Pierre Créange
- Poèmes écrits en déportation par un déporté d’Auschwitz (qui n’est pas revenu mais ses poèmes ont pu être rapportés)
Pierre Créange, militant des droits de l’homme : il a milité à la Ligue des droits de l’Homme, à la LICA (ancêtre de la LICRA), à la Ligue Internationale contre le racisme, à la Fédération des Jeunesses laïques et républicaines, il a créé l’Université populaire Henri Barbusse pour les ouvriers de chez Renault.
Arrêté comme juif, avec son épouse, alors qu’il tente de franchir la ligne de démarcation peu après la rafle du Vél’ d’Hiv. Ses deux enfants (Robert et Françoise Créange) échappent de peu à cette arrestation. Déporté par le convoi n° 34 du 18 septembre 1942, Pierre Créange, 41 ans, est transféré dans le camp de Klein Mangersdorf, annexe d’Auschwitz.
Charles Baron jeune déporté de seize ans, présent dans le même camp, témoigne : « Il avait trouvé du papier, un crayon, et, sur un coin de table, il écrivait ses poèmes. Il dégageait une espèce de tranquillité. Il nous rassurait. Il parlait de sa femme, de ses enfants. » Mais un jour ses lunettes sont piétinées par un SA. D’une totale myopie, il ne peut plus rien faire, et est renvoyé à Auschwitz où il est assassiné, on ignore la date et les circonstances exactes. Deux de ses poèmes sont parvenus à ses enfants après le retour des survivants.
(Cf. Fontainebleau-Avon, 1940-1945, à travers plaques, stèles et monuments ; faits de résistance, répression, persécutions, 1999, p. 111 à 118)
Exil
Horizons fermés
Fils barbelés
Banales baraques interchangeables
Travail morne qui ne console pas
Frères de misère
Qui parfois à nos misères ajoutez…
Solitude dans la multitude
Langue étrangère
Paysages et visages hostiles
Ou fermés.
Notre destin nous est rivé
A toi, mon aimée,
Comme à moi,
Pour des jours et des jours
Longs à traîner.
Nous sommes éparés,
A l’absence s’ajoute le silence.
Si parfois la violence de ma peine décroît
Et semble s’assoupir
Comme s’atténue le froid quand tombe la neige,
C’est que ta pensée,
De son aile impalpable, m’a caressé.
La vie nous semblera une merveilleuse aventure
Lorsque nous serons réunis.
Parfois je crois voir notre retour,
Mon amour…
Les embrassements triomphants
De nos enfants, Grandis et mûris par l’épreuve,
L’étreinte de nos parents,
Vieillis mais retrouvés…
Les yeux tendres du vieux chien,
Et l’accueil même des choses,
Et le sourire perlé de nos roses.
Jamais nous n’aurons été
Si père l’un de l’autre.
La maison nous sera douce, si douce…
Nous deviendrons casaniers
Parmi les amis et les livres retrouvés,
Sous les yeux attendris des aïeux
Dans leurs cadres patinés.
Horizons fermés
Fils barbelés
Banales baraques interchangeables
Travail morne qui ne console pas
Frères de misère
Qui parfois à nos misères ajoutez…
Solitude dans la multitude
Langue étrangère
Paysages et visages hostiles
Vous serez comme un cauchemar
Dont le jour d’un coup délivre !
Je reverrai bientôt tes yeux mon adorée,
Et j’embrasserai en pleurant tes cheveux.
Fait divers au Lager
Il est arrivé un soir,
Juif parmi d’autres juifs,
– Inconnu parmi les inconnus –
Il est arrivé un soir
Avec vingt autres hommes,
Sa valise et sa peine
Courbant ses épaules.
C’était un être au destin banal.
Ou peut-être avait-il été quelqu’un.
Tu n’as rien livré de toi ;
Tu ne nous a pas parlé :
Passant discret, tu es passé,
A peine as-tu donné ton nom,
Et ton regard déjà atone…
On t’a couché
Et tu ne t’es pas relevé.
Tu es parti à midi
Le vent d’ouest hurlait.
