Hélène et moi sommes arrivés à Paris le 9 mars 1955 et avons été accueillis pour une dizaine de jours chez mon oncle et sa femme à Garches -Marne-la-Coquette dans des conditions assez précaires, puis avons intégré notre chambre de bonne au huitième étage de la rue Jean Moréas, dans le quartier très chic du 17e. Le petit pécule que nous avions ramené d’Égypte fondait comme neige au soleil. Hélène faisait des travaux de secrétariat au noir, et quant à moi, je collais des affiches et distribuais des tracts. Tout cela sans titre de séjour, ni autorisation de travail.
L’Union des étudiants juifs de France, située à l’époque au 6, rue Lalande, me propose de rencontrer un dirigeant du Foyer ouvrier juif, au 15, rue Béranger. Je m’y rends donc sans trop de conviction, mais à ma grande surprise je me vois proposer un poste de moniteur pour les vacances de Pâques dans une colonie de vacances dont j’ignore tout. Je dois m’y rendre dès le lendemain, car un moniteur leur a fait défaut à la dernière minute.
Le 10 avril au matin je prends donc le car qui part de la Porte Maillot, où se trouvait alors un parc d’attractions sur un terrain vague, pour me rendre au château Rose, situé aux Andelys. Le trajet d’environ 80 kilomètres dure plus de deux heures avec des arrêts multiples, dont un à Mantes-la-Jolie. Enfin, arrêt du car devant l’église du Grand-Andely.
La ville [1] est complètement reconstruite dans le style des habitations d’après guerre. J’appris plus tard par Mme Denise Hoffman, native du lieu et enseignante en 1952, qu’elle a été détruite à 80 % par un bombardement allemand le 8 juin 1940. Me voilà donc arrivé à destination et reçu par Mako, directeur de cette maison pour enfants juifs, et sa femme, qui m’expliquent que je serai chargé d’encadrer durant cette période de 10 jours des adolescents d’un âge moyen de quinze ans. Je devrai également partager leur dortoir.
Il faut croire que ma mission fut bien accomplie, car ils ont eu à nouveau recours à moi durant les vacances de juillet, en engageant également Hélène, puis l’année suivante Hélène seulement, car j’avais trouvé un travail permanent.
Le château Rose se situait à la limite de la commune des Andelys, pas très loin d’une petite rivière, l’Andelle. Au cours de mes séjours, j’appris que certains enfants étaient réputés comme difficiles et y vivaient tout au long de l’année, tandis que d’autres ne venaient que pour les vacances scolaires. Les enfants et les moniteurs étaient pour la plupart ashkénazes.
Lors de mon premier séjour, j’appris à les connaître et j’essayai, mais sans succès, d’obtenir une certaine discipline. Il est vrai que certains jeunes dont j’avais la charge étaient très turbulents, mais pas spécialement durs, et ce n’est que lors de mon second séjour, ou même des années plus tard que j’ai connu leur histoire. Ils étaient parfaitement intégrés à la vie du village. Le dimanche, les parents de certains enfants venaient les voir de Paris, mais d’autres ne recevaient pas de visites et participaient à des jeux dirigés par Georges, l’adjoint au directeur et également le cuisinier.
Le château Rose était situé au milieu d’un grand parc avec un bâtiment central dont le rez-de-chaussée était une verrière ouverte sur un jardin planté et dont l’arrière donnait sur un grand terrain de sport. Sur le côté gauche, un bâtiment en longueur servait de dortoir aux enfants adolescents, et de réserve pour les ustensiles du jardinier. À l’entrée du parc à droite se trouvait une tonnelle circulaire très agréable pour y faire la sieste, ou lire. On y trouvait également un bassin circulaire où, par les fortes journées de chaleur, les très jeunes barbotaient. Un chemin de terre fortement pentu conduisait au château Gaillard en traversant ce que l’on appelait « Le bois des amandiers ». Voici donc le décor planté. Je me suis occupé durant les vacances de la Pâque juive, et les mois de juillet et d’août 1955 des jeunes de 13 à 16 ans.
