Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Anne Voland, informatrice et agent de liaison

La résistance d’une institutrice alsacienne
mardi 16 octobre 2012

1940–1945. La résistance d’une institutrice alsacienne : témoignage de madame Anne Voland, informatrice et agent de liaison

Madame Anne Voland, informatrice et agent de liaison

*Pouvez-vous vous présenter ? (A) [1]

Je suis Anne Louis, née Anne Voland, alsacienne d’origine. J’ai vécu en Alsace au début et pendant la guerre.

*Quel âge aviez-vous, quel métier exerciez-vous en septembre 1939 (C)
J’avais 26 ans. J’étais enseignante. Dès l’occupation allemande, nous avons été obligés d’aller travailler en Allemagne. Les Alsaciens avaient de la chance, ils allaient dans le Pays de Bade, les Lorrains avaient moins de chance, on les déplaçait jusqu’en Autriche.
Une anecdote : On a été annexés donc vraiment Allemands. Nous portions des bérets et bien ils ont été interdits, car pour les Allemands c’était une Hirnverdunklungsmütze, un bonnet qui obscurcit tout le travail du cerveau. C’était interdit en Alsace mais quand on travaillait en Allemagne, en Allemagne on le portait !

Moi j’ai enseigné dans des petits patelins proches de Fribourg. Il fallait en plus s’inscrire dans un mouvement politique, une association qui rendait des services au public. J’avais choisi de faire la bibliothèque dans le village où j’étais. J’ai fauché les bouquins qui m’intéressaient, c’était très bien.

*Cela veut dire que vous enseigniez en langue allemande ? Vous êtes parfaitement bilingue ? (J)
En Alsace, depuis l’âge de 8 ans, on avait trois heures d’allemand par semaine, on possédait l’allemand. On est passé d’abord par la Umschulung [2] mais ce n’était pas pour l’enseignement. La seule chose c’était apprendre à savoir crier « Heil Hitler ! » et lever la main, c’est tout.

*Donc vous avez fait la classe à des petits Allemands. (C)
Oui à des petits Allemands. Les programmes étaient les mêmes. Disons du Cours préparatoire à la Classe terminale, la classe du certificat d’études. Pas de problème.

*Dans votre école en Allemagne aviez-vous de bons rapports avec vos collègues allemands ?
Il faut dire que dans les deux écoles où je suis allée c’étaient des gens qui étaient anti-nazis. Nous étions bien reçus et bien vus.

*Il y avait parmi les Allemands des gens qui résistaient à l’idéologie nazie ? (J)
Il y avait beaucoup de gens qui résistaient seulement comme les gosses, leurs gosses étaient embrigadés, ils ne pouvaient pas parler librement. Beaucoup de gens étaient antinazis.
On était assez libre entre nous mais personne ne pouvait s’exprimer en public. Parmi les professeurs qu’on avait à la Umschulung : je croyais que le directeur était un vrai nazi parce que, quand il avait perdu son gosse de quatre ans, il avait manqué juste une demi-journée pour l’enterrement et dès son retour :« Heil Hitler ! » Mais, il était anti-nazi comme tous les professeurs qu’on a eus. Le professeur de dessin et de travaux pratiques, un jour, comme un gamin était rentré sans frapper, a dit : « Voilà ce qu’est l’éducation hitlérienne » puis il a pris un journal allemand et il a dit : « Avec cela nous allons faire du papier mâché et on fabriquera des masques, c’est la seule utilisation intelligente des journaux allemands. » Le professeur de français nous avait dit : « Si vous en avez trop sur le cœur, allez dans la forêt regardez bien qu’il n’y ait personne et alors crier votre haine. » Celui là allait en boite avec nous, il s’appelait Keitel, comme l’un des généraux allemands, un jour où on l’avait fait boire, il est monté sur la table et Keitel a chanté la Marseillaise. Il était allemand et anti-nazi.

*Mais comment le régime pouvait-il se maintenir s’il y avait autant d’anti-nazi ? (A)
Les gens étaient tenus par leurs enfants. Les enfants vont dans un mouvement militaire ou paramilitaire et tout gosse, de n’importe quelle nationalité, se laisse entraîner et joue à fond là dedans et rapporte ce que les parents disent. Il y a eu en France un groupe de gosses très patriotes, qu’on exploitait comme cela, dans les années 34-35.

