Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Comment expliquer ces Marches de la mort ?

dimanche 14 septembre 2014

" Les commandements SS et les services de sécurité mirent ensuite le plus grand soin à ce qu’aucun témoin ne survive." Primo Levi

IV . Comment expliquer ces « marches de la mort » ?

À l’écoute des témoins, on est frappé par l’apparente absence de tout plan coordonné, de toute logique dans les trajets, la totale impréparation des camps devant « recevoir » les colonnes de ces déporté-es ayant franchi dans les pires conditions des centaines de kilomètres [1].

A – Les conditions matérielles imposées conduisent à des vécus très différents : quels objectifs, stratégies avaient été définis par les nazis ?

Les personnes chargées de la surveillance des déportés sont de statut divers et ont des attitudes très différentes. La confrontation des témoignages impose une vision-mosaïque qui dépend des lieux, des personnes. En écoutant les témoins et en confrontant leurs souvenirs, il semblerait qu’aucune règle n’a été précisée au départ et que chaque groupe de gardiens, voire chaque individu chargé de la surveillance des colonnes de déportés, a réagi de façon spontanée, donc entre violence extrême voire sadisme, indifférence et « sauve-qui-peut ». Certains déportés constatent que leurs gardes semblent hésitants, dépourvus d’ordres précis, coupés de toute liaison avec leurs supérieurs.
Henry Bulawko signale que « Les SS avaient emporté tout ce qu’ils avaient pu et avaient harnaché certains d’entre nous comme des mulets ». Il précise d’ailleurs que « les SS tuaient mais qu’ils avaient peur. Peur de la vengeance qui accourait à leurs trousses ». [janvier]
Ce n’était d’ailleurs pas sans raison puisque Sam Braun raconte que dans un des camps « d’étape », le Lagerälteste : [2], ayant ici manifestement assuré de façon très dure le rôle de kapo de Buna-Monowitz a été reconnu par une dizaine de déportés, anciens de Monowitz, qui l’ont massacré à coups de pelle.[janvier]
Nadine Heftler a le souvenir d’une évacuation se faisant dans une atmosphère tendue. Les SS étaient nerveux, menaçaient de leurs mitraillettes. Dans la bousculade indescriptible, ils tentaient d’obtenir que les prisonniers se mettent en rang pour les compter ». [janvier]
Liliane Lévy – Osbert complète en indiquant que les SS sont « nerveux, hargneux, excédés ... de plus en plus caractériels, méchants, brutaux, expéditifs ... Tour à tour, ils se réfugient en queue de convoi, dans des voitures où ils se restaurent et se réchauffent ». [janvier]
Sarah Montard précise : « Les soldats, au début pleins d’entrain, s’épuisaient et redevenaient méchants, aboyant comme à l’accoutumée et nous molestant. Un seul, Peter et son petit loulou blanc, un Autrichien enrôlé de force qui s’était toujours montré compatissant, nous plaignait ouvertement tout en se plaignant lui-même. Quelques chariots longeaient le convoi, transportant sans doute un peu de nourriture et des couvertures, et, de plus en plus souvent, des soldats et leurs chiens. » [janvier]
Henri Graff, lors de sa deuxième « marche de la mort » à partir de Buchenwald, part en rang par cinq avec un SS de chaque côté pour surveiller ; en fin de colonne, des SS suivent pour tuer ceux qui ne peuvent pas suivre.[printemps]
