] Je devais entendre un jour un autre individu dire pis que pendre de la Résistance ; c’était la faute des maquis, affirmait-il, si les Allemands avaient pris et fusillé des otages. [Moins de dix ans après la guerre, Rosette, la fille de Madeleine et Jacques, subit une scène très violente.] Une sortie ayant été organisée un jour [par le collège Lamartine, où Rosette suit ses études,] pour admirer les vitraux de Notre-Dame, Rosette fut empêchée par ses camarades de franchir le seuil de la cathédrale. – Tu es juive, dirent-elles en formant une sainte barrière de leurs corps. Tu n’entres pas. »

La difficulté de se sentir comme les autres

Dans le film Après les camps, la vie ... plusieurs déportés reconnaissent qu’il leur était impossible de vivre comme des citoyens ordinaires. Ils n’avaient pas les mêmes manières de dormir (certains ont dormi par terre très longtemps ; ils hurlent chaque nuit, en proie à des cauchemars), pas les bonnes façons de manger (Marceline Loridan parle d’une manière sauvage de se nourrir, hors des règles de bienséance, des traditions de repas en famille). Les uns s’enferment dans la solitude, mais beaucoup tentent de s’étourdir dans l’activité effrénée (emploi, études, militantisme) et plusieurs ont alors une boulimie de distraction (s’amuser, danser, flirter …). Il leur fallait être « dans le mouvement », participer à toutes les formes de reconstruction : celle de leur corps, celle de leur vie, celle du pays. Et surtout, ne pas s’enfermer dans le passé, dans le souvenir de ce qu’ils avaient perdu.

Francine Christophe en fait l’amer constat quand elle revient dans son collège :

Mes petites amies, et mes deux intimes, Christiane Moreau et Suzanne Bruneteau, je vous retrouve, et vous me souriez simplement, sans m’embarrasser de ces absurdes questions. Mais moi, je vous souris mal. Vos histoires de petites filles m’ennuient. Nous ne nous comprenons plus. Nous ne pouvons plus bavarder, car nos bavardages ne coïncident plus. Lorsque vous perdez un membre de votre famille, votre tristesse me fait hausser les épaules. Allons, comment peut-on pleurer pour un mort ! [1] Vous me semblez bébés, bébêtes. Vos jeux ne m’amusent pas, vos plaisanteries me fatiguent, vos rires m’énervent, vos secrets m’exaspèrent. Je n’arrive pas à vous suivre, nos pensées ne vont plus ensemble, parallèles. Non, je ne suis plus de votre monde, je suis d’un monde à part, je suis du monde des camps.

Raphaël Esrail, dans un texte non daté mais écrit plusieurs décennies après le retour, dit son mal-être :

De retour à Lyon, le 26 [mai 1945], j’eus la chance de retrouver ma famille. Après un mois d’hôpital, j’essayais de reprendre une vie normale. Toutefois, je me sentais décalé par rapport à tous ceux qui, libérés depuis près d’un an maintenant, avaient repris leurs occupations habituelles. Mes rapports avec les hommes avaient été tellement modifiés par les camps que j’avais du mal à me réadapter à des contacts humains normaux. […] Nous, les déportés, victimes du racisme et de la haine intégrale, avions du mal à reprendre pied. Nous étions à la fois dans ce monde renaissant, mais aussi à côté de lui. J’eus des difficultés à m’extraire mentalement de l’univers du camp qui continuait à m’habiter. […] Je constatais seulement que je n’aimais plus personne. Ma sensibilité avait été souillée par les camps, j’avais de la peine à me retrouver, à être moi-même. Et cela a duré longtemps.