Les activités étaient diverses : gymnastique le matin ; l’après-midi, jeux divers dans le vaste terrain derrière le domaine, mais également des exposés sur l’histoire juive et spécialement le sionisme et les différentes Alyah. Cela me plaisait bien, car j’avais été membre de l’Hachomer Hatzaïr à Alexandrie. Pour ma part, on me demanda de faire un exposé sur l’histoire de l’Égypte et sur la situation des juifs dans le pays.
Des sorties d’une journée de toute la colonie dans les forêts avoisinantes étaient très appréciées. La camionnette nous suivait avec le repas et le goûter. Une autre activité de mon groupe consistait à aller chaque jour à la boulangerie, accompagné des jeunes résidents à l’année, pour retirer de grosses miches de pain que nous ramenions sur une petite brouette, ou parfois aller chercher les légumes commandés par le cuisinier.
Mais le plus agréable était les excursions à la rivière pour y ramasser de la terre glaise. A l’époque, on ne demandait pas d’avoir le BAFA [2] pour être moniteur et donc j’ai eu quelques petites aventures dues à mon inexpérience (par contre, d’autres moniteurs avaient été formés).
C’est ainsi qu’un jour je prends mon groupe pour effectuer une longue marche durant l’après-midi, en oubliant l’heure. Nous sommes de retour au château plus d’une heure après le dîner. Mako, inquiet, avait envoyé un responsable à notre recherche. A une autre occasion, lors d’un jeu de groupe, je me fais traiter par un jeune de « sale égyptien ». Mon sang ne fait qu’un tour et je le plaque au sol de toute ma force. Je suis évidemment convoqué par Mako, qui me fait la leçon et m’explique qu’on peut réprimander un jeune, mais pas le toucher. La leçon est retenue et la suite du séjour se passe bien.
L’année se terminait en général par une grande fête et lors, de notre séjour, le thème était la sortie d’Égypte. Hélène avait peint un énorme panneau représentant Moïse dans le désert avec des semblants de hiéroglyphes. Les années ont passé, et j’ai perdu de vue cette partie de ma vie. Je me souviens juste de quelques noms, tels que Georges qui nous régalait avec des pâtes au sucre, de sa femme Annette avec laquelle Hélène travaillait, ou encore de Ruthy Swartz qui venait d’Israël. Je me souviens aussi du goût du fromage jaune Krakt venant des États-Unis et de la viande de cheval censée fortifier les jeunes.
Il y a trois ans environ, je me rends aux Andelys et, à ma grande surprise, je constate que l’emplacement est occupé par un lotissement. Je cherche à trouver une mention de l’existence du château, mais en vain. J’interroge des habitants et certains se souviennent « d’enfants juifs » qui allaient au cours complémentaire. La mairie, consultée, me dit qu’aucune plaque n’est prévue. J’écris au maire, mais ne reçoit aucune réponse. Je téléphone pour essayer d’avoir accès à des archives, mais les réponses sont évasives : « Les archives sont sous les combles. », « Le préposé est en congé. »
Je perçois un mystère que je décide d’approfondir. Grâce au miracle d’Internet, je trouve certains noms de personnes hébergées au château Rose ou qui y ont résidé durant les vacances et j’essaye d’en retracer l’histoire. J’espère être en mesure d’exposer le résultat de ces recherches dans un prochain chapitre.
