La Résistance clandestine : communiquer en quelques mots par signes, par journaux, au risque de sa vie.
Un adieu, texte écrit par Charles Nicolle, fin avril 1944 (Fonds privé, Daniel Nicolle)
Il fait beau en cette fin d’avril. Je suis un chemin noueux qui monte, qui descend, qui se tortille à droite, à gauche et qui pousse, ça et là de minces sentes caillouteuses dans le foisonnement de hautes fougères qui les engloutit. Le soleil caresse les bosquets, les courbes vertes du bois piquetés d’austères sapins, les champs minuscules, là-bas enserrés dans les grosses pierres de leurs murets, les vastes ratures rocheuses du Puy Gaudy [1] que les fougères assaillent.
J’effectue ma dernière mission pour le Parti [2] dans le département de la Creuse. Dans quelques jours, je pars pour la Dordogne.
J’essaie de me remémorer la phrase que doit prononcer l’homme - ou la femme - qui viendra vers moi tout à l’heure. Je ne suis pas sûr de me la rappeler exactement. Plusieurs versions se bousculent dans ma tête inquiète. Ce que je dois répondre, je ne le sais plus du tout et c’est pourtant le plus important : si je me trompe, mon vis-à-vis poursuivra son chemin en hâtant le pas et fera tout pour se dissoudre rapidement dans la nature. A chaque liaison, la même difficulté de mémoire me torture. Parfois j’écris la phrase sur une feuille de papier à cigarette que je peux avaler en cas de coup dur.
Aujourd’hui je n’ai rien écrit. J’étais certain de me rappeler. Quel imbécile je suis me dis-je en enjambant les petites mares d’eau noire et en sautillant d’une roche à l’autre pour franchir les fondrières...
Je ne devrais pas tarder à apercevoir l’agent de liaison. Comment sera -t-il ? Comment sera -t-elle ?
J’entame un tronçon de chemin presque droit. En face, à quelque cent mètres, apparaît une silhouette d’homme. Elle se rapproche, disparaît, resurgit. C’est pour moi ! Je connais ce gars. C’est celui que j’ai rencontré, il y a bien longtemps de cela, lors de ma première liaison en Creuse.
Et le film de cette matinée – c’était un matin- me revient brusquement en tête.
Je me promenais sur une route, pas très loin d’ici, d’ailleurs ; une route presque bonne, une route presque large. J’avais revêtu mon meilleur costume, ma gabardine beige clair et à la main gauche, tenais « L’Action Française [3] ». Pour le costume, je suivais les recommandations du Parti : « ne pas avoir l’air d’un ouvrier ». En cas de barrage, de rafle, les ouvriers et ceux qui paraissaient tels sont automatiquement embarqués. L’Action Française, c’était le signe de reconnaissance convenu.
L’homme a vu ce journal, que je n’étais pas très fier de trimbaler, et s’est avancé vers moi. Qu’a t-il dit ? Quelque chose comme « Savez-vous où je pourrais acheter des œufs par ici ? » oui, quelque chose comme cela. Je ne lui ai rien répondu, pour la bonne raison que j’avais oublié la réplique et que de toute façon, il m’avait déjà carrément souri. Nous nous serrâmes vigoureusement la main et, en dépit des strictes règles de sécurité, nous engageâmes une amicale conversation.
Si quelque flic nous avait espionnés, il aurait tout de suite compris que la piste était rentable.
Nous avons quitté la route et, à l’abri des buissons, je lui ai remis les journaux ronéotypés que j’avais roulés autour de mes jambes dans les bas de laine prêtés par mon camarade Daniel [4]. Il y avait pour la ville de Guéret, une bonne centaine d’exemplaires du journal Le Travailleur de la Creuse [5] .
Aujourd’hui encore, je ne sais pas ce qu’il me faudrait répondre à la phrase d’accrochage. Mais cela n’a pas d’importance puisque cet agent de liaison me connaît et que je le connais.
Je le connais d’autant plus que, depuis notre première rencontre, je l’ai encore contacté une fois ou deux. Comme moi, il n’est pas bavard et, pourtant, à chaque rencontre, faisant fi des conseils alarmants du Parti, nous avons pris plaisir à parler plusieurs minutes – et peut être même plus d’un quart d’heure. Il n’a sans doute pas trente ans. Il est un peu plus grand que moi et le léger hâle de son visage accentue ses traits sérieux et résolus.
Pourquoi crois-je qu’il est postier à Guéret ? Me l’a-t-il dit ? Non, je ne m’en souviens pas. Avait-il un uniforme de postier la première fois que je l’ai vu ? Impossible de l’affirmer.
- Bonjour, ça va ?
Pas question de « phrases de reconnaissance ». Et c’est notre poignée de main, si vigoureuse et si fraternelle.
Il me remet le schéma du journal que je devrai ronéotyper avec mon camarade Daniel.
