Jean-Louis Steinberg, déporté-résistant.
Hommage par Marie Paule Hervieu
Jean- Louis était resté un membre actif du Cercle d’étude. Nous l’aimions beaucoup et avons toujours été impressionnés par son courage et sa détermination.
Pour avoir travaillé avec lui dans nos commissions et sur sa déportation à Monowitz, pour le Petit Cahier sur « L’avant dernier convoi Drancy-Auschwitz- le convoi N°76 du 30 juin 1944 » [1], pour l’avoir entendu témoigner devant une classe du Lycée Jacques Decour, médusée par son histoire et sa force de caractère, je retiendrai d’abord l’inlassable témoin, ajoutant les livres à la parole, jusqu’à l’extrême limite de ses forces, encore l’an dernier au collège Sévigné. Je garderai plus encore l’image d’un « homme resté debout », le seul des quatre membres de sa famille déportée, d’origine juive russe (son père Germain, sa mère Germaine, son jeune frère Claude, mort à 20 ans) à être rentré et à avoir assumé l’éducation de son plus jeune frère Michel, resté caché.
Le rapport à toutes les formes de résistance au nazisme, qu’elles soient politiques, de sauvetage ou de solidarité, est une histoire à laquelle il tenait beaucoup. Résistant communiste, antifasciste, à l’occupation militaire de la France, déporté comme Juif à Auschwitz III, il avait repris une Résistance interrompue par la déportation, dans le camp où il était interné. Il rejoignait politiquement sa future femme Madeleine, tant aimée, qui fut internée comme sujet britannique dans le camp allemand de Vittel et devint Juste parmi les nations. Combattant toutes les manifestations de racisme et d’antisémitisme, très attaché à transmettre l’histoire du nazisme et de la déportation, il nous a donné ce texte d’un résistant déporté qui fut aussi un déporté résistant.
Marie-Paule Hervieu ( janvier 2016)
Jean Louis Steinberg 1922-2016
Résistants dans les camps d’Auschwitz
Les camps de la région d’Auschwitz étaient destinés à détruire les hommes moralement et physiquement. Toute action capable de retarder ou de stopper ce processus faisait partie, à mon sens, de la résistance. Cette résistance pouvait s’exercer sous la forme de solidarité entre déportés : c’était de l’entraide que passer un bout de son pain à un affamé, le prévenir qu’un « chef » le voit travailler lentement ou l’aider psychologiquement en lui fournissant de bonnes nouvelles. Beaucoup d’actes de ce genre sont mentionnés dans les témoignages de survivants des camps.
Il y a aussi eu des formes de résistance collective ; par exemple, en octobre 1944, les membres d’un « Sonderkommando » ont détruit à l’explosif un des crématoires d’Auschwitz. Pour ce faire, il fallait une motivation très profonde, la conviction d’être condamné à mort même sans action résistante et une solide organisation . Mais il y a aussi eu une résistance organisée qui a été active pendant des années. N’ayant pas d’armes, elle a dû acquérir du pouvoir en plaçant plusieurs de ses membres à des postes administratifs du camp qui avaient été créés pour servir la volonté allemande de détruire les déportés. Ces gens-là faisaient partie de la « zone grise » de Primo Levi ; ils n’étaient ni de simples opprimés, ni des oppresseurs. Dans leur situation, on pouvait soit servir les autorités du camp pour en tirer des avantages ou, au contraire, comme les résistants l’ont fait, prendre des risques et aider des déportés à survivre ou à s’évader.
Il n’est pas impossible qu’il y ait eu plusieurs organisations de résistance dans les camps d’Auschwitz, mais celle dont j’ai fait partie est décrite dans les livres de Oszkár Betlen [2]
et de Len Cromé [3]. La plupart des membres de cette organisation dont beaucoup étaient communistes avaient milité contre les fascismes dans leurs pays respectifs : l’Allemagne, la Pologne, la France et la Hongrie ; ce qui leur avait valu d’être arrêtés et déportés dans des camps de concentration pour déportés politiques tels que Dachau, Buchenwald et Sachsenhausen où ils avaient participé à la résistance. Ensuite, ils avaient été transférés comme « Juifs » à Auschwitz, certains dès 1942.