*Quand avez-vous pour la première fois entendu parler de la Résistance en France ? (C)
C’est trop loin. Mais je sais qu’on écoutait toujours la radio « Radio Paris ment, Radio Paris est allemand ». Même en Allemagne, je logeais chez une bonne femme qui tous les matins allait à la messe et pendant ce temps j’écoutais radio Londres. Et si je ne l’avais pas écouté, j’avais des nouvelles le midi car je déjeunais au restaurant avec le gardien des prisonniers de guerre qui travaillaient chez les paysans et celui-là me rapportait les nouvelles de Londres parce que tous les matins il faisait entendre Londres à ses prisonniers. C’était aussi un de ces Allemands que j’ai connu et qui du fond du cœur était anti-nazi.

J’étais institutrice dans un patelin, Malterdingen près de Emmendigen, dans le pays de Bade à une vingtaine de km de Colmar, mais je me suis défilée en allant à Fribourg chez un médecin pour me faire porter malade. J’étais assez souvent en Alsace jusqu’au jour où on m’a dispensé d’école et où on m’a fait faire des travaux dits utilitaires, c’est à dire creuser des tranchées. Comme j’étais assez fragile, il me suffisait d’aller à huit heures du matin sans avoir mangé, de donner cinq coups de pelles pour m’évanouir. On m’a envoyé ensuite coudre des chemises à la machine pour les soldats. Je cousais le matin, je défaisais l’après midi et je recommençais le lendemain. Nous étions quatre institutrices à faire ce travail !

J’avais une camarade qui, avant-guerre, avait un fiancé, Lucien Grosperrin, et ce fiancé était prisonnier de guerre à Fribourg. Il travaillait à la Berlitz Schule qui était une école de langue. On se rencontrait le soir dans une boite. Lui était en contact avec un instituteur du Nord dont je ne sais pas comment il était arrivé en Allemagne (peut-être dans le cadre du Service du Travail Obligatoire).

Ce gars, Albert Leenaert [3], était serveur dans un hôtel où mangeaient régulièrement des officiers. Il écoutait et apprenait pas mal de choses. Il nous racontait que quand il leur apportait leur soupe, il crachait dedans.
Ils étaient tous les deux agents du SIS, le service de renseignement anglais.
Nous, nous donnions les renseignements qu’on pouvait obtenir. Par exemple en 1944 sur les mouvements de l’armée, cela les intéressait beaucoup, en particulier les déplacements du Quartier Général allemand en Alsace. Je me souviens d’une fois où nous étions assises sur des bancs dans une boite où l’on buvait, on fumait et l’on chantait (on ne dansait pas), avec devant nous des officiers allemands, en écoutant avec attention ce qu’ils disaient, nous tailladions leurs uniformes avec des ciseaux.

*A quelle date avez-vous commencé ce type d’activités (A)
Je ne m’en rappelle plus exactement mais dès que j’ai connu les deux garçons Lucien Grosperrin et Albert Leenaert.

*Comment les renseignements étaient-ils transmis aux Anglais ? (A)
Grosperrin et son copain avaient un poste émetteur à Fribourg. Un jour leur poste émetteur a été repéré alors, un Alsacien, Alfred Weber, est parti à Londres. Je le sais car j’ai accompagné Lucien Grosperrin de Fribourg à Colmar chez le copain Weber qui était allé à Londres pour prendre de nouvelles données. J’ai voyagé avec lui dans le train. Il parlait très mal l’allemand, dans le wagon, il y avait des permissionnaires allemands, il y a eu un contrôle militaire, lui était en civil. On demandait les papiers, Lucien a dit : « Je dors, je dors. » Quand le type est venu j’ai dit : « C’est mon fiancé, il est en permission, il dort. - Ach ! » Nous avons eu la frousse ! 