Francine Christophe raconte qu’au départ, à côté du train se trouvaient un tas de rutabagas et un de betteraves fourragères ; les déportés veulent en prendre. Les SS tirent et font un mort. Plus tard les SS éteignent les feux allumés sous les wagons quand il pleut, feux destinés à faire cuire les orties et autres « aliments » trouvés près de voies ferrées. Mais au fur et à mesure du « voyage » le nombre de gardiens diminue ; l’officier SS disparaît. [printemps]
Albert Bigielman remarque que les gardiens étaient des soldats pour la plupart âgés sans doute installés dans un wagon « à part » ; ils longeaient le train depuis le ballast lors des « arrêts multiples et forcés ». Albert précise qu’il n’y a pas de kapos ni de gardes SS visibles.[printemps]
Ida Grinspan précise que les kapos ont disparu et que seuls les SS et des réservistes de la Wehrmacht les encadrent. [janvier]
Liliane Lévy – Osbert indique, au contraire, que des hordes de faméliques pantins prennent la route ; tirés, débusqués, poussés, chassés, boutés, bannis par les SS et leurs chiens. Tous ensemble en désordre, tous détenus, Kapos, Aufseherinnen, SS ». [janvier]
Pour Sam Braun, les SS lui semblaient beaucoup plus nombreux que lorsqu’ils allaient à l’usine ; les chiens étaient très présents (alors qu’il n’y en avait pas lors des trajets vers l’usine). Plus loin il signale « A un certain moment de la marche, quelques soldats de la Wehrmacht sont venus renforcer la garde de notre convoi ». C’est un de ces soldats qui a empêché un SS de tirer sur Sam quand il est tombé en poussant le chariot des SS, arrêtant ainsi le convoi. [janvier]
Robert Antelme remarque que, outre les SS, « le chef de block polonais, détenu qui, il y a quelques jours, saluait la libération prochaine, est lui aussi habillé en Werkschutz, le fusil à l’épaule. Deux kapos polonais portent aussi le fusil ». [printemps]
Suzanne Birnbaum indique que lors d’un arrêt du train « le bruit court que nos chefs allemands se sont sauvés ... qu’ils nous ont abandonnées ... Nous sommes gardées seulement par les posten, de vieux réservistes hongrois ... Les posten hongrois nous laissent tranquilles, pas très rassurés sur leur sort personnel ». [printemps]
De même Maurice Cling, après une errance alternant transport en train et marches à pied, découvre un matin au réveil, que « les SS sont partis, remplacés par des soldats âgés de la Wehrmacht et des garçons de son âge, tous en uniforme vert-de-gris ... Les vieux n’ont pas l’air de mauvais bougres, pour la plupart, mais les jeunes pleins de zèle et fiers de porter une arme semblent plus à craindre. » [printemps]
Suzanne Maudet évoque les « SS (Aufseherinnen [3] et Posten) qui sont chargés de nous convoyer ... le convoi est divisé en colonnes de mille avec un chef de colonne (mitraillette et fusil), subdivisées en groupes de cent, avec une douzaine de Posten (fusil) et une Aufseherin (revolver et schlague) ». [printemps]
Le sadisme des gardiens peut se révéler terriblement meurtrier.
Sam Braun raconte qu’un soir des SS très jeunes, ivres, ont fait descendre la soixantaine de déportés du wagon découvert où était Sam pour leur faire faire ... des pompes ! « Tous ceux qui n’en faisaient pas, ou pas assez bien à leurs yeux .. étaient assassinés » ; une quinzaine de déportés ont été ainsi tués ; les survivants ont dû creuser une fosse pour les y jeter ; un déporté qui « avait oublié d’enlever son béret, de faire Mützen ab en passant devant eux » a dû se mettre dos à la tranchée, face aux SS qui l’ont exécuté.
Un autre aspect semble dépendre des lieux et des individus chargés de l’encadrement des évacuations : le viatique donné au départ est extrêmement varié.

