Un article de Maurice Cling sur la révolte du Sonderkommando du 7 octobre 1944 à Auschwitz II-Birkenau
Révolte à Birkenau
- Birkenau, vers la chambre à gaz. Photo D. Dufourmantelle
Si l’insurrection du ghetto de Varsovie est devenue emblématique de la résistance juive à la barbarie nazie, on sait moins que dans la plupart des camps et ghettos, des juifs se révoltèrent aussi, outre Treblinka et Sobibor.
Ainsi, la révolte du Sonderkommando d’Auschwitz a été longtemps ignorée, sous-estimée, voire occultée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ignorée parce qu’aucun témoin oculaire n’a survécu, sous-estimée [1] parce que peu de témoignages existent, et sont dans certains cas divergents, occultée enfin par certains pour présenter une image d’Auschwitz focalisée sur les victimes juives martyrisées [2]. Grâce aux recherches historiques, et notamment à la découverte en 1961 du manuscrit poignant de Zalmen Lewental enterré dans le sol du Crématoire, et d’autre part à divers témoignages et publications telles que l’ouvrage de Hermann Langbein [3], l’histoire de la révolte est maintenant accessible pour l’essentiel. De futures découvertes éventuelles préciseront peut-être les quelques points qui restent obscurs.
Rappelons que le secret de l’extermination entretenu par la propagande nazie, secret indispensable au déroulement de l’opération, s’étendait jusqu’au camp lui-même, ce qui est peu connu. Détenu moi-même à Auschwitz I à l’époque, j’ignorais que quelques quinze pays envoyaient des trains de déportés à Birkenau et que fonctionnaient à proximité de vastes complexes de « crématoires » industriels. Je ne connaissais que le mot Krematorium dont le mystère m’angoissait.
Les membres du Sonderkommando (« équipe spéciale » affectée à l’incinération des cadavres, ici dorénavant désignée par SK) étaient eux-mêmes périodiquement exterminés en tant que « détenteurs de secret » et en étaient pleinement conscients. Pour pouvoir effectuer leur horrible tâche ‒ sans conteste la pire de toutes ‒ ils étaient bien nourris, à l’inverse de la plupart des détenus. Les résistants disposaient d’autre part, du fait du pillage des arrivants, de moyens de se procurer des objets utiles pour corrompre certains Kapos, voire des SS. Figuraient aussi parmi eux des résistants chevronnés, ainsi que plusieurs officiers russes, français et hongrois qui apportaient leur compétence militaire.
En ce mois d’octobre 1944, la situation du SK est particulièrement complexe. Depuis le camp-souche dit Auschwitz I, un « groupe de combat » international dirige la résistance de l’ensemble de l’immense complexe concentrationnaire. Il prépare un soulèvement général coïncidant avec l’approche des forces soviétiques qui ont déjà libéré le camp de Maïdanek en juillet. Le « groupe de combat » agit en liaison étroite avec les organisations de la résistance polonaise très actives à l’intérieur et à l’extérieur, qui doivent participer au soulèvement.
De son côté, l’organisation de résistance juive de Birkenau [4] ‒ qui est représentée dans le « groupe de combat » ‒ dispose d’une antenne dans chacun des quatre grands Krematoriums et prépare depuis le début de 1944 une révolte qui doit les détruire simultanément en débouchant sur une évasion massive des détenus. Elle organise peu à peu les préparatifs, contacts avec les autres résistants, fabrication de grenades, de pinces isolantes pour sectionner les barbelés électrifiés, constitution de réserve d’essence pour incendier les baraquements, accumulation d’armes diverses. Quatre jeunes femmes juives (dont trois travaillent dans l’usine d’armement « Union ») fournissent la poudre pour les explosifs, tant à Birkenau qu’à Auschwitz I.