Avantages matériels

Les « avantages matériels » octroyés aux déportés sont très maigres.
Albert Bigielman constate : « Nous possédions seulement des cartes différentes, celles de rapatriés qui nous donnaient quelques droits supplémentaires comme la gratuité dans les transports en commun. »
Francine Christophe explique : « On distribue à chacun un petit paquet, bienvenu puisque nous ne possédons plus rien. On me donne une robe (Dieu qu’elle est belle !), une culotte, des chaussettes, un chandail, une chemise et des galoches ; du savon ; et un colis chargé de sucre, petits biscuits, sardines et lait condensé ; ma carte de rapatriée, qui doit me servir de carte d’identité, et cinq mille francs. Chaque déporté français survivant démarrera avec ce viatique. »
L’appartement familial de Sarah Montard avait été réquisitionné et mis sous scellés : ils l’ont récupéré plusieurs mois après leur retour à l’issue d’un procès ; c’est son père qui s’y est installé (les parents de Sarah sont séparés) ; Sarah et sa mère s’installent dans la chambre où avait été caché son père. Elles connaissent une grande précarité : sa mère, malade, ne peut travailler qu’à mi-temps (couturière à domicile) ; son père, journaliste et écrivain, ne trouve pas de travail. Elles reçoivent un pécule de 100 francs et des colis de vêtements et nourriture fournis par des juifs américains. Sarah obtient une bourse d’études grâce à la directrice de son lycée malgré son niveau scolaire insuffisant. Sa mère et elle ne seront pensionnées que plus tard.
Mado Roland a 20 ans. Elle a perdu son père, deux soeurs pendant la guerre. Elle a tout oublié des acquis scolaires d’avant guerre et n’a aucune formation professionnelle. Elle n’a plus de logis, aucun bien personnel et ne bénéficie que d’un petit pécule de 600F de l’époque. Les seuls objets « sauvés » de l’appartement paternel sont quelques bijoux et « bons » restitués scrupuleusement par la personne à qui son père les avait confiés. Après partage entre les membres de la famille, Mado n’a que la gourmette de sa mère. Elle commence par habiter avec ses deux soeurs et son beau-frère revenu du stalag dans une seule pièce. Plusieurs voisines ont donné quelques affaires (elle cite des chaussettes raccommodées plusieurs fois déjà). On lui a fait cadeau de deux chaises que Mado a rapportées par le métro.
Nathan Rozenblum était marié en France en 1931 (2 ans après son immigration) ; un enfant est né avant la guerre. Sa femme, déportée le 24 août 1942, ne revient pas ; son fils (naturalisé à sa naissance ; 11 ans en 1942) est « enfant caché » : il rejoint son père à Paris fin mai 1945 dans un état de délabrement aigu : chaussures déchirées, trous aux deux genoux du pantalon. Nathan mange à la soupe populaire midi et soir avec son fils pendant les cinq à six mois durant lesquels il ne peut pas travailler. Quand il récupère son deux-pièces un an après son retour, il n’a aucun meuble : la mairie de Paris lui fournit deux petits lits en bois avec des matelas très fins, une table, deux chaises. Mais, réglementairement, il n’avait pas droit à une armoire car ils n’étaient pas trois ; sur son insistance il a quand même obtenu une petite armoire.

Le décalage avec les réalités d’avant-guerre est considérable.
Francine Christophe raconte de nombreuses anecdotes à ce sujet : « Nous découvrons ce monde inconnu d’une ville libre. Papa suffoque devant les prix. ‘’Le prix de ce gâteau, tu vois, avant la guerre, était le prix du repas complet.’’ […] En passant devant chez Ladurée, rue Royale, notre estomac bondit à la vue de choux à la crème ! ‘’Des choux ! dit la vendeuse, mais non, ce sont des pommes cuites !’’ Bon, on les mangera quand même. Puis, en extase devant un sac rouge, en cuir, à bandoulière (la mode !), Papa, tu me l’achètes, mon premier sac ! ‘’Du cuir ! dit la vendeuse, mais non, c’est de la paille de papier, tressée et peinte !’’ Bon, on l’achètera quand même. Vraiment, peut-on, de là-bas, de loin, du bagne, peut-on imaginer qu’on va retrouver un pays sans farine, sans cuir, sans train, sans rien ? Et sans sous. Les deux petites folies des choux et du sac n’en amèneront pas d’autres. »