Primo Levi raconte l’annonce du départ : « le médecin grec ... annonça que même parmi les malades, tous ceux qui étaient en état de marcher recevraient des souliers et des vêtements, et partiraient le lendemain avec les bien-portants pour une marche de vingt kilomètres ... Il ajouta qu’on distribuerait à tout le monde, sans distinction, une triple ration de pain ... Un [déporté hongrois] sortit et revint une demi-heure après avec un chargement de nippes immondes, qu’il avait dû récupérer au magasin des effets destinés à la désinfection ... Les prisonniers en partance avaient saccagé le dépôt de chaussures du K.B. [Krankenbau = infirmerie] et avaient pris les meilleures ». [janvier]

Maurice Cling évoque le ravitaillement dont certains ont bénéficié : « 17 janvier ... La soupe arrive tant bien que mal. On peut en manger quasiment à volonté. Deux camarades vont à la cuisine et arrivent à « organiser » dans la cour un bouteillon entier qu’ils rapportent au Block. Il était abandonné dans la cour ... J’apprends qu’on distribue des chaussures de cuir – de cuir ! - à l’Effektenkammer (dépôt de vêtements) ... Ceux qui ont réussi à s’introduire dedans jettent des chaussures à l’extérieur ... La belle paire que j’ai saisie m’est arrachée par une poigne plus forte que la mienne ... On nous canalise vers les cuisines ... on nous distribue des rations exorbitantes : une portion de margarine et une boule de pain entière pour chacun !... Nous recevons aussi une grande boîte de conserve brillante pour chacun ... Quelqu’un se renseigne : du corned-beef, du « singe », quoi » [4]. [janvier]
De même lors de sa seconde évacuation, Maurice évoque la soupe distribuée le soir, avant le « transport » du lendemain : « Le bruit court que la soupe est empoisonnée. Il ne la mangera pas. Et pourtant, elle est chaude, et il pleut toujours ». [5]. Le matin rassemblement à 6 heures ; en attendant de partir, « chaque détenu reçoit un colis de la Croix-Rouge belge et un sac de papier contenant de la nourriture ... On leur distribue vêtements et chaussures, et de grands sacs de papier dont personne ne connaît l’usage. Maurice reçoit un beau manteau civil marron qu’il enfile sur sa tenue de déporté ... une large croix de Saint-André a été découpée dans le dos et remplacé par du tissu rayé. » [printemps]

Albert Bigielman écrit : « Je crois qu’on a reçu un pain de 24 centimètres chacun ». [printemps]
Henry Bulawko précise que du fait de la distribution exceptionnelle de vivres en fin d’après-midi avant le départ, « des monceaux de ravitaillement [6]. [janvier]
Henri Graff indique qu’à Auschwitz1, ils avaient mis des tables devant la porte d’entrée. Il y avait plein de boites de conserve, plein de pains. « Vous pouvez prendre ce que vous voulez ». Henri a pris 2 pains et 2 boites de conserve qu’il a mis dans une musette dont il ne sait comment il se l’était procurée. [janvier]
Maurice Lisiak part de Jaworzno le 19 janvier au soir : « l’ordre fut donné pour le rassemblement et le départ du camp. Chacun reçut une couverture, un pain et une boite de conserve ».
Gilbert Michlin signale : « on nous distribue un pain entier et un bout, plus gros que d’habitude, de kolbosa » [7] ; attente dans la nuit, le froid pendant des heures, « sur ce sol glacé, enveloppés dans notre couverture, serrant notre pain ». [janvier]
Léon Zyguel indique la distribution d’une boule de pain, d’un paquet de margarine, d’une boite de viande en conserve. [janvier]
Robert Antelme évoque la distribution de nourriture : « Il y avait trois quarts de boule à toucher, parce qu’on allait partir ... et un morceau de margarine ». Il a fait un sac avec l’enveloppe de l’oreiller pour transporter son pain.[printemps]
Suzanne Birnbaum indique qu’à Raguhn, le 12 avril 1945 « à 6 heures, coup de sifflet, et nous entendons : « Rassemblement dans la cour, dans une demi-heure tout le monde doit être dehors, avec une couverture ». Elle précise ensuite : « dans un vieux sac noir, où il y a déjà une brosse à dents et un bout de savon, je mets la culotte sale [du fait d’une brusque diarrhée juste au moment du départ]. On ne sait pas où on va, et j’en aurai peut-être besoin si on ne m’en donne pas d’autre. ... Je mets mon pain dans le sac, avec le reste ».
Suzanne Maulet raconte : « nous avons touché au départ un ravitaillement impressionnant : un quart de pain, soit environ trois cents grammes ; un demi-pain de margarine, c’est-à-dire un volume presque égal à celui du pain ; plus quatre cuillerées à soupe d’un terrible pâté à consommer sur-le-champ sous peine de la plus immédiate décomposition ». [printemps]
Francine Christophe raconte qu’elles ont le temps d’avaler « gloutonnement une miette de riz cuit à toute vitesse sur un feu de planches. Ce riz, gardé jusqu’à ce jour pour un jour encore pire ». Elles emportent un maigre baluchon d’affaires sauvegardées (un petit chiffon, une photo, les 2 couvertures des livres écrits par son père, le couteau fétiche). Les réserves sont épuisées en 24h ; ensuite plus rien, sauf les orties cueillies lors des arrêts et l’eau des fossés ; une fois des pommes de terre prises dans un champ.[printemps]
Mais Liliane Lévy – Osbert précise [8]. « nous avons eu ordre de partir quelques secondes avant le vrai départ. Nous avons emmené le reste de nos maigres provisions [3 ou 4 morceaux de sucre, une lichette de pain et un dé de margarine], car aujourd’hui nous n’avons reçu aucun viatique ». [janvier]
De même Nadine Heftler quitte Auschwitz sans avoir reçu sa ration de pain. Et quand parfois, il y a, pendant le transfert, une distribution de pain, la chaussette est vide quand elle arrive à la hauteur de Nadine. [janvier]
Certains déportés parlent aussi de « miel synthétique ».
Même lorsque que les déportés partent en même temps, les trajets et destinations ne sont pas identiques.