Au mépris de la sécurité, une fois de plus, je lui annonce que je pars bientôt pour la Dordogne et que notre entrevue d’aujourd’hui sera sans doute la dernière.
Sa désolation est visible.
- C’est le Parti qui t’envoie là-bas ?
- Oui
- C’est dommage dit-il d’une voix lasse. Il va y avoir beaucoup de boulot ici. C’est sûr que cela va chauffer dur.
- Ça chauffe déjà pas mal non ? Et en Dordogne, ça fait pas mal de temps que ça barde à tout casser...
- Comment vas-tu là-bas ?
- Je prends le train à Guéret. A Limoges [6], je change de train pour Périgueux [7]. Après il faudra que je dégote un car.
- La Creuse est en état de siège, tu le sais.
- La Haute Vienne, la Dordogne, la Corrèze sont aussi en état de siège, et quelque chose de bien ! La loi martiale quoi ! C’est dangereux de circuler.
- Je sais
- A Limoges, c’est plein de Fridolins, de miliciens [8], de gendarmes, de GMR, [9]. C’est pire qu’ici. C’est inimaginable. Te faut des papiers spéciaux. Tu joues ta peau, si tu ne les as pas.
- J’ai un laissez-passer signé du commandant de la gendarmerie de Guéret.
- Fais attention !
Je regarde son visage grave, ses yeux pleins de tristesse et d’inquiétude : une amitié est née au cours de ces trois ou quatre brèves rencontres, espacées par de si longs mois de guerre.
Il me signale que les trains sont souvent arrêtés en pleine campagne ; les rails sont souvent déboulonnés ou sont détruits par les explosifs. Les voyageurs doivent parcourir parfois trois, quatre, cinq kilomètres à pied pour gagner une autre rame de wagons.
Ça aussi je le sais. Je l’ai vu. Et pardessus le marché, la ligne que j’emprunte et qui traverse le Massif Central d’Est en Ouest a une importance considérable.
Pas très loin d’ici, elle franchit la rivière Creuse sur le viaduc de Busseau, petit frère costaud du viaduc de Garabit. Les Allemands gardent l’ouvrage. Mais il a déjà été endommagé par les partisans [10]. Par malheur l’explosion n’a interrompu le passage que très peu de temps. Après pendant plusieurs semaines, les trains passaient au pas, mais passaient quand même.
« Pourvu que le viaduc ne saute pas juste avant mon départ ! » me dis-je depuis quinze jours ; s’il saute comme il faut, les voyageurs devront plus longtemps que la dernière fois, quitter le terrain, prendre des camions qui descendront au fond de la vallée profonde de cinquante mètres, remonter vers un nouveau train, stationner de l’autre extrémité du viaduc ; manège qui dure des heures !
Je soupçonne mon camarade Adolf d’être le responsable des coups de main contre le viaduc. Avant hier, je l’ai croisé fortuitement et je l’ai abordé :
- Dis Adolf, je pars vendredi de la semaine prochaine. Pour la Dordogne. Tâche de ne pas faire sauter le viaduc avant que je m’en aille. Je ne tiens pas à attendre une demi-journée dans la gare de Guéret.
Adolf ne m’a pas répondu. Mais ses yeux se sont mis à briller intensément derrière ses grosses lunettes et son sourire mystérieux, où il mettait pourtant toute sa cordialité, m’a rempli d’inquiétude.
Toutes ces pensées qui, en un éclair traversent mon esprit, je n’en fais pas part à mon supposé postier. Déjà, nous avons trop parlé.
- Il faut se séparer. Au revoir.
- oui au revoir
Nous nous serrons la main.
Et nous restons immobiles.
- Allez, au revoir.
Je le salue de la main, fais vingt mètres, m’arrête, tourne la tête. Il est tout là-bas, à l’amorce du tournant où le chemin s’enfonce dans les fougères. Lui aussi s’est arrêté et a tourné la tête. Il lève les bras pour un dernier signe d’adieu.
J’ébauche un salut et me remets en marche. Les deux poings dans les poches de mon imperméable, un peu voûté par la mélancolie qui m’envahit, je chemine dans les pierres chaotiques.
Un vent léger grésille dans les arbres trapus. Les hautes fougères balancent doucement.
Charles Nicolle.
« Karl » rejoint le sauna de Clairvivre au nord de la Dordogne, centre des blessés au poumon, où se trouve l’imprimerie centrale de la Légion des combattants. Il est reçu par le général qui dirige le lieu, qui lui déclare faire partie de la dissidence (gaulliste), sans aucune précaution ; son adjoint est aussi membre de l’AS (Armée secrète), (c’est un ancien de 14-18) il sera tué peu après dans un combat.
Daniel Nicolle
Cf. DHAILLE-HERVIEU Marie-Paule, Communistes au Havre : Histoire sociale, culturelle et politique (1930-1983), publication des Universités de Rouen et du Havre, 2009, 794 p.
N.M. novembre 2012