Depuis plusieurs mois, l’organisation juive insiste auprès du « groupe de combat » pour que soit fixée à court terme la date de la révolte, les détenus du SK se sentant de plus en plus menacés. La réponse est négative dans le cadre des plans de soulèvement général. Leur situation devient dramatique quand, après la fin de l’extermination de 340 000 juifs hongrois, de mai à juillet (le summum du génocide), les SS décident de réduire l’effectif du SK. En septembre, ils prélèvent deux cents détenus sur 952, qu’ils assassinent à Auschwitz I, puis incinèrent eux-mêmes pendant la nuit pour garder le secret. Le SK en est informé par le « groupe de combat ».
L’accord avec la résistance russe de Birkenau ayant échoué, la date de la révolte est fixée au 7 octobre. Les événements se précipitent. Ce même jour, les SS viennent chercher trois cents détenus pour un prétendu transfert. La révolte éclate prématurément à la suite d’un incident, sans coordination avec les trois autres Krematoriums, ce qui entraîne un affolement général. Des détenus incendient le n° IV, jettent vivant le Kapo allemand dans un four, tandis que d’autres du n° II sectionnent les barbelés du camp des femmes et s’enfuient. Trois autres se sacrifient en faisant sauter le n° IV. Les fugitifs barricadés dans une grange de Rajsko [5] à proximité sont tous massacrés.
Arrestations et tortures s’ensuivirent. Les jeunes juives ne parlèrent pas et furent pendues en public au camp des femmes d’Auschwitz I. Le bilan s’établit comme suit, semble-t-il : outre le kapo allemand, au moins trois SS abattus et quelques dizaines blessés, 451 détenus tués. Ces chiffres secs ne rendent absolument pas compte de la signification de la révolte. Écrasée dans un bain de sang par les SS surarmés, elle revêt au niveau symbolique une portée considérable.
On l’a souvent décrite comme « désespérée », ce qui est profondément injuste, car s’il est vrai qu’elle fut déclenchée prématurément dans la confusion et la panique, elle avait été minutieusement préparée depuis des mois ‒ on l’a vu plus haut ‒ en liaison avec toutes les organisations de résistance du camp. De même, le film Sobibor fut présenté en 2002 dans la publicité comme « la seule révolte réussie », formulation choquante. Si l’on doit en effet se féliciter de son succès relatif, et de celui de Treblinka, on doit avant tout rendre hommage dans ce cas à ceux et celles qui l’ont organisée et soutenue, réussie ou pas. La réussite est dans la lutte elle-même. En raison du lieu-même (le cœur de la machine d’extermination) et dans les conditions inhumaines où ils se trouvaient, elle s’apparente sur ce plan à l’insurrection du ghetto de Varsovie. Comme elle, elle mérite de figurer au tout premier plan de l’histoire du génocide nazi et de la Résistance européenne.
Ces hommes et ces femmes ont remporté là une victoire morale qui doit être enseignée à la jeunesse, en même temps que les nazis vainqueurs provisoires resteront honnis à jamais. Elle fut celle de juifs (et non-juifs [6]) qui se battirent pour leur dignité et pour la masse des détenus du camp, et au-delà pour la dignité de l’homme contre la barbarie des nazis et de leurs complices : l’homme debout, ou comme l’a écrit Gorki, « l’homme, ça sonne fier ».