Les plus âgés ont pu tenter de retrouver les conditions matérielles d’ « avant », mais ce fut souvent très difficile.
Adèle Mijoin était mariée avant guerre et mère d’une petite fille (née à la prison de Fresnes le 23 juin 1941) qui fut confiée à Rennes au printemps 1944 à une amie non juive alors qu’Adèle est déportée en mai 1944. Son mari (non juif, arrêté trois mois avant Adèle) rentre de Mauthaussen trois jours après Adèle ; il pèse 35 kilos et a le typhus. Sa fille n’a pas reconnue Adèle à son retour : « Ma Maman, elle était jolie … elle avait de longs cheveux … ». Adèle a bénéficié d’une aide financière à l’arrivée de 8 000 francs mais, n’ayant aucune notion de l’argent, elle s’est alors acheté un sac en cuir à bandoulière. Elle s’est remise tout de suite au travail comme couturière à domicile ; c’était aussi un dérivatif. Son mari ne pouvait pas travailler. L’appartement de son père (sa mère est décédée quand Adèle avait 3 ans) était occupé par des gens de bonne foi ; malgré les démarches en justice, Adèle n’a pas pu le récupérer. Ils ont d’abord vécu chez leur amie qui avait gardé leur fille puis dans une chambre rue de Seine ; un monsieur leur a ensuite cédé un appartement à St Mandé gratuitement parce qu’ils avaient été déportés.
Madeleine et Jacques Goldstein réintègrent l’appartement où Madeleine avait vécu de l’âge de trois ans jusqu’à son mariage : il est occupé par un oncle, une tante et leur enfants.

 Ils ne nous réservèrent pas un merveilleux accueil ! […] La vérité est que [ces parents] s’étaient persuadés au fil des mois que je ne reviendrais plus, ou que je reviendrais trop affaiblie pour avoir des chances de survivre. Et c’est un fait que les déportés furent quelquefois regardés de travers par leurs proches : on craignait qu’ils fussent malades, contagieux, ou qu’ils eussent besoin d’être pris en charge. Du reste, personne n’apprécie la visite des fantômes. […] Non seulement Jacques et moi avions la ferme intention d’habiter chez nous, mais aussi de nous remettre au travail. […] Or une possibilité de gagner un peu d’argent s’était présentée : piquer des salopettes fabriquées dans la bâche de camouflage récupérée des surplus militaires. [Les tensions montent entre les adultes des deux familles.] Et l’affaire se conclut au commissariat. Le commissaire prit notre parti. – Votre nièce n’a eu que trop de patience ! […] A sa place, il y a longtemps que je vous aurais foutus dehors ! […]
Pour faire valoir mes droits, je m’étais mise en quête de témoins à même d’attester que j’avais bel et bien vécu dans cet appartement. C’est ainsi que je fus amenée à rendre visite à une voisine. […] Quelle ne fut pas ma surprise de trouver dans la maison de cette voisine des objets qui avaient appartenu à mes parents – le samovar, la pendule, des casseroles en cuivre et une nappe à motifs de coquelicots et de bleuets ! – C’était pour que ça ne tombe pas aux mains des Boches, lâcha la voisine en guise d’explication.

La reprise des études

Les plus jeunes ont parfois entrepris de longues études malgré l’interruption de leur scolarité pendant plusieurs années.
Albert Bigielman dit sa reconnaissance à ses maîtres de l’école publique : ils se sont « tout particulièrement occupés de moi, essayant de me faire rattraper les cours que j’avais manqués depuis le 4 février 1944. J’aimais l’école et j’y allais très volontiers. J’ai passé le certificat d’étude qui ne m’a laissé aucun souvenir. Je suis entré en apprentissage en 1948. »
Le récit d’Henri Borlant est très édifiant :