*Est-ce que vous aviez conscience de prendre des risques ? (J)
Ah oui ! Sûrement ! Surtout quand vous êtes avec un type qui doit être allemand et qui ne parle pas l’allemand ! !
J’avais une amie qui faisait le passage de prisonniers qui s’évadaient. Elle en avait bien conscience elle aussi.
Mais en même temps on avait l’inconscience de la jeunesse. Par exemple, on s’amusait derrière des soldats allemands à chanter dans nos têtes : « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine » en martelant avec nos pieds jusqu’à faire marcher les Allemands à notre rythme ! !

*Quels étaient les ressorts de cet engagement ?
Nous Alsaciens, nous sommes des Français de « l’extérieur », nous n’avons pas été en 1918 repris comme des Français à part entière. Les Français de « l’intérieur » qui venaient travailler en Alsace avaient une indemnité pareille à celle des Français qui allaient travailler en Algérie. C’est pour cela que nous parlions de « Français de l’intérieur ». Mais, nous, nous avions un patriotisme beaucoup plus développé, je crois, que dans le reste de la France.

J’avais une camarade de promotion pro-germanique, elle était facilement reconnaissable, elle faisait partie du Erwinsbund [4]. Elle portait un serre-tête, un filet d’argent et se reconnaissait comme cela. Elle avait été élevée par un oncle qui avait toute sa famille en Allemagne. Il n’y en avait pas énormément comme cela !

*Quel était l’état d’esprit des Allemands après le débarquement ? (A)
Ça je ne peux pas vous le dire. J’ai fréquenté des antinazis, pour eux c’était aussi la délivrance. Ils étaient malheureux comme tout car les vieux comme les plus jeunes étaient enrôlés. Parmi les officiers, comme dans la foule, il y avait beaucoup de gens qui détestaient l’hitlérisme. Ils ne pouvaient rien faire parce qu’ils étaient muselés. C’est facile de critiquer les Allemands parce qu’ils se soumettaient au nazisme mais je ne sais pas ce qu’auraient fait dans notre pays les gens s’ils avaient eu cette épée de Damoclès : « Si tu ne marches pas avec moi, tu vas en camp de concentration. »

*Que pensaient les Allemands anti-nazis que vous avez rencontrés, de l’antisémitisme du régime hitlérien ? (C)
Je crois que nous n’en avons jamais parlé.

*Votre père était allemand ? Vous vous sentiez comment moitié française, moitié allemande ? (F)
Mon père avait demandé sa naturalisation, il ne s’est jamais occupé de politique. Quand la guerre a éclaté, mon frère a été blessé, il était dans un hôpital français. Ma sœur, avant l’arrivée des Allemands en Alsace, était allée dans le Sundgau qui a été partagé en deux, une partie est restée française et l’autre est devenue allemande. Ma sœur était en France et a rejoint ensuite l’armée française. Mon frère était à Lyon.

*Et vous avez été arrêtée ? (A)
Les Allemands ont repéré l’endroit d’où les camarades émettaient, ils les ont pistés et ils les ont arrêtés à la gare au moment où ils allaient partir ailleurs. Ils nous ont eues, nous, parce qu’on se rencontrait toujours dans un restaurant, et, il y avait là deux jeunes filles qui travaillaient pour les Allemands. Elles avaient donné le renseignement : « Deux institutrices de Colmar » Ce fut facile de nous retrouver. Il s’agissait de deux filles qui avaient eu des rapports avec les Allemands, deux filles qui habitaient les Vosges. Elles ont ensuite été mises en prison avec nous pour nous espionner.

*A quelle date avez-vous été arrêtée (A)
J’ai été arrêtée le 21 décembre 1944.

*Vous avez fait d’autres actes de résistance ? (A)
Non, je n’ai pas tué d’Allemands. Je n’ai pas fréquenté les Nazis. Je n’ai rencontré que des anti-nazis parmi les Allemands !