Ce beau château appartenait en 1900 à la famille Chemin, puis il fut vendu à deux soeurs de la famille Rose, bouchers aux Andelys. Il semble acquis que jusqu’en 1945 ce château appartenait encore à cette famille. Rappelons la situation de l’immédiat après-guerre : dans la Pologne libérée, des milliers de juifs cachés rôdent sur les routes dont une majorité d’enfants orphelins, en butte à des massacres. Il est intéressant de lire à ce sujet le livre de Marc Hillel : Le massacre des survivants ; en Pologne après l’holocauste (1945-1947). Le 11 avril 1945, le camp de Buchenwald est libéré ; on y trouve environ 1000 enfants juifs Les enfants de Buchenwald, du shtetl à l’OSE . La France accepte de recueillir 426 de ces rescapés et les dirige grâce à l’OSE (l’OEuvre de secours aux enfants) au sanatorium d’Ecouis, à environ dix kilomètres des Andelys.
Par la suite, ces enfants sont répartis dans différents centres, mais pas au château Rose. Ce dernier a été acquis par le Joint Distribution Committee, organisation caritative américaine, mais il est géré par le Foyer ouvrier juif dont le siège était situé à l’époque au 15 rue Béranger à Paris. Le F.O.J. dépendait du Jewish Labor Committee, aux États-Unis, et était situé politiquement à gauche (tendance Dov-Ber Borochov) tous les deux proches du Poale Sion. Le château Rose qui s’est appelé également Nahum Aronson House a reçu à l’origine des enfants dont les parents ont été tués ou déportés. Il en a accueilli au total 34 nés entre 1937 et 1942. Le F.O.J. a eu également la charge d’une autre maison d’enfants, le château Saint Corneill à Verberie, dans l’Oise, qui était uniquement une colonie de vacances.
J’ai donc eu dans mon groupe du château Rose une partie de ces enfants. Ceux-ci sont complètement démunis. Le 19 novembre 1945, le comité du F.O.J demande au comité des marchands forains des vêtements d’hiver à leur intention. En 1945, se tient au château Rose un congrès du F.O.J. Ce lieu a servi également de lieu de regroupement de l’Alyah des Jeunes venus principalement de Pologne. (Voir à ce sujet le témoignage de Stella Gertner, rescapée de Pologne et monitrice au château Rose de 1947 à 1949, citée par Katy Hazan dans Les orphelins de la Shoah.
À cette époque le Château Rose était dirigé par Mortcheles, son premier directeur, qui avait travaillé auparavant à Varsovie. Par la suite, le Château Rose a reçu, en colonie de vacances, des enfants qui cohabitaient avec les permanents. En 1955 et 1956, lors de notre séjour, il y avait environ 70 à 80 enfants et le directeur était Lejzer Makowsky aidé par Rozen et surtout Georges Katucherski, dont la femme Annette s’occupait des plus jeunes et était aidée par Hélène.
J’ai rencontré Marcel, fils de Georges, écrivain et peintre actuellement, qui m’a raconté que son père, prisonnier de guerre en 1940, a été sauvé grâce à sa connaissance de l’allemand. Il a travaillé toute la guerre dans une ferme et avait très peur qu’on découvre qu’il était juif. Il avait même peur de rêver en yiddish.
Comme on l’a vu, les enfants rescapés qui vivaient toute l’année aux Andelys allaient à l’école locale et les plus méritants pouvaient poursuivre leurs études après le cours complémentaire. Il faut préciser qu’à l’époque les Andelys ne possédaient pas de lycée et que beaucoup d’élèves arrêtaient leur scolarité après l’obtention du brevet d’études élémentaires. Que faisaient les permanents du château Rose, qui n’étaient pas admis au cours complémentaire ? Impossible de le savoir. M. Louis, qui a été leur instituteur de 1957 à 1959, m’a raconté que c’était des enfants très doués et qui dépassaient rapidement le niveau moyen de la classe. Il se souvient avoir donné des leçons particulières à un enfant qui, en trois mois, a rattrapé son retard. Il se souvient également qu’étant élève en 1947 il avait eu un camarade de classe très brillant nommé Hadjenberg. Pour la fête de l’école, les résidents du château Rose venaient présenter des danses israéliennes et il se rappelle d’une chanson, Hava Nagilah. Au fil des années, les jeunes rescapés de la guerre ont pris leur envol et ont très bien réussi, de même que ceux qui y passaient leurs vacances d’été. Certains habitent les États-Unis tels que Pierre Jacques Herszdorfer, qui y a été hébergé de 1945 à 1953 et qui réside actuellement à Houston.