 Je suis rentré au mois d’avril 1945, je n’avais pas encore 18 ans. Après quelques mois dans une maison de repos, à la rentrée des classes, mon camarade de déportation, le docteur Désiré Hafner m’a dit : "Henri, tu devrais essayer de passer ton bac !" Pour cela il fallait s’inscrire dans un lycée. J’habitais le XIIIe arrondissement de Paris, j’ai donc commencé par les lycées de la rive gauche, avec des lettres de recommandation où on disait que j’avais perdu mon père, que j’avais vécu la déportation, bref qu’il fallait m’aider. Mais les proviseurs qui me recevaient me donnaient toujours la même réponse : "On ne peut pas vous prendre parce que vous avez 18 ans. Il faudrait vous faire entrer en 6e et même en 6e vous n’avez pas le niveau." Ce qui était vrai puisque j’avais quitté l’école à la communale avec mon certificat d’étude mais j’étais resté pendant trois ans sans lire et sans écrire [dans les camps]. Ca peut paraître curieux parce qu’on voit rarement un enfant quitter l’école primaire et rester trois années sans lire et sans écrire, mais sans lire du tout.
Je ne me suis pas découragé. J’avais dans l’idée que, après Auschwitz, rien ne serait difficile, par rapport à ce que j’avais vécu mais tout le monde me reconduisait de la même façon. Un jour, celui qui me conseillait m’a dit :"Au lieu de courir dans les lycées, tu vas rester dans le XIIIe, il y a un Cours Complémentaire (école primaire supérieure), rue du Moulin des Prés, et là le directeur, c’était un collabo, on l’a à l’œil. Sûrement qu’il tremble de peur et c’est lui que tu vas aller voir." Alors re-lettre de recommandation et lui m’accueille bien : "Je vais vous prendre, mais compte tenu de votre âge, vous allez être avec les grands de 3e’’. Et j’ai démarré mon secondaire en classe de 3e, sans avoir fait ni 6e, ni 5e, ni 4e, à la rentrée 1945. J’ai découvert la littérature, j’ai découvert la poésie, le théâtre. J’ai découvert ça avec une espèce de bonheur et de gourmandise. Je me suis donc inscrit à la rentrée 1945 à ce Cours Complémentaire et j’ai passé mon brevet en 1946.

(Henri a finalement réussi à passer son baccalauréat et à faire des études de médecine.)

Victor Pérahia a connu un parcours aussi difficile :

Ma scolarité a débuté difficilement. Depuis l’âge de neuf ans, je n’avais jamais plus été à l’école, même pendant les deux années de sanatorium. Je ne savais rien et quel considérable retard à combler ![…Ma mère m’a fait entrer en quatrième avec les jeunes de mon âge.] Je ne connaissais pas les mathématiques, ni l’algèbre, ni la géométrie. Je ne connaissais pas les sciences naturelles. J’étais nul en orthographe et en composition française. Je n’avais lu aucun livre ! Quant aux langues vivantes, mes camarades avaient déjà deux années d’anglais, et moi je n’y comprenais rien.

Ce parcours si difficile n’est pas généralisé. Ce fut plus facile administrativement pour d’autres. Mais le point commun est l’invincible ténacité de ces personnes hors normes qui se battent pour atteindre leurs objectifs. Cette pugnacité est-elle cause ou conséquence de leur survie dans les camps ?
Joseph Huppert avait commencé des études de médecine en Pologne ; au lieu de se soigner, il s’est inscrit à l’Université à Paris (il a été accepté sur parole, sans aucun papier : on lui a accordé l’équivalence des 2 premières années de médecine) ; un ami lui traduisait en polonais les cours ; en janvier 1947, il passe ses examens de médecine en session spéciale. Il est devenu médecin, chercheur en biologie moléculaire et virologie, directeur de recherche au CNRS.
Beaucoup n’ont pas été informés des aides spécifiques mises à leur disposition. La vie matérielle a été difficile.
Yvette Lévy a souffert du manque d’informations à son retour sur les possibilités de reprendre des études, sur les emplois réservés, sur l’octroi de pensions : c’était le règne du chacun pour soi. A la fin des années 40 et dans les années 50 le travail était abondant. Yvette est devenue sténo-dactylo (ce qui correspondait à sa formation suivie pendant la guerre, avant sa déportation).
Ida Grinspan raconte que son frère, qui n’a pas été arrêté, est installé dans l’appartement de ses parents en 1945. Certes dans un premier temps, elle a bénéficié d’une prise en charge totale pour la maison de repos en Suisse et recevait une somme mensuelle (argent de poche) versé par le Joint de Zurich. Mais quand elle rentre en septembre 1946 auprès de son frère, les conditions matérielles ont été très difficiles : son frère connaît un temps de chômage. Elle monte ensuite un atelier avec son mari mais connaît encore des problèmes financiers.

