Daniel Davisse, 1938-2020, un itinéraire personnel peu banal
Daniel Davisse, président de l’AFMD-94 (les Amis de la Fondation pour la mémoire de la Déportation du Val-de-Marne), était très attaché à la mémoire du camp des Milles, camp d’internement d’où ses parents furent déportés, alors que lui-même, âgé de quatre ans, échappa à la déportation, grâce à l’engagement d’une famille qui n’hésita pas à prendre des risques pour le sauver, avant de l’adopter par la suite. Il regrettait d’ailleurs que la reconnaissance comme « Juste parmi les Nations » par Yad Vashem (Jérusalem) soit réservée aux non juifs car il aurait aimé que sa famille adoptive soit reconnue comme telle.
Daniel Davisse, c’est un itinéraire personnel peu banal. Né Dan Élie Herz, le 7 juillet 1938 à Hambourg (Allemagne), dans une famille juive allemande pratiquante, il est mort à 81 ans, dimanche 29 mars 2020 à l’aube, à l’hôpital Henri Mondor de Créteil, emporté en moins de quatre jours par le Coronavirus. L’histoire de sa famille d’origine, Daniel Davisse l’a longtemps ignorée et c’est assez récemment qu’il avait réussi à en reconstituer une partie, sans jamais réussir à tout savoir, aidé par son épouse Annick et sa fille Françoise, par ailleurs documentariste de talent (on lui doit le film-documentaire en quatre épisodes « Histoire d’une nation » réalisé en 2018, analyse historique de 150 ans d’immigration en France).
C’est en Sarre, à Bettingen (aujourd’hui intégrée à la ville de Schmelz), que Walter Herz, son père, est né le 26 août 1904 dans une famille juive. Son grand-père Edmund, était charcutier dans cette ville qu’il quitta pour le Luxembourg après le rattachement de la Sarre au Reich, le 1er mars 1935. Son père, Walter, était parti faire des études religieuses et devint professeur de religion dans une école juive allemande de Hambourg en 1935. Il épousa Irma Meyer, née le 3 décembre 1907 dans cette ville de Hambourg où elle donna naissance à leur fils, Dan, le 7 juillet 1938, quatre mois avant la « Nuit de Cristal » (le 9 novembre 1938). La synagogue de Hambourg fut détruite, mais l’école continua d’exister, encore jusqu’en 1942.
En décembre 1939, Walter, Irma et le petit Dan partent au Luxembourg où vivent la sœur, le beau-frère, et la mère de Walter. Ils s’installent à Esch-sur-Alzette (au sud de Luxembourg). Là, Walter sert de « cantor », c’est-à-dire d’officiant de la synagogue et fait même office de rabbin. Après l’occupation allemande du Luxembourg en mai 1940, la famille Herz se retrouve en France. Walter Herz est interné comme juif allemand au camp de Gurs, avec sa femme et son fils.
Puis il est transféré au camp des Milles où il se trouve à partir du 12 avril 1942. C’est là que les hommes, candidats à l’émigration vers l’outre-mer, attendent un visa pour un pays d’accueil et des places sur un navire au départ de Marseille, pendant que sa femme et son fils sont hébergés à Marseille. La famille Herz fait des démarches pour émigrer aux États-Unis, ou ailleurs, et finit par obtenir un visa pour le Siam (la Thaïlande d’alors), qui ne sert à rien car il n’y eut aucun départ pour l’Indochine. Au camp des Milles, Walter Herz, professeur de religion juive, et ancien cantor de synagogue, fait office de rabbin, ce qui lui permet peut-être d’être en contact avec des personnes venues de l’extérieur comme Edgard Dreyfus, un des responsables de la visite des camps, beau-frère d’André Weil et ami du frère de Raymond-Raoul Lambert, le président de l’UGIF de zone sud.
Dan Herz (et pas encore Daniel Davisse), âgé de trois ans et demi, garde quelques images-flashs de ses rares visites à son père, en compagnie de sa mère, dans cette tuilerie transformée en camp d’internement. Il se souvient aussi du jour de la séparation d’avec sa mère sans doute en juillet 1942, il a tout juste quatre ans. Sa mère l’accompagne chez des gens à Marseille, rue du Camas, et le laisse. Il a appris plus tard que le lendemain sa mère avait téléphoné pour le reprendre mais c’était fini, il n’a plus jamais eu de nouvelles d’elle. Il a souvent pensé au courage qu’il a fallu à cette femme pour se séparer de son fils avec l’espoir de le sauver.
Très longtemps après, Daniel Davisse a appris que ses parents, Walter et Irma Herz ont été emmenés du camp des Milles, le 9 septembre 1942, à Rivesaltes, puis de là à Drancy. C’est le convoi n°33, parti de la gare du Bourget-Drancy le 16 septembre 1942, qui les a emportés à Auschwitz parmi 1003 personnes dont plus de 500 Juifs qui venaient d’être livrés de la zone « libre » par le gouvernement de Vichy.
