Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Libération et la vie au retour, introduction, CNRD 2015

La libération des camps nazis, le retour des déportés
vendredi 20 juin 2014

Le sommaire : CNRD 2015 La libération des camps nazis, le retour des déportés
par Martine Giboureau

Introduction

L’analyse qui suit est le fruit de nombreuses lectures et de nombreux entretiens : les témoins ont parfois été écoutés par l’auteure de ce texte [1], ils ont, pour certains, écrit un livre ou ont participé à des enregistrements, des échanges avec divers enquêteurs, auteurs eux-mêmes de livres [2]. Il faut avoir toujours à l’esprit que les personnes dont les témoignages sont transcrits dans ce texte, sont aussi bien des hommes que des femmes, des adultes (parfois avec conjoint et enfants au moment de leur arrestation) que des adolescents [3]. La grande diversité d’âges, de situations familiales, de religions, d’opinions politiques est un des facteurs explicatifs des différences de situations dans les années qui ont suivi le retour en France.
Les propos de nos témoins sont différents selon la date du témoignage, l’interlocuteur, l‘objectif de l’entretien : si le témoin s’adresse à des enfants ou des adolescents, dans une classe, il occulte certains détails. Beaucoup disent avoir voulu ménager, protéger ceux qu’ils aimaient : leurs parents ou plus tard leurs enfants et ont donc peu ou pas parlé pendant très longtemps (souvent jusqu’aux années 1980, date correspondant à la médiatisation du négationnisme et à une plus grande liberté personnelle, étant arrivés à la retraite). Quand l’objectif est d’éduquer, de former des citoyens (pour qu’ils puissent lutter contre tous les racismes et toutes les formes de fascisme), les détails racontés se veulent exemplaires, édifiants. Quand les propos sont tenus entre témoins, la posture peut être plus relâchée, les propos plus intimes …

Il faut toutefois rappeler que beaucoup de déportés revenus des camps ont été si douloureusement, profondément traumatisés qu’ils n’ont jamais pu exprimer leur ressenti, dire ce qu’ils ont vécu pendant leur déportation et à leur retour, et que donc, ce qui est analysé ici ne reflète pas toutes les situations. Les plus dramatiques ont été tues, gardées dans le secret de la souffrance.

Sam Braun le rappelle :

Certains, que j’aime et respecte totalement comme Primo Levi par exemple, ne se sont pas suicidés par hasard selon moi. Beaucoup de ceux qui ont parlé dès le retour se sont, d’une certaine façon suicidés. Soit violemment, en portant atteinte à leur corps et en mettant fin à leur vie, soit, plus insidieusement, en ne parlant que des camps. Bruno Bettelheim  [4] par exemple. Il a toujours dit que les déportés se comportaient comme des autistes. Libéré, il file aux États-Unis et y crée la première clinique d’autistes au monde. Ce n’est bien sûr pas par hasard ! [5]

Les déportés pour faits de résistance ont souvent été déportés sans leurs familles mais avec des compagnons d’action. Au retour, beaucoup ont retrouvé leurs parents, conjoints, enfants … Les déportés d’origine juive, dont la famille a aussi le plus souvent été déportée (en même temps qu’eux ou à des dates différentes), sont revenus seuls ou presque des camps et ont donc dû se reconstruire dans le contexte de l’extermination de la plupart des membres de leurs familles. Cette différence est bien sûr essentielle à prendre en compte pour cerner les « reconstructions » si dissemblables après 1945.
Etudier la déportation de répression et la déportation de persécution
Chaque cas est unique. Nous allons pourtant tenter de faire émerger des caractéristiques dominantes. Ainsi la volonté de retrouver une vie « normale » est très largement partagée … et pose la question de cette « normalité ». Mado fait une analyse pertinente mais désespérée :