Marginalisation et troubles

Le basculement dans la marginalisation a pu être une réponse aux difficultés.
Sam Braun avoue : « Je vivais tellement ce malaise et ce malheur enfoui, sans rien montrer autour de moi, que je me suis mis à picoler pendant une année. Je suis devenu un vrai alcoolique. Je buvais du matin au soir, et ne fréquentais que des alcoolos. Comme je n’avais pas d’argent, je faisais la manche pour boire. […] L’ivresse, avec l’alcool que j’ingurgitais en grandes quantités, allait me nettoyer de tout ce que j’avais vécu, comme l’alcool à 90° nettoie une plaie purulente. […] Après avoir plongé et sombré dans l’alcool, comme une personne qui se noie, après avoir touché le fond, j’ai pu refaire surface en donnant un grand coup de pied. » 
Stanislas Tomkiewicz raconte quant à lui avec humour et colère maîtrisée ses « délits » et leurs conséquences : A l’hôtel-Dieu, une infirmière de la Croix–Rouge qui l’a beaucoup aidé, lui donne trois reproductions de tableaux célèbres. « Un soir, j’enlevai [ma feuille de températures], cette feuille de papier vilainement quadrillée de rouge et de noir, et je la remplaçais par les joueurs de cartes de Cézanne. Malheur ! […] L’indignation devant un tel détournement du matériel de l’Assistance publique fut incommensurable ; je ne saurai dire si je me sentais coupable, mais je me rappelle très bien avoir été montré du doigt comme un petit caractériel, qui, peut-être à cause de son vécu concentrationnaire, ne saurait plus jamais s’adapter aux lois du pays et du monde civilisé. Un deuxième délit eut des conséquences plus importantes pour mon avenir. [… Il rencontre Annie] Nous nous embrassions chastement là où nous pouvions, […] une fois dans un ascenseur à clairevoie. C’est là que notre tendre baiser fut remarqué par un garçon de salle vicieux et pervers, puis rapporté à la surveillante. Je fus aussitôt convoqué et la scène fut effroyable. [Comme je répondais] ‘’Croyez-vous qu’on puisse faire un enfant dans un ascenseur entre le deuxième et le troisième étage ?’’, cette réponse scella mon sort ; dès le lendemain, j’étais renvoyé de l’hôpital […] et envoyé dans un sana réputé ‘’crevarium’’. »

Stanislas Tomkiewicz raconte :

 Dans cette salle de l’Hôtel-Dieu, la préoccupation commune de tous les jeunes gens que nous étions était l’amour. Parfois, la réalisation était possible ; il arrivait que de jeunes aides soignantes viennent rejoindre, nuitamment, les plus beaux d’entre nous. Toute la salle était alors silencieuse, chacun voulant écouter les bruits de leurs ébats. Moi, j’étais mort de jalousie, ce que je masquais derrière une muette indignation. Personnellement, beaucoup plus délicat, je me contentais d’observer avec des jumelles comment s’habillaient et se déshabillaient les jeunes filles d’en face.

Les plus âgés ont pu retrouver leur conjoint, leur enfant. Les plus jeunes se sont pour la plupart mariés et ont eu des enfants, des petits-enfants. Beaucoup de déportés affirment que c’est l’amour de leur conjoint qui les a « sauvés », « guéris ».

Violette Jacquet explique à Virginie Linhart, dans son film Après les camps, la vie … , sa volonté acharnée pour ne pas sombrer dans une dépression suicidaire. Elle a fait alors deux colonnes de sa vie : l’une concernant sa future vie « normale », c’est-à-dire avoir un métier, un mari, des enfants, l’autre étant la colonne du passé. Et elle a décidé de s’obliger à ne jamais laisser la colonne du passé obérer celle de l’avenir.