*Vous pouvez raconter votre arrestation ? (F)
Un matin, je donnais des cours de français à un petit gamin que j’attendais. Mon père était chez le coiffeur, je ne me méfiais absolument pas. J’ai ouvert la porte et je me suis trouvée en face de deux Schupos [5], deux types de la Gestapo. Ils ont mis la maison à sac. Un de leurs premiers mots, que je n’oublierai jamais, fut : « Où avez-vous votre cyanure ? » Ils ont fouillé partout. J’avais un bouquin qui datait de la dernière guerre avec un tas de poèmes anti-allemands. Entre autre un poème qui s’appelait « La canne ». Je ne saurais plus le réciter mais enfin : « une canne à quoi peut-elle servir, elle vous fera danser au pas. … » un truc anti-allemand. Je ne voulais pas qu’ils le trouvent. J’ai pris ce livre tout délicatement, je suis allé dans la chambre où était mon père et je lui ai dit : « Cache ça. » Ils ont fouillé partout et rien trouvé. Plus tard, quand je suis rentrée, j’ai demandé à mon père où il l’avait caché. Nous avions une huche avec des bûches dedans. Je ne sais pas comment il a fait pour vider cette huche car le livre était dans le fond.

*Quand vous avez été arrêtée vos parents ont-ils été inquiétés ? (F)
Je n’avais plus ma mère. Ils voulaient surtout savoir où était mon frère. Je crois que c’est la première fois que j’ai vu pleurer mon père. La Gestapo était déjà souvent venu le menacer de déportation s’il ne disait pas où se trouvait son fils.
Je suis partie entre les deux types de la Gestapo. C’était le matin, il y avait de la neige, j’avais des chaussures montantes qui ont été complètement perdues après. La neige avait brûlé les coutures, j’ai dû mettre une corde pour rattacher la semelle.
J’ai croisé des gens, entre autres un marchand de charbon qui a dit à des amies, trois petites italiennes : « La fille Voland se promène déjà avec des soldats allemands. » … La fille Voland allait en prison ! !

*Que s’est-il passé ensuite ? (A)
On m’a conduit au poste, on m’a pris les empreintes de doigts, on m’a pris tout ce que j’avais, puis on m’a mis dans une cellule seule pendant trois ou quatre jours. Tous les jours, un voisin de pallier, le père du gamin auquel je donnais des cours de français, était devant la prison et c’est lui qui a vu, un matin, que nous étions transférées à Fribourg.

*Avez-vous subi des interrogatoires ? (J)
Pas à Colmar. En Allemagne, je me souviens que le flic que j’avais en face de moi m’a dit : « Mais vous ne me reconnaissez pas ? » C’était un flic que j’avais vu plusieurs fois sur la route quand j’étais institutrice en Allemagne, j’avais ma bicyclette et je rentrais chez moi. Quand je rencontrais des prisonniers libérés, je leur donnais ce que les paysans m’avaient donné et des nouvelles, j’avais été arrêtée deux ou trois fois par ce flic. Là, je ne l’avais pas reconnu sans son casque.
J’ai un autre souvenir très désagréable. Quand j’étais dans cette salle, on m’a demandé de baisser ma culotte et de relever ma chemise. Quelque chose de dégradant ! Pourquoi ? Je n’ai pas compris mais c’était dégradant. Certaines prisonnières dans les camps ont été obligées de coucher avec les Allemands.

*Quelle était la vie de tous les jours en prison ?
On avait peu de rapports avec les gardiens. La prison était en équerre, les hommes dans un bâtiment, les femmes dans l’autre. On nous donnait à faire des enveloppes. On avait du papier. Nous correspondions en écrivant en gros et en montrant le papier par la lucarne. Je me souviens aussi que les gars ont demandé à un moment : » Où est Marthe ? » Marthe était ma sœur. On a répondu en chantant : « Sous le beau ciel de notre France. » On correspondait en chantant, en sifflant.
Comme travail, on nous donnait aussi des bobines électriques et il fallait isoler une mince couche de métal qu’elle contenait. J’étais en cellule avec une jeune fille dont la mère avait été arrêtée, par hasard, en même temps. Il y avait un seau dans lequel on faisait nos besoins. Quand il était plein à ras bord on montait sur le lit qui était près de la fenêtre et on faisait couler tout doucement sur les gardes qui passaient en dessous. Un jour il y a eu une alerte. Nous sommes descendus dans la grande salle en bas où se trouvaient plusieurs détenus. Alice a retrouvé sa mère qui a dit : « Je ne sais pas qui sont ces salauds qui toutes les nuits m’envoient de l’eau dans la figure. »
Autre anecdote. Quand on nous a changées de prison, on a marché. Les hommes étaient enchaînés deux par deux, les femmes étaient libres de leurs mouvements. En cours de route, on eu envie de faire nos besoins. Alors, la scène était pittoresque : d’un côté de la route, les femmes accroupies, de l’autre les hommes faisant leurs besoins en se tournant le dos.