Maurice Cling
DVD(6) : CNRD 2011-2012 Résister dans les camps nazis
Résister dans les camps nazis, CNRD 2012, DVD(6)
Archéologie de l’Holocauste à Auschwiz-Birkenau. Histoire d’une redécouverte par Andreas Kilian
Témoignages du Sonderkommando, par Andreas Killian
Médiagraphie
- La lettre d’Herman Strasfogel
Une lettre écrite en français par un déporté juif chargé de « vider » les chambres à gaz a été retrouvée. Grâce aux recherches parallèles à celles du Mémorial par Andreas Kilian, le nom de l’auteur de la lettre a été identifié : Herman Strasfogel et non Chair Herman
https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/auschwitz/auschwitz-le-temoignage-inedit-d-un-sonderkommando_3164037.html
À propos de la lettre attribuée à Chair Herman :
https://journals.openedition.org/bcrfj/6461#tocto1n4
- Zalmen Gradowski
„Lieber Finder, suche überall, auf jedem Fleckchen Erde. Unter ihr liegen noch zig
vergrabene Dokumente von mir und anderen Menschen, die ein Licht auf all das werfen, was hier geschah und was hier passierte.” [7]
"Cher découvreur, cherche partout, dans chaque coin de terre. Sous elle se cachent des dizaines de
documents enterrés de moi-même et d’autres personnes, qui font la lumière sur tout ce qui arrivé ici et sur ce qui s’est passé ici " Zalmen Gradowski
- La résistance du Sonderkommando
GRADOWSKI Zalmen, (Pierre-Emmanuel Dauzat, Batia Baum), Au coeur de l’enfer : Témoignage d’un Sonderkommando d’Auschwitz, 1944, Tallandier, 2009
Des voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau, Le Livre de poche, 2006
MÜLLER Filip, Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz, Pygmalion, 1980
OLERE David, L’oeil du témoin - A painter in the sonderkommando at Auschwitz,éd. FFDJF, 2005, 111 p.
http://fcit.usf.edu/Holocaust/resource/gallery/olere.htm
VENEZIA Shlomo, Sonderkommando. Dans l’enfer des chambres à gaz, Albin Michel, 2007.
[Les membres du Sonderkommando] « devenus des automates, obéissant aux ordres en essayant de ne pas penser, pour pouvoir survivre encore quelques heures »
Son témoignage retranscrit en italien :
http://www.gliscritti.it/approf/shoa/shlomo/shlomo.htm
http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2012/10/16/schlomo-venezia-temoin-capital-de-la-machine-de-mort-nazie_1776173_3382.html
SZUREK Jean-Charles et WIEVIORKA Anette, Juifs et Polonais 1939-2008, Albin Michel, Bibliothèque Histoire, 2009
DIDI-HUBERMAN Georges, Sortir du noir, Les Éditions de Minuit, 2015, 55 p.
GREIF Gideon, LEVIN Itamar, Aufstand in Auschwitz, Die Revolte des jüdischen »Sonderkommandos« am 7. Oktober 1944, traduit de l’hébreu, Böhlau Verlag, 2015
GREIF Gideon, LEVIN Itamar, Révolte à Auschwitz. La révolte du Sonderkommando juif, le 7 octobre 1944, Nouvelle Collection de la Fondation Auschwitz, (Belgique), 2016.
KILIAN Andreas, FRIEDLER Eric et SIEBERT Barbara, Zeugen aus der Todeszone : Das jüdische Sonderkommando in Auschwitz, Lünebourg, 2002, rééd. poche, 2005
(Les Témoins de la zone de mort, le Sonderkommando juif à Auschwitz)
http://lagergemeinschaft-auschwitz.de/
The Grey zone ( La zone grise), un film de Tim Blake Nelson, 2002, die Grauzone, cahier de Bernhard André et Andreas Kilian :
http://www.film-kultur.de/filme/filmhefte/diegrauzone.pdf
Des voix sous la cendre
Des manuscrits clandestins ont été laissés près des victimes par des hommes désignés pour faire disparaitre les corps dans les fours crématoires : Zalmen Gradowski (en yiddish), Lejb Langfus (en yiddish) Zalmen Lewental (en yiddish), Marcel Nadsari (en grec). Ces récits qui ont été retrouvés sous la cendre à Birkenau, complétés par les dépositions faites par des survivants peu après la Libération.