La « section française » de la résistance à Monowitz était dirigée par Alfred Besserman ( [4] et Idel Korman [5] qui avaient été arrêtés en France dans la « deuxième affaire » de la M.O.I. (Main d’oeuvre Immigrée) en 1943. Il avaient une solide expérience de la clandestinité.
Pendant un certain temps, Alfred Besserman a été chargé de détecter, parmi les nouveaux arrivants, ceux qui avaient participé, en France, à la résistance au nazisme. Comme j’avais résisté avec le Parti Communiste Français, il m’a invité à joindre la résistance internationale du camp sous un certain nombre de conditions : par exemple, refuser tout trafic avec les « chefs » et rester propre physiquement sans savon ni serviette, et aussi, refuser de ne parler que de recettes de cuisine ce qui signifiait que l’on avait le cerveau dominé par la faim, comme le souhaitaient les SS.
Je devais « rester debout, en état de résistance ». Alfred m’a décrit la structure sociale du camp et les rapports de pouvoir entre les différentes catégories de personnel ainsi que le rôle et les moyens de la résistance. Il m’a aussi convaincu qu’à Birkenau, les Allemands massacraient les Juifs par centaines de milliers ; sans ses paroles et l’odeur de chair brûlée que le vent ramenait quelquefois de Birkenau, je n’aurais jamais cru une chose pareille . Alfred m’a aussi appris à travailler « avec les yeux », c’est-à-dire le moins possible, sans être attrapé par les « chefs » et, aussi, à refuser d’entrer en compétition chauvine avec les groupes de Polonais de l’équipe pour travailler mieux qu’eux comme nos « chefs » nous y poussaient. Il m’a aussi demandé de pousser les prisonniers de guerre anglais à travailler le moins possible à l’usine qui les employait.
J’ai dû travailler pendant des semaines dans une équipe de travail (« Kommando ») où le travail lui-même, et surtout le rythme imposé à coups de bâton, étaient si durs que nous ramenions des morts au camp tous les jours. Quelques semaines après ma rencontre avec Alfred, la résistance m’a fait sortir de cette équipe où je ne pouvais espérer survivre que quelques semaines et m’a fait muter dans un Kommando de « serruriers » où l’on fabriquait de petites pièces métalliques à l’usine de la I. G. Farben, à l’abri de la neige et du froid et sans effort physique. Notre ration alimentaire très insuffisante ne me servait plus à courir avec une charge de 50 kg sur le dos, mais seulement à survivre. Ce qui m’a sauvé la vie.
Au camp, nous évitions de converser avec n’importe qui par peur des espions : quand les gens crèvent de faim, quelques uns sont prêts à n’importe quel crime pour gagner un peu de nourriture. Je n’ai vraiment causé qu’avec un seul déporté, Henri Schochet [6] qui m’a convaincu avoir été dans la résistance en France. Je l’ai envoyé voir Alfred Besserman qui l’a longuement interrogé. Henri a été admis dans la résistance du camp, ce qui lui a aussi sauvé la vie. Pour éviter de mettre l’organisation en danger, nous étions organisés en « triangles » de trois résistants ; dans le mien, mon « chef » était Sam Radzynski [7].
Je ne sais pas combien de camarades ont été recrutés puis sauvés par la résistance antifasciste du camp. Mais je ne vois pas comment il n’aurait pu y en avoir que deux.
Jean-Louis Steinberg (A 16878)
Bibliographie
STEINBERG Jean-Louis et PÉRIER Daniel, Des quatre, un seul est rentré : la destruction d’une famille en 1940-1945, Paris, Association des anciens élèves de l’École alsacienne, 2004.
CR. Jean-Louis Steinberg, Des quatre, un seul est rentré : la destruction d’une famille en 1940-1945
LANGBEIN Hermann, La Résistance dans les camps de concentration nationaux-socialistes - 1938-1945, Fayard, 1981, 512 p.
Articles sur la résistance à Auschwitz :
« Sam Radzynski » Après Auschwitz, N° 268, Octobre 1988.
Jean-Louis Steinberg : « Le rôle de la résistance à Monowitz-Buna » dans Après Auschwitz, N° 273, 1999.
27 janvier 2016