*Où alliez-vous (C) ?
De Fribourg à un camp de concentration qui se trouvait à Haslach-Wolfach [6]. Quand nous sommes arrivés à Haslach-Wolfach, le camp des femmes avait été ravagé par le typhus, il n’y avait plus qu’une prairie. Donc nous les femmes, avons été hébergées pour une nuit dans le camp des hommes à Wolfach puis nous sommes reparties. Les hommes sont restés dans ce camp. Beaucoup sont d’ailleurs morts parce que les prisonniers de ce camp allaient travailler dans un tunnel. Nous les femmes, avons été conduites dans une prison au sud de l’Allemagne à Stockach [7].

*En tant qu’Alsacienne aviez-vous un traitement particulier ? (F)
Non ! Il y avait dans la prison deux catégories, les politiques et les droits-communs (des Allemands). La première nuit, pour que je ne sois ni avec Alice ni avec sa mère, on m’a mis dans une autre cellule, avec une lesbienne. Il n’y avait qu’un lit, j’ignorais qu’elle était lesbienne. Je me suis couchée avec elle dans le lit, quand elle a commencé à me tripoter, je me suis sauvée. Elle m’a incendiée, m’a dit : « Tu es une idiote, je ne te toucherai plus. » Mais je suis restée toute la nuit sur une chaise !

*Pouvez-vous nous décrire une journée en prison ? (A)
Le matin, on sortait avec notre cuvette pour aller chercher de l’eau, on s’est d’ailleurs débrouillées pour avoir un seau. On restait à dévider les petits papiers qu’ils nous donnaient à travailler. C’est tout. On avait une casserole, une cuvette, dans laquelle restaient des cristaux. Les hommes ne pouvaient plus rien ressentir, les femmes n’ont jamais été réglées. Je devais être règlée dans les deux jours de mon arrestation. Je m’étais tricoté dans une seule journée de prison à Colmar une serviette hygiénique avec du coton blanc que j’avais demandé à la geôlière. Quand on est arrivés à Fribourg, on me l’a prise, on m’a dit :« Vous n’en aurez pas besoin. » En effet je n’en ai jamais eu besoin à cause de ces cristaux (sans doute du bromure).
J’ai eu tout de suite après guerre une hystérectomie car tout était sclérosé. J’ai eu une invalidité car je ne pouvais plus être enceinte !

*Que saviez-vous des camps de concentration avant votre arrestation ? (C)
Je savais qu’il y avait des camps, que ceux qui ne pliaient pas devant le régime y étaient internés, mais on ne savait pas ce qui s’y passait. On n’avait pas entendu parler des camps de la mort.

*Finalement on avait décidé de votre condamnation à mort après très peu d’interrogatoires (J)
On nous avait dit : « On va faire de vous de la chair à saucisse. » Nous devions passer devant une cour martiale, Schnellgericht [8], mais on n’y est jamais passé. On savait qu’on était condamnées à mort mais on n’y croyait pas, on n’y croit jamais. On a toujours espoir !

*Qu’est-ce qui vous a permis de tenir ? (A)
C’est le bruit des avions qui passaient. Que cela faisait du bien d’entendre ces avions ! ! La haine du nazisme, pas des Allemands. Des Allemands j’en avais trouvé, je vous l’ai dit, qui nous avaient fourni en cigares, en pommes, en gâteaux, en tout ce qu’ils pouvaient pendant notre transfert. Des gens très très bien, tous ces gens étaient antinazis. Quand on est revenues de ce camp pour retourner en prison, je me souviens qu’on s’est arrêtées dans un village qui s’appelle Mühlenbach[Mühlenbach : près de Fribourg], j’ai retenu le nom car j’avais une camarade de classe qui s’appelait Valentine Mühlenbach. Donc, dans ce village on s’est arrêtées et j’ai demandé aux gardes qui sont allés au Café si je pouvais chercher auprès des habitants de quoi manger. Ils m’ont laissée faire à condition que je ne me sauve pas. J’avais des chaussures retenues par une ficelle, j’étais dans un patelin allemand, je ne connaissais personne, je ne savais pas sur qui j’allais tomber. Dans la première maison où j’ai demandé à manger, je me suis fait incendier quelque chose de terrible et ils m’ont foutue à la porte. Devant une autre maison, il y avait sur le pas de la porte, une femme avec un gamin de deux ans dans les bras. Je me suis adressée à elle, elle m’a demandé combien nous étions et m’a dit que nous pouvions venir un quart d’heure plus tard. Elle nous a fait une soupe.