Ainsi Albert Bigielman précise « l’un [des trois convois partis de Bergen Belsen], avec plus de 1700 déportés est arrivé le 21 avril à Theresienstadt ... le deuxième convoi s’est arrêté à proximité de Magdeburg le 14 avril ». Le convoi d’Albert est arrivé le 23 avril à Trobitz. [printemps]
Les trajets sont sans logique apparente, tout particulièrement en avril-mai 1945.
Robert Antelme note : « On reprend en sens inverse le chemin que nous avons suivi hier. Nous marchons donc maintenant en direction du front ... Nous allons commencer à tourner en rond » [printemps]
Suzanne Maulet indique : « La marche est terriblement irrégulière : lente le plus souvent, coupée d’arrêts brusques et même de retours en arrière – on se demande toujours pourquoi » et elle ajoute quelques lignes plus loin : « nous cherchons avidement les pancartes indicatrices. La première nous emplit de stupéfaction ... nous allons bien dans la direction de Dresde ; nous savons pourtant que le front russe n’en est pas loin ». [printemps]
Maurice Cling raconte en avril un trajet erratique, ponctué d’attentes inexplicables « les heures passent. Le train reste immobile », puis après le départ, d’arrêts « on les parque d’abord dans un vaste pré qui longe la voie ferrée derrière la gare », de retour sur leurs pas « contrordre ! Il [faut] redescendre au grand pré » pour reprendre ensuite le même chemin « On les fait marcher une heure environ sur la même route de montagne » et finalement retourner le lendemain matin à la gare prendre un autre train ! [printemps]
Certains déportés ne se souviennent que d’une interminable marche de la mort de janvier à mai 1945. C’est le cas de Sam Braun. Il précise : au fur et à mesure de l’avancée, de longues colonnes se joignaient à la nôtre et par ailleurs « de notre côté, nous laissions dans divers camps un certain nombre de nos compagnons » . Sam s’est arrêté dans une dizaine de camps dont Flossenbürg et Leitmeritz (les 2 seuls noms dont il se souvienne) ; « nous restions une nuit seulement dans ces camps, on nous donnait un litre de soupe et on repartait » : sa marche de la mort a duré du 18 janvier à début mai soit près de quatre mois d’enfer. [9] ; Sam est épuisé (fièvre due au typhus) et demande qu’on l’aide à descendre. « Ils m’ont quasiment jeté par terre, sur le quai ». Puis le train est reparti. « Les SS ont alors enlevé leurs uniformes : c’étaient des membres de la Résistance tchèque ».