Le couple, à qui Irma Herz a accepté de confier son fils, ce sont les Weil, André et Rachel (Tatou) Weil. Ils vont élever Daniel en le choyant, avec des grands-parents, des oncle et tante, Yvette et Edgard Dreyfus (lequel est déporté en 1943 et mort en déportation), qui redonnent une famille chaleureuse à cet enfant. Il s’agit d’une famille juive, franc-maçonne, socialiste (André Weil est en relation avec Daniel Meyer et Jacques Grumbach, le rédacteur du Populaire). André Weil est également engagé dans un réseau de résistance, le réseau de renseignement Tartane-Masséna, en liaison avec le BCRA à Londres.
Après la fin de la guerre, les parents Herz ne reviennent pas. André et Tatou Weil, devenus Davisse, veulent adopter Dan devenu Daniel, et pupille de la Nation ; cela s’avère difficile pour une adoption plénière puisque ses parents sont des « disparus ».
Son grand-père adoptif, Alfred Weil, très proche de son petit-fils, a adhéré au parti communiste dans son village du Var en 1943 ; il a eu une énorme influence sur Daniel. Daniel fréquente une école communale dans le 15e arrondissement de Paris puis le lycée Buffon où il adhère aux jeunesses communistes vers 1956. Il est reçu à l’école normale d’Auteuil. Comme pupille de la Nation, il échappe à la guerre d’Algérie pendant son service militaire. Il devient instituteur à Ivry puis à Vitry-sur-Seine. Adhérent du parti communiste, il est un militant politique, et un syndicaliste. Il devient un permanent communiste comme secrétaire de Charles Fiterman député du Val-de-Marne, ce qui le conduit à devenir son directeur de cabinet quand il devient ministre des transports sous François Mitterrand, de 1981 à 1984. Installé à Choisy-le-Roi en 1994, il en devient le maire de 1996 à 2014. Il était père de deux enfants, grand-père de huit petits-enfants et allait être arrière-grand-père pour la sixième fois.
Le travail de mémoire était quelque chose qui lui tenait à cœur. Il avait milité pour la conservation de l’ancienne tuilerie des Milles afin d’en faire un site-mémoriel et depuis son ouverture en 2012, il répondait positivement aux sollicitations des professeurs qui lui demandaient d’accompagner leurs élèves sur les lieux. Sa volonté était de faire connaître sans relâche la période de l’Occupation, des déportations, de la Résistance, pour disait-il, « qu’on en tire les leçons pour le présent et pour l’avenir ».
Et quand un professeur le sollicitait pour accompagner sa classe sur le site du mémorial du camp des Milles, il ne refusait jamais. Voici le témoignage de Laurence Krongelb, professeur d’histoire à Charenton et membre du Cercle d’étude, suite à sa visite du camp des Milles avec plus de trente élèves de Seconde, le 25 novembre 2018 :
« Je voudrais partager trois temps particulièrement forts de cette journée : alors que nous découvrions l’intérieur de la tuilerie, sombre, glacé et battu par la pluie ce jour-là, nous nous sommes arrêtés devant un écran lumineux, “un autre mur”, selon l’expression de Daniel Davisse. Là, de son index, il désigna un nom, celui de Walter, son père. Le silence s’est fait plus lourd, les larmes pudiquement cachées coulaient sur nos joues… Les pas dans les siens, on découvrit ce que fut l’enfer dans ces lieux.
Au pied d’un escalier qui menait à l’étage supérieur du bâtiment, où femmes et enfants étaient entassés avant leur déportation, Daniel Davisse, de sa voix chaude et de ses mots simples, accessibles, créant une proximité entre nous, nous dit ceci : “C’est extraordinaire. Je ne peux pas vous expliquer ce que c’était. Mais, moi, je suis un enfant qui n’est pas passé là-haut, qui a eu cette chance de ne pas passer là-haut parce que des gens ont fait de la résistance, parce que des gens se sont battus pour sauver des enfants”.
Épuisés physiquement et psychologiquement, nous ne voulions pas quitter le Camp des Milles, sans parcourir les quelques centaines de mètres qui nous séparaient de la gare. Là, sur les rails, un wagon à bestiaux pour se souvenir et nous recueillir tous ensemble.
Homme de conviction, homme engagé et humaniste, Daniel Davisse disait combien “en cette période de regain de racisme et d’antisémitisme, il est plus que jamais nécessaire de faire connaître l’histoire” et d’ajouter “d’autres dates pour d’autres visites sont fixées”.
Merci Monsieur pour cette journée d’échange bien trop “courte”, si forte, si riche d’enseignement sur un ton amical comme entre de “vieux” amis.