 Devrais-je m’arrêter de vivre, ne pas me marier parce que nos camarades sont mortes sans avoir eu de mari, sans avoir eu d’enfants ? J’ai un mari, j’ai un fils. Ce n’est pas injuste, c’est anormal. On dirait que tout ce que j’ai fait, depuis le retour, je l’ai fait pour forcer l’oubli, alors que, je m’en rends compte maintenant, oublier est impossible. Forcer l’oubli en faisant ce que tout le monde fait dans la vie, quel faux calcul ! [6]

On perçoit dans de très nombreux témoignages une soif de vivre et de s’insérer au mieux, au plus vite dans la société malgré toutes les difficultés. Ainsi Armand Bulwa, jeune juif polonais déporté à Buchenwald ( un des 476 enfants orphelins déportés arrivés en France en juin 1945, un des 26 qui est resté dans ce pays) explique :

Je me suis intégré sans scandale, sans histoire. J’ai trouvé une famille qui portait le même nom que moi, mais qui n’était pas de ma famille. Dans cette première famille, j’ai appris le métier de tapissier, parce qu’ils étaient tapissiers. Cependant j’ai commencé à travailler trop tôt, tout de suite après la déportation, si bien que je suis tombé malade. L’OSE m’a envoyé dans une maison de la Table ronde qui était une maison de la Résistance, j’y suis resté six mois. Ensuite je suis allé dans un sanatorium à Aulus-les-bains (Ariège), puis à Moissac (Maison d’enfants dans le Tarn et Garonne). Je suis retourné chez un cousin Bulwa de ma première famille. J’ai appris le métier de tailleur. Ce cousin avait une fille de mon âge qui est devenue ma femme. Cela fait soixante ans que nous vivons ensemble mariés et nous avons eu une fille qui est médecin, gynécologue-obstétricienne, qui s’occupe beaucoup de ce qui a trait à la procréation, et je dis souvent que moi à qui on a ôté toute la famille, j’ai une fille qui elle, donne la vie. [7]

Pour cerner les réalités de cet « après 1945 » pour les déportés revenus en France, nous suivrons un plan chronologique : la fin du contrôle, de la terreur nazis (= la « libération ») ; le retour (délais entre la « libération » et le retour « chez soi », accueil à l’arrivée, premières décisions) ; les conditions physiques, matérielles, psychologiques en 1945 ; les étapes de l’intégration dans la société « ordinaire » : travail, mariage, enfants, investissement associatif ou politique/syndical ; les aspects matériels, physiques, psychologiques à long terme.

Martine Giboureau, mai 2014
La suite I. la « libération » des camps et le retour, CNRD 2015

et aussi :
Peter KUON : L’écriture des revenants. Lectures de témoignages de la déportation politique, éd. Kimé, 2014, 458 p.

[1En particulier dans le cadre de la commission mixte « témoins et professeurs » du Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah-Amicale d’Auschwitz Lectures de livres de témoins

[2Quand les récits des témoins sont extraits d’une seule source, celle-ci est indiquée une première fois puis n’est plus rappelée. Quand plusieurs sources sont utilisées pour un même témoin, chaque citation est renseignée. Trois livres présentent de nombreux témoignages :  Le jour d’après de Karine Habif ; Mesure de nos jours, volume III de  Auschwitz et après de Charlotte Delbo ; Le convoi du 24 janvier de Charlotte Delbo

[3Des éléments biographiques sont consultables sur le site. Cf. liens correspondants aux témoins

[4Autrichien, interné à Dachau et à Buchenwald pendant un an après l’Anschluss, il a été libéré en mai 1939 grâce à un comité de soutien et à Eleanor Roosevelt. Né en 1903, il est mort en 1990 : craignant de devenir grabataire, il s’est suicidé.

[5Personne ne m’aurait cru, alors je me suis tu, de Sam Braun, entretien avec Stéphane Guinoiseau, Paris, Albin Michel, 2007, 265 p.

[6Mesure de nos jours, Delbo

[7Se reporter au Petit Cahier du Cercle d’étude 2e série-N°8- juin 2009
"Les Enfants de Buchenwald, du Shtetl à l’OSE"