Toutefois ce fut parfois un chemin très difficile aussi au retour. Poupette raconte à Charlotte Delbo les désastres de sa vie depuis 1945 (lutte d’influence avec la deuxième femme de son père épousée avant son retour, un mari épousé après 1945 qui la trompe et la spolie, un divorce …)in Mesure de nos jours :

« J’ai eu pendant vingt ans cette providentielle faculté qui m’a aidée à sortir d’Auschwitz : me dédoubler, ne pas être là. […] De même au retour, quand mon mari et mon père se chamaillaient, se battaient, quand mon mari commençait une querelle, je réussissais à me réfugier dans un monde à moi, à m’échapper. »

Retrouver ses enfants

Marie-Louise dit combien renouer les liens avec les enfants nés avant guerre a été compliqué :
« Ma fille me paralysait. Elle avait treize ans quand je suis rentrée. Je la retrouvais et en même temps je ne la retrouvais pas. Tu penses bien qu’elle était heureuse de retrouver sa maman. Et à cet âge-là, on comprend. Ce n’est pas comme celles qui avaient laissé à la maison des enfants tout petits. Quand elles sont rentrées, les enfants ne les connaissaient pas. Avec ma fille, c’était autre chose, mais elle avait tellement pris l’habitude d’être seule avec son père, de gouverner la maison, qu’elle ne savait plus me parler. On aurait dit que je l’effrayais. »
Madeleine et Jacques Goldstein ont tous deux survécu aux camps nazis. Ils retrouvent leur fille de cinq ans qui a été protégée par le réseau Périclès (sa nounou a continué d’être payée). « Nous étions ses parents, et elle ne nous reconnaissait pas – d’autant moins que nous avions l’air d’un couple de spectres surgis de nulle part. Il fallut l’apprivoiser. Nous avions apporté quelques jouets. Mais n’était-ce pas toute la vie que nous allions devoir réapprendre à découvrir ? N’avions-nous pas oublié ce qu’est une relation humaine normale, une vie normale, un corps normal ? »
Avoir une descendance est pourtant pour les déportés juifs la vraie victoire sur le nazisme qui voulait éradiquer de la terre toute présence juive. Mais les enfants ont dû eux aussi assumer la terrible expérience de leurs parents [2].

Les déportés qui témoignent dans le film  Après les camps, la vie … expliquent qu’ils avaient eu peur d’être stériles, suite à leur déportation et aux dégâts subis par leurs organismes. Avoir des enfants, c’était retrouver des forces de vie, une source de gaieté. Devenir parent provoquait de la joie, mais aussi de la peur : quel avenir auront leurs enfants, avec le passé que eux, parents, avaient sur les épaules ? Avoir des enfants était aussi une nécessité pour combler l’état d’orphelin/d’orpheline qui était celui de beaucoup de déportés juifs revenus en France.

Sarah Montard ne parlait pas de sa déportation avec ses enfants sauf lors d’« occasions » spécifiques comme l’exposé en 3ème fait par sa fille. Mais ses enfants pouvaient entendre des bribes de conversations échangées avec sa mère. Ses enfants, nés d’un père non juif, s’affirment juifs. Sa fille a fait une profonde anorexie (deux mois d’hôpital ; 42 kg) disant : « Je me suis mise volontairement en camp de concentration ».

Martine Giboureau, mai 2014
La suite V. Des décennies après, quels bilans ? CNRD 2015

[1Francine Christophe précise plus loin : « Je devrai attendre la mort de ma grand-mère, peu de temps avant mes dix-huit ans, pour me rendre enfin compte de ce que représente la perte d’un être cher, pour enfin pleurer un disparu. »

[2Extraits de la 4ème de couverture du livre Je ne lui ai pas dit que j’écrivais ce livre , Nadine Vasseur, éditions Liana Levi, 2006 : « Ils sont nés après la guerre. Ils ont en commun d’avoir un père, une mère qui a survécu à un des camps d’Auschwitz […] En quoi l’inscription dans cette histoire les a marqués ? […] »