« C’est la première fois qu’il m’est donné l’opportunité de m’exprimer lors de cette cérémonie officielle, ici même, à quelques centaines de mètres de ce qui restera pour nous le sinistre Vélodrome d’hiver.
Ce lieu où la tragédie des Juifs raflés par la police française, aux ordres de leur hiérarchie et du IIIe Reich, les 16 et 17 juillet 1942, accomplit ce que le président Jacques Chirac qualifia « d’heures noires (qui) souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions ».
En cet instant, je pense à celui qui fut l’âme de cette cérémonie, notre ami Henry Bulawko. Avec l’association des anciens déportés juifs de France, puis avec le Crif, il fut son infatigable animateur. Henry Bulawko a été une grande figure de la mémoire de la Shoah, une figure trop souvent oubliée et qui pourtant à tant fait dès le retour des camps en 1945 et jusqu’à sa disparition en 2011.
Alors que nous devions en premier lieu penser à renouer avec la vie, à reconstruire nos vies, il consacra la sienne tout entière au témoignage, à l’action, à la transmission, avec abnégation et avec une rare humanité. Il présida l’Association des anciens déportés juifs de France, il présida l’ Amicale d’Auschwitz et il fut le premier président de l’Union des Déportés d’Auschwitz.
Nos archives, nos bulletins conservent la mémoire exacte de ces combats, et de ceux qui en furent les véritables porteurs, en vérité bien peu nombreux et confrontés si souvent à une société indifférente, voire hostile.
Les choses changèrent à partir des années 1990 et 2000. Beaucoup des pionniers de la mémoire avaient disparu ; d’autres nous rejoignirent. Mais nous ne devons pas ignorer le long chemin pour parvenir à cette reconnaissance, ni tous ceux qui y contribuèrent, parmi les survivants des camps ou les orphelins de la Shoah à qui nous devons beaucoup aussi, comme Serge Klarsfeld.
Tant de fois, je pris la parole lors des cérémonies sur le site du camp de Drancy en ces journées de commémoration au nom de mes camarades et du Crif. À chaque fois, le visage et l’action d’Henry Bulawko m’accompagnait et me guidait. J’y associe le souvenir de Jacqueline Keller et de Claude Hampel.
Mais nous ne sommes pas réunis ici en cet instant solennel pour quérir la lumière sur nous-mêmes. Nos voix sont au service de l’hommage aux morts et de l’interpellation des vivants, un hommage désormais porté par la République française.
Les 16 et 17 juillet 1942,la rafle parmi les familles juives de Paris et de région parisienne fit grand bruit et la conscience d’une véritable tragédie prit corps rapidement.
Avec mes parents et mes frères, nous étions Français et nous n’avons pas été ciblés ces jours-là. Pourtant, tous les Juifs savaient désormais qu’ils étaient menacés. La peur s’imposa pour tous et tout le temps. La peur s’ajoutait à l’humiliation au quotidien, à cause du port de l’étoile jaune, des privations et de l’exclusion que nous imposaient le IIIe Reich et l’État français.
J’avais 16 ans et je faisais parue des Éclaireurs Israélites de France.
Quelques jours après la rafle, le 20 ou le 21 juillet, mon frère Simon, chef de troupe aux Éclaireurs, m’a emmenée au QG de la rue Claude Bernard. Nous avons retrouvé Emmanuel Lefschetz et aussi, parmi d’autres, Gilberte Nissim, future épouse du professeur Ady Steg dont le père Martin fut l’ un des fondateurs de l’Association des anciens déportés juifs de France.
Avec un autre jeune scout, Daim son totem, nous sommes envoyés pour identifier les enfants qui avaient pu se cacher ou furent laissés seuls dans les appartements. Notre secteur, c’est la rue de la Roquette, de la Bastille jusqu’à la place Voltaire, là où un grand nombre d’arrestations eurent lieu.
Nous sommes partis toute la matinée, jusqu’à midi ou treize heures. Sur une feuille, j’ai tracé l’axe de la rue, pair d’un côté, impair de l’autre, avec les numéros des immeubles. En vis-à-vis, j’ai inscris dans un rond le nombre des pauvres enfants découverts.
Le souvenir d’un enfant de 4-5 ans ne m’a pas quitté, aujourd’hui encore. Il ne voulait pas partir de chez lui. Il ne voulait pas manquer sa maman quand elle reviendrait. Malheureusement, elle ne pouvait pas revenir, déjà internée au Vel’ d’Hiv’ où à Drancy avant d’être déportée et sans doute assassinée.
À la suite de notre relevé, les courageuses assistantes sociales des œuvres juives sont allées discrètement récupérer les enfants pour les rassembler à l’Orphelinat Rothschild.
