Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Louis Bertrand, un ancien déporté français qui voulait être inhumé en Allemagne

Langenstein, par Henning Fauser
mardi 13 mai 2014

Je me suis juré que si je revenais, il faudrait que ma vie serve à quelque chose.”

Au mois d’avril, les médias français ont beaucoup parlé d’un événement extraordinaire. De l’Est républicain à Ouest-France, en passant par Le Monde ou France 3, il a été question de Louis Bertrand, ancien déporté français qui voulait être inhumé en Allemagne. D’autant plus qu’il n’avait pas choisi n’importe quel endroit, mais l’enceinte de l’ancien camp où il avait été détenu en 1944-45. Décédé en juin de l’année dernière, la cérémonie d’inhumation a eu lieu le 11 avril 2014. C’est l’occasion de revenir sur ce choix étonnant, d’en éclaircir les motifs et d’évoquer la vie de cet homme.

Jean-Louis Bertrand, Louis Bertrand, Hans-Jürgen Soldin (survivant allemand du KZ Neu-Staßfurt) et Roger Leroyer (survivant francais de Langenstein)
Archives personnelles HF

Né à Vesoul le 3 janvier 1923, Louis Bertrand est un scout actif lors de sa jeunesse. Pendant la première année de l’Occupation, il devient chef de la Troupe 3e Belfort et participe à la création du clan Guy de Larigaudie en octobre 1941.

Son itinéraire personnel restera étroitement lié au scoutisme clandestin qui naît du refus d’accepter l’ordre de l’occupant et, ensuite, celui du gouvernement de Vichy. Malgré l’interdiction des autorités d’occupation, sa troupe poursuit les activités de l’avant-guerre : patrouilles, réunions, sorties et camps. A cela s’ajoute ce que les historiens ont baptisé ultérieurement la « résistance civile » : la distribution de tracts et de Témoignage chrétien, apporté par l’un des leurs de la zone non-occupée, l’inversion ou la destruction de pancartes directionnelles de la Wehrmacht.

Occasionnellement, Louis Bertrand héberge dans la maison familiale des personnes en transit vers la Suisse, notamment des juifs et des résistants.
Averti par son chef en avril 1944, qu’il est sur la liste du prochain appel S.T.O. (Service du Travail Obligatoire), il confie la direction de sa troupe à son assistant et entre dans la clandestinité. Caché d’abord en Haute-Saône, il anime ensuite une colonie de vacances de sa paroisse belfortaine dans un village du Doubs. Le 31 août 1944, Louis Bertrand est arrêté dans un village voisin par des SS, appartenant probablement à la 30e Waffen Grenadier Division, arrivée quelques jours avant dans la région et composée de Russes, Ukrainiens, Biélorusses commandés par des officiers allemands. Ignorant ses activités de résistance, ils [1] arrêtent Louis Bertrand en tant que réfractaire au S.T.O.

Emprisonné d’abord à Montbéliard, il est déporté de Belfort le 5 septembre 1944 en direction de Buchenwald avec 175 autres hommes. Après leur arrivée le 10 septembre 1944, ils sont immatriculés dans la même série entre le 85 126 pour Michel Lechner et le 85 301 pour Louis Grandrieux. Par conséquent, ce convoi sera appelé ultérieurement celui des 85 000. Louis Bertrand lui-même nommera le témoignage qu’il publiera en 2005, « Nummer 85250 », son matricule à Buchenwald. Ce livre relate de manière détaillée ce qui s’ensuivra : après deux semaines à Buchenwald, il est transféré au Kommando de Langenstein-Zwieberge avec le gros de son convoi. Il y travaille à la construction des baraques et de la voie ferrée, puis dans le creusement de galeries souterraines, destinées à abriter la production de guerre allemande devant les bombardements alliés. Cette usine souterraine ne commencera jamais sa production, mais sa construction aura coûté la vie à presque 2 000 hommes après un an de travaux. Lorsque l’armée américaine approche, les SS font arrêter les travaux et évacuent le camp le 9 avril 1945. Affaibli fortement par le travail, le manque de nourriture et les conditions hygiéniques déplorables, Louis Bertrand fait cependant partie des 3 000 détenus jetés sur les routes en direction de l’est. Le quatrième jour de la marche, il tombe au bord de la route. Des civils du village voisin le ramassent et le reconduisent à Ermsleben, traversé la veille par les colonnes. A bout de force, Louis Bertrand est confié par son camarade Jean-Paul Mattern aux médecins américains arrivant quelques heures plus tard. Il sera ainsi l’un des rares survivants de cette « marche de la mort » dont les victimes sont estimées entre 2 000 et 2 500 personnes. Sauvé in extremis, il passera ensuite deux ans dans des hôpitaux et sanatoriums pour retrouver ses forces.

Dans les années qui suivent, il fonde une famille avec son épouse Janine ; ils auront trois enfants. En outre, Louis Bertrand gère un petit commerce. Même si sa vie familiale, professionnelle et associative l’occupe beaucoup, son expérience concentrationnaire ne le laisse pas tranquille. Lui-même parlera dans une interview faite par son épouse et ses enfants du « désir d’en savoir plus sur la déportation et sur les manières de faire des SS ». Comme bien d’autres survivants, il se sent dépassé par son vécu concentrationnaire et essaie de le comprendre en lisant les récits et analyses qui sont publiés dès 1945. Dans la même interview, il évoque notamment les livres de David Rousset (L’univers concentrationnaire, 1946 et Les jours de notre mort, 1947) et Robert Antelme (L’espèce humaine, 1947). De plus, il reste en contact avec ses camarades les plus proches tout en étant membre de l’Association française Buchenwald-Dora et Kommandos. Ce n’est cependant qu’après avoir pris sa retraite qu’il retourne sur les lieux de mémoire. Participant à un pèlerinage d’anciens déportés et de leurs familles en 1985, il profite d’un séjour dans la région de Magdebourg pour aller à Langenstein-Zwieberge avec son camarade Emile Torner. Trois ans plus tard, il fera partie d’un groupe de 18 survivants français revenant à Langenstein, certains accompagnés par leurs épouses et enfants.