« Elles sont arrivées, les malheureuses victimes. Les camions se sont arrêtés. Les coeurs se sont figés. Elles se tiennent là debout, les victimes, glacées d’épouvante, impuissantes, résignées et déçues, et embrassent du regard la place, la bâtisse dans laquelle leur monde, et leurs jeunes vies, leurs corps palpitants, vont bientôt disparaître à jamais. Elles ne comprennent pas ce qu’ils leur veulent, ces dizaines d’officiers à épaulettes d’or et d’argent, avec leurs revolvers luisants et leurs grenades aux côtés. » Zalmen Gradowski : Au cœur de l’enfer.
« Personne ne pourra croire … Tout ce qui est écrit ici, je l’ai vécu moi-même, en personne, au cours de mes seize mois de Sonderarbeit, de « travail spécial », et toute ma détresse accumulée, la douleur dont je suis pétri, mes atroces souffrances, je n’ai pu leur donner « d’autre » expression, à cause des « conditions », malheureusement, que par la seule écriture. »
GRADOWSKI Zalmen, Au coeur de l’enfer : Document écrit d’un Sonderkommando d’Auschwitz-1944, Kimé, 2001, p. 55.
« Il émanait une odeur nauséabonde de leurs vêtements ; ils étaient toujours sales et avaient un aspect complètement sauvage, de vraies bêtes féroces. Ils étaient choisis parmi les pires criminels condamnés pour de graves crimes de sang. », Rapport sur Auschwitz, Kimé, 2005, p. 80, écrit injustement Primo Levi qui ne les connait pas et ne les comprend pas.
Le Petit arbre de Birkenau
BENROUBI Maurice Le Petit arbre de Birkenau, suivi du Journal de Rose et de documents français ou allemands, des archives départementales de la Sarthe, postface d’Annette Wieviorka, Albin Michel, 224 p.
Maurice Benroubi travaille au Begrabungskommando, puis il est Schlepper (tireur de cadavres) avec des crochets.
Liens
Les quatre filles de l’usine l’Union-Werke à Auschwitz I qui ont volé la poudre sont Rosa Robota, Ala Gertner, Estusia Wajcblum, Regina Safirsztajn
http://lekcja.auschwitz.org/en_10_s... de Chaim Herman à sa femme : Cf supra, découverte récente, c’est une lettre d’Herman Strasfogel :
https://bcrfj.revues.org/6461#tocto1n4
Un survivant du Sonderkommando d’Auschwitz II Birkenau raconte, témoignage de Dow Paisikovic au procès Auschwitz :
http://d-d.natanson.pagesperso-orange.fr/sonderkommando.htm
Filmographie, DVD sur le Sonderkommando
Shoah, un film de Claude Lanzmann, livret de Jean-François Forges, CNDP, 2001.
Sonderkommando Auschwitz-Birkenau, documentaire d’Emile Weiss, Zalmen Gradowski, Leib Langfus, Zalmen Lewental, Miklos Yiszli,
Szlama Dragon, Alter Feinsilber, Henryk Tauber
Un dossier pédagogique pour le film :
http://www2.cndp.fr/TICE/teledoc/mire/teledoc_sonderkommando.pdf
Le Fils de Saul, film hongrois réalisé par László Nemes, 2015, 107 min.
http://www.advitamdistribution.com/wp-content/uploads/2012/04/DOSSIER-PEDAGOGIQUE_WEB_SAUL.pdf
DVD-Rom de l’UDA :
Mémoire Demain, DVD-Rom, témoignage d’Henryk Mandelbaum
Iil est désigné dès son arrivée au camp pour faire partie du Sonderkommando où il reste jusqu’à l’évacuation du camp. Il s’échappe pendant les Marches de la mort.
Un site très riche :
http://www.sonderkommando.info/index.php/sonderkommandos
Fours crématoires Topf und Söhne
http://www.buchenwald.de/fr/653/
Proche du camp de Buchenwald, l’entreprise de fours crématoires Tof und Söhne, est devenue un musée à Erfurt.
http://www.topfundsoehne.de/cms-www/index.php?id=94
NM. mise à jour 2019