B - L’impréparation dans les camps d’arrivée semble totale aux déportés

Henry Bulawko raconte qu’ils arrivent à Blechammer le matin ; le camp est presque vide : « ses occupants précédents avaient été évacués ». Epuisé, Henry se traîne vers la baraque la plus proche et s’effondre ; des déportés rejoignent une colonne (les SS ont dit qu’ils ne prenaient de responsabilité que pour ceux qui les suivraient) ; Henry trop épuisé ne bouge pas et survit dans un camp totalement désorganisé, chaotique, occupé par quelques centaines de déportés, mais gardé à l’extérieur par des SS ; un de ses camarades ayant continué l’évacuation a « été tué avec cinq cents autres déportés au moment où le groupe atteignit l’Oder ». [janvier]
Henri Graff rapporte qu’à Gross Rosen, il « couchait » par terre sur le plancher de baraque. En effet 300 déportés s’entassaient dans une baraque prévue pour au maximum 100 personnes ; ils ne pouvaient ni s’asseoir, ni se coucher et devaient rester accroupis. Les toilettes leur étaient interdites et ils devaient se cacher pour aller faire leurs besoins dehors. Si ils étaient attrapés on les assommait à coups de matraque ». Il y a eu de nombreux suicides sur les barbelés, tous le jours. [janvier] Léon Zyguel détaille l’étape à Gross Rosen, camp totalement surpeuplé ; à l’appel avant d’entrer dans le camp, 800 déportés avaient péri pendant ces 12 jours de marche. Ils sont « stockés » au fond du camp dans une baraque inachevée ( un demi-toit ; ni portes ni fenêtres). Ils ne peuvent s’y installer que la nuit (le jour, ils restent à piétiner devant la baraque). Pour dormir ils sont assis, encastrés les uns dans les autres, soumis aux hurlements, gémissements, protestations quand l’un bouge. La soupe est distribuée dans une écuelle pour 8, sans cuillère. Ils la lapent, la lèchent et la passent au suivant. [janvier]
Ida Grinspan passe par Ravensbrück (arrivées le 25-26 janvier, elles repartent le 14 février) ; elle est « installée » dans une baraque en dur alors que beaucoup sont parquées sous une tente. [janvier] Liliane Lévy – Osbert précise : Après un « voyage » qui n’en finit pas, elles arrivent à Ravensbrück de nuit, et elles restent devant l’entrée du camp jusqu’au petit matin debout sans dormir, sans bouger en mangeant juste de la neige. « Mais pour se procurer cette neige, il faut braver les interdictions ... Qui bouge est rappelé à l’ordre et le rappel à l’ordre est parfois la mort ... pas de baraque disponible .. Improvisation ... une immense tente est dressée ... A même le sol, nous serons hébergées sans chauffage, sans lits, sans rien. On nous engouffre tous kommandos mêlés, toutes nationalités mêlées » . [janvier]
Simone Veil raconte que de Gleiwitz les femmes « sont entassées sur des plate-formes de wagons plats » jusqu’à Mauthausen « où le camp n’a pu nous accueillir, faute de place » ; le convoi poursuit donc jusqu’à Dora son cheminement. [janvier]
De même Simone Veil évoque l’arrivée à Bergen-Belsen le 30 janvier 1945 : le camp est submergé, « sans encadrement administratif, presque pas de nourriture, pas le moindre soin médical. L’eau elle-même faisait défaut ».
Buchenwald, contrôlé en partie par les déportés résistants, peut sembler une exception. Ainsi Sarah Montard raconte : « Le seul merveilleux souvenir que j’ai [de cette marche de la mort], c’est notre arrêt à Buchenwald où des camarades déportés sont venus nous apporter une soupe chaude, seul repas pendant ces cinq jours [passés dans les wagons découverts]. » [janvier]

C – Peut-on trouver une / des explications ? Les analyses des déportés :

On note la diversité des explications données par les déporté-es à ces évacuations et, en fait, leur incompréhension encore aujourd’hui face à ce calvaire. En particulier, pourquoi, en avril 1945, en pleine débâcle, les nazis soustraient-ils encore des forces humaines et du matériel à l’effort de guerre au « profit » du déplacement de déportés ?