Quelques 20 ans plus tard, avec mon mari, nous étions en virée en Allemagne, j’ai voulu passer à Mühlenbach. J’ai reconnu tout de suite, la place avec le café et la maison. Il y avait la femme avec un gosse de deux ans sur les bras ! Alors je suis allée la trouver, je lui ai rappelé les faits et elle m’a dit : « Oui, vous étiez à huit. Quant à ce gamin, il est le fils de celui que j’avais à l’époque sur les bras ! » Elle était très contente et moi aussi de pouvoir la remercier. J’avais acheté à Freudenstadt une bouteille de Fine Napoléon que je lui ai offerte. J’étais vraiment très heureuse de la revoir.

Voici un journal que j’ai tenu un certain temps : «  Le 2 février Colmar est libérée. Là, on s’en va vers Wolfach. Un voyage mi à pied mi en auto et notre chance, typhus au KZ, au camp de concentration des femmes de Haslach près de Wolfach. Les hommes restent, nous retournons. Résultat fâcheux de notre passage dans le camp des hommes, nous nous sommes assises sur des boites, (que nous avions crues être des bancs et plus tard nous appris que c’étaient des cercueils). Il y avait des Russes qui étaient en train de s’épouiller, ils nous ont donné des poux. Retour en prison où on a à récupérer ce tout petit papier qui se trouve dans les bobines électriques. »
Ça, c’est un trèfle à quatre feuilles que j’ai trouvé un jour, dans la cour quand nous faisions notre tour de cour.

« Le 20 avril on nous a dit qu’un grand chef devait arriver mais il n’est pas venu car il n’y avait plus de carburant pour les voitures. »
C’est le moment où les copains ont été exécutés.
Je sais que Lucien Grosperrin et son copain instituteur d’Arras, ont su qu’ils allaient être arrêtés. C’est sur le quai d’une gare parce qu’il attendait sa fiancée, que Lucien a été arrêté. Ils ont été internés dans un sous-camp de concentration à Wolfach. Ils ont travaillé dans un tunnel. Un jour on est venu les chercher. L’abbé qui était avec eux, un Alsacien, l’abbé Didierjean, leur a demandé de donner leurs bijoux car il savait qu’ils allaient être exécutés. On les a emmenés au cimetière du village de Wolfach. Ils ont dû creuser leur tombe. On a achevé l’un deux, Alfred Weber, à coups de hache devant son père et Grosperrin, qui, ensuite, ont été fusillés. Il paraît qu’ils chantaient et qu’ils pleuraient et que la population allemande était bouleversée devant le drame de ces jeunes. C’était deux jours avant la Libération. J’ai eu ces nouvelles après par l’abbé Didierjean qui a été libéré ainsi que par l’instituteur d’Arras, Albert Leenaert. Lui, avait des relations avec un groupe de la résistance allemande. Il s’était fait porter malade avec un abcès terrible, les résistants allemands sont venus le chercher dans le camp. C’est comme cela qu’il a eu la vie sauve. Je l’ai retrouvé quelques années après. Il est venu ici. Il n’était plus instituteur mais éleveur de poulets. Depuis je l’ai complètement perdu de vue.