Une charrette a porté à travers la plaine
Le pauvre cercueil de bois blanc,
Et quatre des nôtres ont suivi ton corps.
Tandis qu’un soldat en armes
Gardait le mort et les vivants
– Alors j’ai vu de furtives larmes anonymes de femmes –
Préludes aux larmes qui couleront ailleurs…
Enfin au cimetière,
Quelques prières,
Et les rituelles pelletées de terre…
Un juif à rayer sur les registres
Et c’est tout.
Maurice Level
- Un poète au camp de Drancy
(Cf. Les déportés d’Avon, p. 80-83)
En 1943, Maurice Level, 69 ans, fonctionnaire en retraite et écrivain-poète, membre de la Société des Poètes français, lauréat de l’Académie française, est arrêté à son domicile à Avon (la ville jumelle de Fontainebleau 77) parce que juif. Époux d’une femme catholique, il n’est pas déportable et demeure au camp de Drancy, avant d’être transféré à l’hospice Rothschild, camp-annexe du camp de Drancy, pour les malades et certaines personnes âgées.
Libéré en août 1944, il souffre de paralysie peu après, conséquence de sa détention ?, et meurt quelques années après sans avoir témoigné.
Pendant sa détention à Drancy, il a écrit quelques poèmes qui sont parvenus à sa famille.
Ci-dessous une « ballade » (trois couplets et un envoi) écrite à Drancy
Soupirs entrecoupés
ou
Pour fich’ le camp de Drancy
Clochards, ramasseurs de mégots,
Traîne-savat’, traîne-révolte,
Ou richards qui font, désinvoltes,
Sauter la banque à Monaco,
Dormant dans la plus fine toiles
Ou chercheurs d’un croûton rassis,
Tous, tous ces amoureux d’Drancy
Sont nés sous la mauvaise Étoile.
Le toupet jusqu’au bout coupé
Et les plus forts, tifs à la tonte !
– Un juif tonsuré, quelle honte ! –
Mais d’peur qu’i’ reste inoccupé
Et qu’en sa main i’ n’ pousse un poi…le,
Le “frisé” ras’ le sir’ concis
Et voudrait voir ces tas d’transis
Coucher, nus, à la belle étoile.
Mais un jour, quand les barbelés,
Sous un coup sec de cisailles,
Retomberont à la ferraille,
Libres, fiers et démuselés,
Vieux pouilleux remettant les voiles,
Debout, eux si longtemps assis,
Hommes enfin, les gueux d’Drancy
Chanteront la marche à l’Étoile !
Envoi
Prince qui tout répareras
Nous rêvons, glacés jusqu’aux moelles,
Sans feu ni lieu, sans toit ni draps,
Que les crachats font des étoiles.
M-Level, Drancy 43e petit matin
Sources : Les déportés d’Avon, Maryvonne BRAUNSCHWEIG et Bernard GIDEL, La Découverte, 174 p.
Maryvonne BRAUNSCHWEIG, Fontainebleau-Avon 1940-1944 à travers plaques stèles, monuments
Voir aussi la page Le père Jacques, 1900-1945, carme à Avon :
http://www.cercleshoah.org/spip.php?article302
CNRD 2016, Résister par l’art et la littérature
Poésie de la Résistance
A vos postes les poètes écrit Emmanuel Mounier, la poésie c’est semer l’espérance.
Voir aussi, la poésie de la Résistance, Paris étant aux mains des Allemands, dans la zone non occupée, Lyon, Dieulefit, Aix-Marseille, Avignon, Villeneuve les Avignons. Louis Aragon, Paul Eluard, Robert Desnos, René Char, Jouve, Clancier, Max Jacob, Jean Prévost, André Chennevière, Tristan Tzara, Pierre Macaire mais aussi dans leurs dernières lettres, Gabriel Péri, Jacques Decour, les cinq lycéens de Buffon, et Jean Cassou, les trente-trois sonnets composés au secret, et tant d’autres.
Imbéciles c’est pour vous que je meurs, Valentin Feldman
Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes 1940-1945
Novembre 2015