Ainsi Francine Christophe remarque : on part de Bergen Belsen alors que des « déportés arrivent de tous les camps d’Allemagne. On les regroupe, ou s’il le faut, on les brûle ici, et nous, on s’en va ! » [printemps]
De même Robert Antelme s’étonne : « Il commence même à nous paraître inouï que, dans cet effondrement, il y ait des Allemands en uniforme dont la fonction consiste à s’occuper de nous ». [printemps]
Pour Gilbert Michlin « Nous n’avons pas à nous poser de questions. Il est clair que l’Armée Rouge n’est pas loin » et que nous devons évacuer le camp. [janvier]
Pour Sam Braun c’est une fuite face à la progression alliée et la nécessité d’ éloigner les déportés du front ; Sam a l’impression que les SS n’avaient plus d’ordres de la direction centrale. Il ne sait pas si l’évacuation a été improvisée ou préparée de longue date « mais les nazis croyaient tellement en la victoire finale qu’il me paraît peu probable qu’ils aient préparé notre évacuation longtemps à l’avance ». Toutefois les nazis « ont dû se dire que, après la victoire, il faudrait reconstruire l’Allemagne. Ils auraient besoin d’esclaves comme nous pour le faire. Je ne vois pas d’autres raisons logiques à ce départ des camps . S’ils n’avaient voulu ne laisser aucune trace ... ils nous auraient entassés dans des baraques de bois, faciles à embraser avec des lance-flammes ».
Jean-Louis Steinberg écrit : « Pourquoi les Allemands nous ont-ils évacués au lieu de nous massacrer sur place ? ... Il me semble que le but de cette évacuation était de sauvegarder de la main d’oeuvre pour les usines car les pertes allemandes sur le front russe étaient de plus de 50 000 soldats par mois ». [janvier]
Les femmes de la colonne de Suzanne Maudet pensent « que les SS, n’ayant plus de nourriture à nous donner et voulant retarder au maximum notre libération, sans pour autant nous supprimer complètement (on se demandera toujours pourquoi : sans doute notre camp n’était pas équipé pour cela ... ), vont nous faire marcher au hasard sur les routes indéfiniment jusqu’à ce que nous soyons complètement cernées par les Américains ou les Russes (personne ne peut dire lesquels), ou jusqu’à ce que la colonne devienne inexistante simplement parce que toutes les femmes seront tombées une à une dans le fossé ». [printemps]
Pour Simone Veil « l’avance des troupes soviétiques fit paniquer les autorités allemandes » et elle ajoute : les nazis n’ont pas tué sur place les juifs « pour ne pas laisser de traces derrière eux. Il ne s’agissait même pas dans leur esprit de nous conserver comme future monnaie d’échange, mais simplement de nous faire disparaître par les moyens les plus discrets. Notre chance a été que le camp d’Auschwitz était encore trop peuplé pour qu’une complète, rapide et discrète élimination soit envisageable. » [janvier]
Pour Primo Levi ces marches font en effet partie d’une stratégie d’ensemble d’élimination de toute preuve du génocide : « Les commandements SS et les services de sécurité mirent ensuite le plus grand soin à ce qu’aucun témoin ne survive. C’est le sens (on pourrait difficilement en imaginer un autre) des transferts meurtriers, et apparemment absurdes, sur lesquels s’est terminée l’histoire des camps nazis dans les premiers mois de 1945 ... Il s’agissait, en somme, de les soustraire à la libération en les déportant de nouveau vers le coeur de l’Allemagne envahie par l’est et l’ouest ; qu’ils dussent périr en chemin importait peu, l’important était qu’ils ne pussent raconter ... Les Lager étaient devenus dangereux pour l’Allemagne moribonde parce qu’ils recelaient le secret même des Lager, le plus grand crime de l’histoire de l’humanité ... Les installations d’extermination une fois détruites ... on choisit le moyen de transférer les hommes vers l’intérieur, dans l’espoir absurde de pouvoir encore ... en exploiter les dernières capacités de travail et dans l’autre espoir, moins absurde, de voir le supplice de ces marches bibliques en réduire le nombre ».
Liliane Lévy – Osbert fait la même analyse que Primo Levi en indiquant : « nous ne savons rien, si ce n’est que l’on fuit devant les armées libératrices » et ajoutant « le camp se vide de ses témoins ... c’est la guerre de la terre brûlée. Tout doit disparaître : les humains, les bâtiments, les crémas. Les preuves, les signes, les indices, les soupçons ». [janvier]
Aucun des témoins cités dans cet article (sauf bien sûr ceux du « camp de l’étoile » de Bergen-Belsen), ne pensent qu’ils ont pu être « conservés » pour servir à la fin de la guerre d’otages aux dignitaires nazis en vue d’éventuelles négociations avec les Alliés. Seule Simone Veil évoque cette hypothèse pour la repousser.

En guise de conclusion

La lecture ou l’écoute de tous ces récits prouvent une fois de plus que chaque parcours, chaque individu est unique. On peut faire des recoupements entre ces témoignages, on peut regrouper certaines parties de récits, tenter même une typologie ; mais jamais la déportation ne pourra être circonscrite dans une définition statistique ; la richesse des êtres humains est infinie.

Le deuxième sentiment est l’immense admiration pour toutes ces personnes qui, non seulement ont réussi à survivre au projet génocidaire des nazis, ont pu se défendre contre la part d’animalité sauvage, féroce des humains (y compris des déportés) mais qui ont, ensuite, pu construire une vie familiale et professionnelle, et qui ont eu le courage de témoigner auprès de plus jeunes pour réaliser la promesse faite à leurs compagnons de déportation : faire savoir à l’extérieur les crimes des camps nazis.

