Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

L’antisémitisme français de l’affaire Dreyfus à Vichy (2)

jeudi 6 février 2014

Cf. I- De l’antijudaïsme chrétien (jusqu’à Vatican II) à l’antisémitisme raciste, pseudo-scientifique des nazis

  • Non à l’antisémitisme actuel, 2023
    Résurgence de l’antisémitisme en France
    Nous, membres du Cercle d’étude, lors de notre réunion de travail de ce jour, déclarons que nous sommes atterrés d’être confrontés à une résurgence, en France, de l’antisémitisme sous différentes formes. La République, l’État doivent continuer de condamner et de sanctionner toute expression d’antisémitisme et de racisme, d’où qu’elle vienne.
    Nous continuons notre travail d’Histoire et de Mémoire pour la défense de nos valeurs laïques et démocratiques, dans le respect du droit international et des droits humains.
    Le Cercle, Paris, le 9 novembre 2023

II- L’antisémitisme français de l’affaire Dreyfus aux lois raciales du régime de Vichy, la collaboration de l’État français à la tentative de destruction des Juifs d’Europe

L’affaire Dreyfus (1894-1906) [1] révèle la pérennité d’un antisémitisme à dimension religieuse et "raciale". Il est le fait d’officiers, de généraux nationalistes, d’écrivains et de journalistes venant de droite, voire d’extrême-droite (Edouard Drumont) auxquels s’ajoutent quelques éléments de gauche, voire d’extrême-gauche (Henri Rochefort). Y participe aussi la hiérarchie catholique.
Dénonçant les Droits de l’Homme et la IIIe République, se ralliant aux théories pseudo-scientifiques de l’inégalité des "races", ils obtiennent le renfort de quelques intellectuels nationalistes influents comme Maurice Barrès ou Charles Maurras.
L’Affaire Dreyfus (1894-1906) - La LDH
Cet antisémitisme multiforme est diffusé par :
-des mouvements politiques : l’Action Française, royaliste, les ligues de la patrie française, ou antisémitique.
-des journaux : "La libre parole", le quotidien "Action Française", "La Croix" qui se proclamait en 1890 "le journal le plus anti-juif de France".
-des livres à grand tirage, par exemple "La France Juive" publiée par E. Drumont en 1886, vendue à plus de 80 000 exemplaires à la veille de 1914.

Il y a aussi un antisémitisme de gauche, celui de Proudhon, J. Guesde ou P. Lafargue auquel répond Jean Jaurès, socialiste devenu, avec le radical G. Clemenceau, Dreyfusard. Il écrit, Dreyfus une fois illégalement condamné "n’est plus de cette armée qui, par erreur criminelle, l’a dégradé. Il n’est plus de ces classes dirigeantes qui, par poltronnerie d’ambition, hésitent à rétablir pour lui la légalité et la vérité. Il est seulement un exemplaire de l’humaine souffrance en ce qu’elle a de plus poignant. Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité."
Il en résulte ce que Michel Winock, dans son livre La France et les Juifs [2], appelle une seconde intégration à la fois par le triomphe de la République démocratique et libérale et par le sang versé pendant la Première guerre mondiale, jusqu’aux années vingt.

Avec les crises des années Trente, l’antisémitisme se manifeste par l’émergence de mouvements et de partis de type fasciste, tel le Parti populaire français de Jacques Doriot, des publications d’auteurs de talent mais écrivant leur haine des Juifs comme Louis-Ferdinand Céline ou Pierre Drieu la Rochelle, des journaux à caractère ouvertement raciste : ainsi "L’anti-juif " de Louis Darquier de Pellepoix, "La gerbe", "Je suis partout" de Robert Brasillach, "Candide", "L’Action française". Ces organes de presse mènent, conjointement avec des députés d’extrême-droite, une campagne politique contre le Président du Conseil Léon Blum. Les violences verbales et physiques auxquelles se livrent les militants de mouvements et de partis influencés par le nazisme ou le fascisme italien entraînent la dissolution des ligues, dont les Croix de feu (800 000 adhérents) et le décret Marchandeau qui sanctionne l’incitation à la haine raciale.

L’arrivée au pouvoir du maréchal Philippe Pétain et de Pierre Laval, en juillet 1940, dans un contexte de défaite militaire et de revanche contre la République se traduit par la mise en place d’un nouveau régime : la Révolution Nationale, dans le cadre de l’État français. Ce gouvernement prend l’initiative d’un antisémitisme d’État, légal, sous la forme de deux statuts des Juifs, en octobre 1940 et juin 1941. Cette législation d’exclusion des Juifs de la vie sociale et politique se double de la création d’un ministère et d’une police particuliers : le commissariat général aux questions juives (CGQJ) et sa police, et de l’autorisation d’interner les Juifs étrangers dans les camps de la zone dite libre (50 000 personnes à la fin de 1940).
Le CGQJ, dirigé par Xavier Vallat, puis Louis Darquier de Pellepoix est aussi en charge de la spoliation des biens juifs sous le nom d’aryanisation, à partir de 1941 : 15000 familles, au moins 60000 personnes, perdent alors leurs moyens d’existence.

La collaboration engagée en octobre 1940, à Montoire, avec l’État nazi, ses armées et ses polices, se caractérise par la participation de policiers et de gendarmes français à l’arrestation de Juifs et à leur internement dans les camps de Pithiviers, Beaune la Rolande et à partir d’août 1941, Drancy.

La mise en place de la politique de destruction systématique des Juifs d’Europe, à partir de 1942, se double d’une coopération de toutes les polices, les accords Karl Oberg-René Bousquet de juillet 1942, donnent une aide directe aux arrestations (les 13 000 Juifs de la Rafle du Vel d’hiv en juillet 1942) et aux déportations de familles entières, y compris les enfants de moins de 16 ans et les personnes âgées, vers les camps d’extermination en particulier Auschwitz -Birkenau.

Les rafles se poursuivent en 1943, et à partir de 1944, les déportations pour les Juifs de nationalité française, jusqu’au-delà des opérations de débarquement. De la complicité de l’État français et de ses agents au crime contre l’humanité résultent plus de 80 000 victimes.

L’antisémitisme français a toujours été désavoué par une fraction de l’opinion publique : de Zola et de Clemenceau à la Ligue des Droits de l’homme, des 2 200 Justes qui ont sauvé des vies juives aux lettres pastorales de quelques courageux évêques, sans compter les Résistants engagés dans des opérations de sauvetage.

Cela explique, ajouté au fait que des Juifs français et étrangers se sont cachés ou ont passé des frontières, que plus des trois quart des Juifs de France aient été épargnés.
Marie-Paule Hervieu

Extrait du Petit cahier N°25- Commission témoins-professeur(e)s 2003-2005 : - Témoignage, mode d’emploi, Tome I : Ouvrage collectif. Hommage à J. Grynberg.

Début de l’article :
De l’antijudaïsme à l’antisémitisme raciste (1)

Voir aussi
La tentation antisémite. La haine des Juifs dans la France d’aujourd’hui, Michel Wieviorka
Laurent JOLY, La falsification de l’Histoire. Eric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs, Paris, Grasset, 2022.

[1DUMOND Claude, Zola et l’affaire Dreyfus. L’engagement d’un intellectuel, collection Récits d’historien, Hatier, 2014, 158 p.

[2WINOCK Michel, La France et les Juifs de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004, 394 p.