Les scouts sont restés dans le local de la rue Claude Bernard. Pendant plusieurs mois, malgré le danger et le climat étouffant qui régnait à Paris, on accueillait les enfants le dimanche pour les divertir et garder vivant le lien avec le judaïsme. L’histoire sainte alternait avec la chorale, les bases du secourisme parmi d’autres activités. Et puis, nous nous séparions sur le Shema Israël et tout le monde repartaient vers 5 heures.
Je retrouverai en avril 1944 d’autres jeunes filles dans le foyer de la rue Vauquelin où le destin m’a conduit. Nous serons arrêtés par le sinistre Alois Brunner dans la nuit du 21 au 22 juillet, conduit à Drancy et déportés dans le convoi 77 du 31 juillet 1944.
En cette journée d’hommage aux victimes des crimes racistes et antisémites de l’état français, complices devant l’Histoire du projet criminel nazi, je tiens à évoquer également le souvenir des 23 000 déportés roms et sintis au camp d’Auschwitz-Birkenau. Il y avait parmi eux des dizaines de familles françaises raflés durant l’hiver 1943-1944 depuis le Nord et le Pas-de-Calais rattachés au commandement militaire de Bruxelles.
Dans la seule nuit du 2 au 3 août 1944, alors que notre convoi 77 arrivait au camp, 3 000 Tsiganes, femmes, hommes et enfants, ont été assassinés à Birkenau. Nous fûmes transférés dans leurs baraquements demeurés vides, à quelques dizaines de mètres du Krematorium IV.
Le drame des Roms et Sintis d’Europe ne doit pas être oublié et leur sort ne saurait nous laisser indifférents. Ils furent la cible d’idéologies racistes et ce racisme-là, pas plus que l’antisémitisme n’a malheureusement disparu avec la fin de la Seconde Guerre mondiale.
J’ai toujours été fière d’être née Dreyfus, même si nous n’avions aucun lien avec le capitaine. Combien de fois je défiais le regard plein de haine de ceux qui exécraient la figure incarnée du symbole de l’antisémitisme en France depuis la fin du xx° siècle.
Après la Shoah, ce visage prit dans notre pays d’autres contours, des dizaines de milliers aux premiers rangs desquels figurent ceux des enfants du Vel’ d’Hiv, des camps de Pithiviers et de Beaune la Rolande, ceux de la maison de l’Ugif de la rue Vauquelin, de celle de Saint-Mandé ou d’Izieu, et de tant d’autres. Tous ceux-là à qui Serge Klarsfeld et le Mémorial de la Shoah rendent un nom et un visage parmi les 76 000 déportés juifs de France.
La Shoah est un drame aux conséquences insondables, dont les mécanismes et les ressorts sont spécifiques et ancrés dans l’histoire de notre continent. Mais ils sont en même temps universels par certains aspects et à l’œuvre dans d’autres génocides qui ont marqué l’histoire de l’humanité.
Ne sous-estimons jamais la haine. Nous les survivants, nous avons connu le visage le plus sombre de l’Homme, au-delà de ce que l’imagination peut concevoir. La Shoah fut l’œuvre des bourreaux sanguinaires ; elle eut ses complices et ses témoins indifférents, ici comme partout.
Nous avons aussi vu ce que l’Humanité pouvait offrir de meilleur, au-delà des ressources insoupçonnées dont l’être humain est le dépositaire. L’un n’efface pas l’autre ; mais l’un et l’autre ont existé, et c’est aussi ce message là qu’il faut sans cesse transmettre.
Les Justes de France l’incarnent.
Face à la bassesse et à la responsabilité du régime de Vichy, de ceux qui en furent les dignitaires ou les rouages plus ou moins actifs, il y a la conscience lumineuse et le courage de ceux qui participèrent à l’accueil et au secours des Juifs de notre pays. Ceux qui ne firent que leur devoir comme ils le disent ; leur devoir sauva la vie de beaucoup quand le devoir des autres conduisit à la mort nos parents et nos enfants, nos familles et nos amis, tant d’anonymes et de figures illustres qui faisaient la France, la France des Lumières et des droits de l’Homme.
La conscience de la valeur de cet héritage est indispensable. Il l’est d’autant plus que depuis 2003, 12 hommes, femmes et enfants juifs ont perdu la vie en France à cause de la haine antisémite. Pour la survivante de la Shoah et la citoyenne que je suis, le drame vécu par Sarah Halimi ou les enfants Sandler de l’école Ozar Hatorah de Toulouse, le drame vécu par chacun d’entre-eux, me révolte.
Alors que notre société se fragmente toujours un peu plus chaque jour, que les fanatismes de tous bords s’agrègent ou se superposent, puissent nos concitoyens de toutes origines demeurer protégés par un État de droit puissant et vigilant, qui empêche l’accomplissement de nouveaux crimes racistes et antisémites. Célébrer la mémoire des morts est nécessaire : endiguer de nouveaux drames est vital pour la République et pour la démocratie, nos biens les plus précieux.