1988, Les "Français" à Langenstein
Archives personnelles HF

Après la réunification allemande, il revient tous les ans pour assister aux commémorations pendant lesquelles il prend la parole à plusieurs reprises. Avec d’autres survivants, il s’engage notamment pour l’ouverture du tunnel creusé par les détenus en 1944-45, aménagé par l’armée est-allemande dans les années 1980 et vendu à un propriétaire privé en 1994. Indigné par les atermoiements des responsables politiques, une phrase revient dans tous ses discours de cette époque : « Nous sommes ici chez nous ! » Lors des « Journées de rencontre » [2], Louis Bertrand témoigne également devant des jeunes allemands. Parfois aussi devant des élèves français, comme ceux venus de sa région en 2005. Lui-même avait été à l’origine d’un partenariat entre le Territoire de Belfort et le Landkreis d’Halberstadt en 1998. Cette coopération existe toujours ; elle a donné lieu à des échanges d’élèves et d’apprentis entre les deux régions.

Étant venu pour la dernière fois à Halberstadt et Langenstein en 2006, c’est son fils Jean-Louis qui transmet quatre ans plus tard le souhait de son père qui étonnera sa famille, beaucoup de ses amis et même ses camarades de déportation. Lors des « Journées de rencontre » 2010, Jean-Louis Bertrand lit une lettre de son père demandant de rapprocher, le moment venu, ses cendres des corps de ses camarades morts à Langenstein-Zwieberge. Louyot, comme l’appelaient avec affection sa famille et ses amis, considérait ce geste comme un signe de fidélité et de solidarité avec ses compagnons de misère. Pour son fils, ce souhait a aussi été dû à la volonté de maintenir, après son décès, l’intérêt pour ce lieu auprès de ses proches.
Louis Bertrand n’était cependant pas le seul à avoir fait ce choix. En 2009, les cendres du déporté néerlandais Herman van Hasselt avaient été déposées à l’intérieur de l’ancien camp de Laura, un autre Kommando de Buchenwald.

Plaque de Herman van Hasselt
Archives personnelles HF

Né comme Louis Bertrand en 1923 et déporté de France à l’âge de 20 ans, il avait expliqué son vœu également par la solidarité avec ses camarades de déportation. Un autre motif fut la « pression posthume » sur les politiciens allemands pour préserver ce lieu de mémoire pour les générations futures
 [3].

Le souhait de Louis Bertrand a été réalisé quelques mois après son décès le 13 juin 2013. Dans le cadre des « Journées de rencontre » 2014, une cérémonie d’inhumation a eu lieu dans l’enceinte de l’ancien camp, près d’une des fosses communes. Cette cérémonie rassembla sa famille, deux camarades de déportation, des amis français, belges, hollandais, italiens, lettons, polonais et allemands ainsi que des représentants politiques venus de Belfort. Après une marche silencieuse vers le lieu de son inhumation, Jean-Louis Bertrand lut un récit dans lequel son père décrivait son Noël 1944 : démoralisé par les brimades d’un SS – qui l’avait obligé avec d’autres détenus à déplacer un pile de rails et puis de les ramener au point de départ – il s’était juré qu’en cas de survie, son existence devrait servir à quelque chose. Le message de son épouse, lu par leur fille Monique, fit écho à ce serment :

« Louyot “au bord de la désespérance”, tu as dit le soir de Noël 1944 : “Je me suis juré que si je revenais, il faudrait que ma vie serve à quelque chose.”
Tu es parti en Allemagne avec au cœur l’amour de la France. Tu es revenu d’Allemagne avec au cœur l’amour du Monde et de tous les hommes.
Ta vie, tes engagements, tes actes ont toujours été fidèles à ton ser­ment de Noël 1944 : agir pour la Paix, la Liberté, la Justice dans le monde. »

Comme Stéphane Hessel, comme Germaine Tillion et bien d’autres rescapés, Louis Bertrand était de ceux dont les leçons tirées des injustices subies dans les camps de concentration servirent à combattre celles qu’il rencontra au cours des décennies qui suivirent son retour de Langenstein-Zwieberge.

Henning Fauser
Mai 2014

BERTRAND Louis, Nummer 85250. Konzentrationslager Buchenwald – Aussenkommando Langenstein-Zwieberge. Témoignage, éd. Prête-moi ta plume, 2005, 181 p.

http://www.stgs.sachsen-anhalt.de/gedenkstaette-fuer-die-opfer-des-kz-langenstein-zwieberge/

[1des cosaques de l’armée Vlassov

[2Depuis 1991, ces journées sont organisées tous les ans au mois d’avril autour de l’anniversaire de la libération du camp de Langenstein-Zwieberge. Outre les commémorations sur les lieux de mémoire du camp et les discussions avec de jeunes allemands, des rencontres entre d’anciens déportés, leurs familles et des familles habitant le village de Langenstein ont lieu durant un après-midi.

[3Site web du Mémorial du camp de concentration Laura
http://www.kz-gedenkstaette-laura.de/de/der-ort/denkmale/


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