*A quelle date avez-vous été libérée ?
Nous avons été libérées par des Français le 21. Le 22, je suis retournée en Alsace en avion. En survolant Freudenstadt nous avons été pris sous le feu du Werwolf [9], la dernière résistance allemande. Il y avait dans l’avion un gars qui sortait de camp de concentration avec son costume rayé et je l’ai vu se décomposer, il était blanc, il était vert. Il se croyait sauvé et on nous tirait dessus. C’est une image qui ne me quitte pas.
C’est la première fois que j’ai pris l’avion et j’ai dû m’exprimer en anglais car les pilotes ne parlaient pas le français. Mais c’était bien !

*Quand vous êtes rentrée à Colmar avez-vous été témoin de l’épuration où était-elle déjà terminée puisque Colmar était libérée depuis longtemps ? (C)
Je n’ai pas beaucoup entendu parler d’épuration. Par contre j’ai été convoquée à un procès dans les Vosges, le procès d’une de ces deux jeunes qui nous avaient dénoncées. Je n’y suis pas allée, et j’ai été contente de ne pas avoir été obligée de témoigner parce que dans ces moments, on ne sait pas comment ils ont agi, on ne peut pas les juger. Je ne me permettrais pas de juger ces pauvres filles. Si leur nature les a poussées à coucher avec un Allemand, bon, je ne peux pas leur en vouloir. J’en ai vu tellement !

J’avais une camarade d’enfance qui couchait avec les Allemands.
Elle couchait avec les Allemands et envoyait des colis aux soldats français ! Elle était française du fond du cœur, mais elle couchait avec les Boches !

*Après la guerre vous avez été reconnue comme Résistante par les Français et par les Anglais, pouvez-vous nous dire dans quelles conditions ? (C)
Normalement j’aurais eu droit tout de suite à une indemnisation mais je n’ai rien fait. Je me suis noyée dans l’anonymat jusqu’à ce que je vienne en Bretagne. J’avais un beau frère qui avait été en camp de concentration et qui m’a dit un jour, qu’on pouvait à nouveau faire une demande de validation du titre de déportée (parce qu’il y a un moment où cela était forclos). Alors le cousin de mes voisines est venu également et c’est là qu’on a mis l’affaire en branle. Moi j’avais clos ce chapitre, mais un résistant qui avait été en camp de concentration, Gaston, a pris l’histoire en main. Il m’a fait remplir des formulaires, retrouver les papiers que j’avais gardés, pour légitimer mes faits de résistance.

*Avez-vous toujours de la famille en Allemagne ?
Herman Schroëder, le gendre du frère de mon père, m’écrit de temps en temps mais rarement.
Hermann a fait la campagne en Ukraine, il faisait tellement froid qu’il a eu le pied amputé.
Nous sommes allés ensemble voir le musée de Goethe à Francfort. Il a présenté sa carte d’infirme au guichet et il n’a pas payé, j’ai sorti la mienne et je n’ai pas payé. Nous avons la même invalidité, lui en Allemagne, moi en France, lui pour son pied coupé, moi pour ne pas pu avoir d’enfant.

Propos recueillis le 27 décembre 2003 par Adrien et Céline Gaufriau, ses arrières petits enfants
Françoise Fete et Jean-Michel Gaufriau, ses petits enfants
Claude Dumond, professeur d’histoire

Anne Volland est décédée en octobre dernier à l’âge de 96 ans

Publié avec l’aimable autorisation de la famille.
NM décembre 2012

[1Questions de Adrien Gauffriau (A), Céline Gaufriau (Cé), Claude Dumond (C), Françoise Fête (F), Jean Gaufriau (J)

[2Umschulung : rééducation idéologique

[3Pour plus d’informations voir : http://www.bddm.org/liv/details.php?id=III.13.#LEENAERT

[4Bund Erwin von Steinbach : la ligue d’Erwin, nom d’un militant autonomiste alsacien, une association de jeunesse fondée par Friedrich Spieser qui plaide pour une Alsace intégrée dans le Reich et qui sera condamné à mort par contumace en 1945.

[5Schutzpolizei : police de protection

[6Haslach-Wolfach, en Forêt Noire

[7Près du lac de Constance

[8Schnellgericht  : tribunal d’exception, Kriegsgericht : cour martiale

[9Werwolf : Loup-garou, unités composées de jeunes de la Hitlerjugend et de Waffen-SS qui restent en arrière des lignes de front pour combattre les Alliés à l’ouest et à l’est.


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