Bien évidemment vient alors immédiatement à l’esprit la pensée que ces témoins n’appartiennent qu’à une toute petite fraction des millions de déportés qui ont subi les camps nazis. Globalement peu sont revenus des camps. Ainsi, seuls 3% des juifs et environ la moitié des résistants déportés à partir du territoire français ont survécu aux camps. Or tous les déportés n’ont pas subi les marches de la mort qui ont été tout particulièrement meurtrières. Les personnes dont des citations jalonnent ce travail sont donc exceptionnelles à bien des titres, et, entre autres, parce que survivantes des camps et survivantes des marches de la mort. Primo Levi rappelle : « Nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins ... nous, les survivants, nous sommes une minorité non seulement exiguë, mais anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, l’habileté ou la chance, n’ont pas touché le fond. Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter. »

La lecture, l’écoute des témoins laissent l’impression que toute rationalisation est impossible à détecter dans la politique génocidaire nazie. Comment expliquer les moyens humains et matériels mis en oeuvre par les nazis jusqu’à la toute fin de la guerre alors que ces mêmes moyens faisaient défaut sur les fronts militaires ?
De même il semble impossible de trouver des raisons rationnelles à la survie des déportés. Ils parlent eux-mêmes le plus souvent de chance incompréhensible. Bien sûr on peut constater des facteurs favorables : la constitution physique, l’âge (être jeune), la situation familiale (ne pas avoir d’enfants, de conjoint restés dans son pays), la débrouillardise liée à son éducation, le parcours social, professionnel avant 1939 ... Mais chaque fois, il y a presque autant d’exemples qui confortent cette analyse des facteurs de survie que d’exemples qui les démentent. Cela ne peut qu’avoir des conséquences pesantes pour les survivants qui retournent en vain la question définitivement sans réponse : pourquoi moi ? Primo Levi interroge ainsi ce thème : « Tu as honte parce que tu es vivant à la place d’un autre ? Et, en particulier, d’un homme plus généreux, plus sensible, plus sage, plus utile, plus digne de vivre que toi ? ... chacun de nous ... a supplanté son prochain et vit à sa place. C’est une supposition, mais elle ronge ; elle est nichée profondément en toi, comme un ver, on ne la voit pas de l’extérieur, mais elle ronge et crie ».

Enfin je tiens à rappeler que tous les déportés avec lesquels j’ai pu discuter disent à un moment ou un autre que s’ils ont pu sortir des camps nazis, ils n’en ont jamais été totalement libérés.

Nous devons donc humblement et avec obstination lutter contre tout ce qui pourrait conduire à la xénophobie, au racisme, au nationalisme exacerbé, à la peur de l’Autre et à l’ignorance engendrant la haine et l’agressivité. C’est bien sûr la mission du Cercle d’étude.
Retour au début : Les Marches de la mort : la parole est aux témoins
Martine Giboureau
août 2012 – janvier 2013

Mise en ligne, NM, décembre 2014

[1l’accès à des archives permet aux historiens de constater qu’il y a eu des plans définis par les nazis. On sait par ailleurs que les ordres des nazis imposés par les autorités supérieures étaient transmis aux exécutants avec une obligation absolue de résultat mais une grande liberté quant aux moyens à mettre en oeuvre concrètement, sur le terrain.

[2Der Lagerälteste est le détenu nommé doyen du camp

[3auxiliaires SS

[4les déporté-es évoquant ces boites de conserve se demandent encore aujourd’hui comment ils ont pu les ouvrir ne disposant d’aucun outil, couteau, objet en métal.

[5« Selon Rovan (1987), Kaltenbrunner et le ministre de l’intérieur de Bavière « avaient donné l’ordre d’exterminer tous les détenus, en les empoisonnant, ou au moyen d’un bombardement aérien. Le désordre grandissant dans les rangs nazis et des refus d’obéissance de la dernière heure firent échouer ces intentions meurtrières. »

[6il ne faut pas oublier que les déportés sont affamés et que toute nourriture disponible leur apparaît comme « pantagruélique » furent livrés aux déportés ... au début, nous n’eûmes qu’une idée ... nous mangeâmes du pain à grosses bouchées. Nous croquâmes à même dans les blocs de margarine. On s’empiffra ainsi à en éclater. »

[7« kolbosa » est un terme issu du vocabulaire des camps à l’orthographe variable et signifiant salami. (kiełbasa, saucisse polonaise.)

[8le lieu de départ différencie les rations mais aussi l’heure de départ : il semblerait que ceux qui partent de nuit sont dépourvus de toute ration, les réserves ayant peut-être été totalement distribuées aux déportés étant partis plus tôt dans la journée

[9Dans une gare (qui s’est révélée être celle de Prague) des SS « ordonnent à tous les malades de descendre des wagons »


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