Parmi les enfants qui ont passé leurs vacances soit aux Andelys, soit à Verberie, on trouve Eliane Yael Grimbert et Roseline Sultan qui m’ont fourni des renseignements, mais également Maier Wantretair, Albert Beckmann, Marcel Katuchersky, fils de Georges, Simon Epstein, Henri Weber ex-sénateur socialiste, Richard Gotainer, chanteur humoriste, etc.
Le château Rose a été désaffecté et vendu en 1968 à la famille de monsieur Beckmann, un des administrateurs du F.O.J. La famille Beckmann s’en est servi comme résidence de vacances. En 1985, un pyromane y met le feu et tout le second étage est dévasté. Le vaste domaine est acheté par une entreprise qui y construit des logements sociaux, probablement aidée par la mairie. Il me paraît que le minimum pour la mémoire des enfants du château Rose, et de leurs parents disparus, est de faire connaître son histoire et d’inciter la mairie des Andelys à apposer une plaque à son emplacement.
André Cohen, Souvenirs doux amers du pays perdu, Préface de Paula Jacques, Éditions Nahar Misraïm, 2017.
Suite
Avec l’aide de Martine Séguéla, agrégée d’histoire et enseignante aux Andelys, nous avions, moi, Marcel Katuszewski et Élie Buzin [3], raconté il y a quelques mois, devant des élèves de première et de terminale du lycée des Andelys, l’histoire de ce lieu qui a accueilli après guerre des enfants juifs libérés des camps et des enfants cachés. À la suite de notre intervention, les lycéens ont fait circuler une pétition qui a recueilli plus de 300 signatures.
Nous étions donc « quatre mousquetaires » Katy Hazan, historienne à l’O.S.E., Marcel Katuchevski, fils d’un dirigeant du château Rose, mon frère Rony et moi-même accompagnés de Martine Séguéla, prêts à rencontrer le maire des Andelys... écrit André Cohen.
Une commémoration aura lieu le 8 mai 2019. Une plaque avec une photo et un texte expliquant l’importance de ce lieu sera mise sur l’emplacement duquel est bâtie une cité de logements. Une « Association pour la sauvegarde de la mémoire du château Rose et de Verberie » a été créée à cet effet.
André Cohen est secrétaire général de l’ASPCJE, Association pour la Sauvegarde du Patrimoine Culturel des Juifs d’Egypte
Melting plot. Une enfance en Égypte, Peggy Pepe-Sultan Éditions Chèvre-feuille Étoilée
Pour en savoir plus
conférence-débat jeudi 11 octobre 2018 à 14 h, Lycée Buffon :
Le sauvetage des enfants juifs par l’OSE, pendant l’Occupation
HAZAN Katy, Les Orphelins de la Shoah. Les maisons de l’espoir (1944-1960), Les Belles lettres, 2000
HAZAN Katy et GHOZLAN Eric, À la vie !, Les enfants de Buchenwald, Le Manuscrit/FMS, 2005
La Maison de Nina, avec Agnès Jaoui
http://liberation-camps.memorialdelashoah.org/reperes/temoignages/elie_buzyn.html
[1] C’est une partie d’un quartier qui a été reconstruit, le Grand Andely, qui a été bombardé, des civils ont été touchés, pas les usines, et le Petit Andely a été épargné. Précisions de Marie Paule Hervieu.
[2] Brevet d’aptitudes aux fonctions d’animateur
[3] Élie Buzyn est né à Lódz en 1929. Le ghetto de Lodz, « Jakob le menteur » et Jurek Becker
Isabelle Choko, ghetto de Lodz, Auschwitz, Bergen-Belsen
Edith Gricman