Merci Monsieur pour cette journée qui restera pour nous tous, lycéens et adultes, inoubliable. »
C’est suite à son témoignage lors de l’assemblée générale de l’AFMD-77 en février 2017, qu’était paru un article dans le bulletin de l’AFMD, Mémoire et Vigilance N°82, de janvier-mars 2018, article dont s’inspire étroitement l’ensemble du texte ci-dessus. Une phrase de Daniel Davisse y résume l’itinéraire exceptionnel de l’homme à qui nous rendons hommage : « Ainsi, le fils du rabbin né en Sarre, est devenu instituteur, laïque, communiste, chef de cabinet du ministre Charles Fiterman et maire de Choisy-le-Roi ! »
Il faut aussi parler des suites heureuses qu’a eues la parution de cet article. Daniel Davisse m’a écrit l’an passé : « Après la publication dans le journal de l’AFMD de mon témoignage, je tiens à vous dire les suites qu’il a suscitées, d’une part le voyage du lycée de Charenton avec Madame Krongelb et la préparation d’une autre visite par la classe de Madame Lopes du lycée de Pontault-Combault, mais surtout un extraordinaire développement est survenu : la lecture de cet article en Australie par un cousin que je ne connaissais pas, qui dispose de documents sur ma famille et notamment sur ma mère dont je ne sais pas grand’ chose. »
Un certain Howard Wolfers venait d’écrire à l’AFMD en lui demandant de transmettre son message à Daniel Davisse qu’il découvrait comme étant son cousin : « Je m’appelle Howard Wolfers et je suis directeur d’école secondaire à la retraite à Sydney, en Australie. […] J’ai des lettres qui ont été envoyées entre ses parents biologiques et mes parents en 1938. Ses parents étaient Walter Herz et Irma Herz (née Meyer) de Hambourg, en Allemagne, partis pour le Luxembourg en 1938, ses parents biologiques qui ont été déportés à Auschwitz. J’ai aussi quelques lettres de mes parents à ses parents adoptifs écrites en 1946. »
Dans la suite de son message, en anglais, il donnait des précisions. Fils de Gustav et Grete Wolfers (née Abrahamssohn), il est âgé de 65 ans, père de deux enfants et grand-père de quatre petits-enfants. Il est proviseur en retraite et ancien professeur d’histoire. Ses parents ont conservé toute une correspondance d’une famille dispersée à travers le monde depuis leur émigration en Australie en 1937. Il donne des précisions sur ses liens de parenté avec Daniel Davisse, né Dan Herz, qui a ainsi appris que leurs deux grands-pères maternels avaient, chacun, épousé la sœur de l’autre. Irma Meyer-Herz et Grete Abrahamssohn-Wolfers étaient donc doublement cousines, très amies, très proches et l’étaient restées après leur mariage respectif jusqu’à leur émigration.
Les parents d’Howard Wolfers avaient en effet émigré en Australie en 1937 et avaient correspondu avec Irma et Walter Herz tant que cela fut possible, courrier dont il est toujours en possession, ces lettres manuscrites sont bien sûr en allemand (et en allemand gothique, m’avait dit Daniel Davisse, comme d’usage au début du 20e siècle en Allemagne, ne facilitant ni la lecture ni la traduction) ; il indique d’ailleurs qu’une des lettres fait mention de Dan. Il lui apprend aussi que sa cousine germaine, Helen, qu’il n’a jamais rencontrée, habite en Nouvelle-Zélande et qu’elle possède des photos de famille, avec Irma, Louis Meyer (grand-père d’Irma et de Grete et arrière-grand-père de Daniel) et même une photo du petit Dan. Helen est la fille de son oncle Alfred (Ali), frère d’Irma, sa mère, arrêté lors de la « Nuit de Cristal », interné au camp d’Oranienburg puis libéré, et qui avait pu émigrer d’abord en Angleterre, puis après-guerre en Australie. Howard Wolfers donne aussi l’origine géographique de la famille Meyer : la ville de Bad Bentheim (en Basse-Saxe à la frontière des Pays-Bas).
Enfin il nous fait comprendre comment il a eu lecture du bulletin des Amis de la Fondation pour la mémoire de la Déportation, Mémoire et Vigilance, en précisant qu’il est bénévole au Musée juif de Sydney, qui doit donc être abonné à de nombreuses revues européennes liées au monde de la déportation. Daniel et Annick Davisse avaient rencontré au début de l’été 2019 ce cousin d’Australie et son épouse et les avaient emmenés visiter le mémorial du camp des Milles.
Pour Daniel, qui avait longtemps tout ignoré de ses parents et surtout de sa mère, découvrir ainsi toute une famille, des photos, dont la sienne bébé, des lettres écrites par ses parents lui qui n’avait rien d’eux et savait si peu de choses, et ce à 80 ans, cela fut une surprise, une émotion, un bonheur extraordinaires.
La boucle de ce travail de mémoire, de cette reconstitution d’une histoire familiale, était bouclée.
PS. J’attendais un prochain congrès de l’AFMD pour connaître de sa bouche la suite heureuse de cette histoire tragique. Daniel Davisse ne sera plus là pour la raconter mais elle entrera dans la mémoire familiale de ses descendants alors que son sixième arrière-petit-enfant va bientôt naître ; elle est aussi une histoire qui nous intéresse tous, comme toutes ces histoires individuelles racontées par Daniel Mendelsohn, Ivan Jablonka, Nathalie Heinich … et qui nous rendent plus sensible ce que fut la Shoah qui a bouleversé la vie de tant de personnes sur plusieurs générations.
Maryvonne Braunschweig