Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Lettre à Maman

Laurent, 11 mars 2015
dimanche 23 juin 2024

Cultiver ses différences dans le respect de l’autre.

Lettre lue un 27 janvier 2024

Maman,

Pour des raisons différentes, comme papa tu n’aurais pas dû dépasser l’âge de 3 ans. Tu me l’as confié très récemment, ce point commun aura été un des éléments forts de votre rencontre avec papa 25 et 35 ans après vos naissances respectives.
Toi, tu es née au mauvais moment, au mauvais endroit. Tu es née à Paris en 1941. A cette époque, les gens comme toi, les gens comme nous, ne sortaient pas sans une étoile jaune

Porte de l’enfer à Birkenau
Dessin de Jean Claude Schwalberg

Et si certains s’interrogent toujours sur l’origine de tes difficultés et de ton handicap physique, avec lequel tu as dû vivre, je viens de leur en livrer la réponse. Si tu as survécu à cette déchirure, à cette terrible épreuve, à cette catastrophe, la Shoah pour l’appeler par son nom actuel et universel, depuis le film de Claude Lanzmann, est irrémédiablement en toi. Tu es née avec, tu as grandi avec, tu as vécu avec. A ta demande, quand je suis allé pour te représenter le 27 janvier dernier aux cérémonies officielles à Paris du 70ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, tu me disais ô combien ce poids était lourd à porter et depuis si longtemps. Alors comment ne pas l’évoquer aujourd’hui ?

Après la Guerre, on ne parlait pas. Ni ceux qui en étaient revenus, ni ceux qui avaient perdu leurs proches. Personne pour entendre les témoignages, personne pour comprendre et partager les peines. L’heure était à l’oubli, peut-être même à l’effacement. L’heure était à la reconstruction de l’Europe détruite et anéantie. Et d’ailleurs sûrement bien plus refondation que reconstruction. La communauté ashkénaze survivante, meurtrie, quant à elle, restait dans sa souffrance, et même dans sa torpeur.

Tu as grandi sans ton père. Et tu me disais, il y a peine quelques semaines, que lorsque tu avais présenté ton futur époux à ta mère et à ton frère, il y a une cinquantaine d’années, rien n’avait été dit mais tout avait été ressenti par papa. Vous vous étiez alors promis de reconstruire la famille que les régimes nazi et de Vichy t’avaient volé.

Nous enfants, ma soeur et moi, et je parle au moins pour moi, nous ne savions pas, nous devinions, mais sans certitudes. Quelques livres terribles trainaient ci et là. Mais je ne savais pas forcement établir le lien entre l’Histoire avec un grand H et ton histoire, notre histoire.

Je ne me souviens pas du déclencheur, mais un jour, il y a un peu plus d’une vingtaine d’années, tu as décidé d’aller à la rencontre de ton Père, cet inconnu, matricule 27620. Il s’appelait Icek Jagodowicz. Tu as rassemblé tous les documents épars, correspondances, papiers administratifs, photographies, accumulés par ta maman, notre grand-mère, ou par d’autres survivants. Et tu t’es mise à chercher toutes les autres informations, à pousser toutes les portes, à déplacer toutes les montagnes ...

Tu venais de jeter les bases d’un travail colossal d’historienne auquel chaque jour jusqu’à encore la semaine dernière, tu te livrais. La vie des J et des K. La vie des Jagodowicz et des Kiaskowska. L’oeuvre de ta vie. Une petite dizaine de recueils, que tu nous lègues aujourd’hui non seulement pour notre génération mais aussi pour toutes les générations à venir.

Tu faisais partager, à papa, à Manu et à moi, toutes tes découvertes. Des plus valeureuses aux plus atroces. L’engagement de ton papa dans la Légion Étrangère à la déclaration de la Guerre, sa photo en uniforme militaire que tu ne manquais pas de comparer avec la propre mienne à mes 24 ans alors sous les drapeaux de la République. Tu étais fière de ton père … Tu étais fière de ton fils. Mais également tu nous as montré ces papiers d’identité sordides avec la mention établie par le régime de Vichy « en surnombre pour l’économie nationale ». Icek, un parmi les 76 000 en France, un parmi les 6 millions en Europe, une fois démobilisé, n’aura pas pu lutter contre l’efficacité nazie et la collaboration de Vichy.

Pourtant, après les 1ères rafles parisiennes, en 41 et non en juillet 42 comme beaucoup pensent, il se sera évadé plusieurs fois de je ne sais plus quels camps, Drancy, Beaune-la-Rollande, Compiègne ou encore Pithiviers, mais toujours dénoncé et toujours repris, pour finalement partir, déjà salement amoché, me confiera un survivant, par le 1er convoi [1] français du 27 mars 1942 de Drancy à Auschwitz-Birkenau. Il avait 35 ans et décèdera dans la nuit du 18 au 19 mai 1942. C’est ça la précision comptable des registres nazis.

Bien sûr que ton énorme travail ne laisse pas indifférent. Ce n’est pas anodin que l’un de tes petits enfants ait choisi la Bande Dessinée Maus d’Art Spiegelmann comme sujet d’étude. Ce n’est pas anodin qu’un autre, en dépit des moments difficiles et douloureux qui le marqueront à jamais, ait accepté de retourner sur une terre depuis longtemps abandonnée par les nôtres. Terre qui constitue cependant une partie importante de nos racines.

Après ton propre voyage en 1965 pour les 20 ans de la Libération du camp d’Auschwitz, très long périple que tu as fait en train avec ta mère et ton frère, tu m’as demandé que je t’y accompagne en janvier 1995 pour les 50 ans. Une seule journée gravée dans ma mémoire pour toujours et à jamais. Nous y sommes retournés, Clément et moi, pour le 70ème anniversaire, cet hiver, sous la neige et -20 degrés. Nous sommes restés plus longtemps cette fois ci.

Nous sommes allés à Mińsk-Mazowiecki [2]. Une ville de la banlieue de Varsovie, établie dans les magnifiques forêts de Mazurie, et traversée par un très sympathique et joli ruisseau abritant oies et canards. Presque une douceur de vivre… Tes parents, alors jeunes, habitaient non loin de ce ruisseau, nous avons retrouvé leurs rues.

Bien sûr que nous avons également vu la place du Marché d’où partaient les camions pour Treblinka. Bien sûr que nous nous sommes recueillis rue Kopernik devant la maigre plaque commémorative rappelant que le 10 janvier 1943 plusieurs centaines de juifs rebelles, se sont eux-mêmes barricadés et enfermés dans un bâtiment scolaire auquel les SS mettront le feu. Tu nous as suivis dans notre progression de Varsovie à Cracovie puis d’Auschwitz à Minsk- Mazoviecki avec une peur indicible, inextinguible, celle que nous ne reviendrions pas, nous non plus. Tu as partagé avec Chantal et Jean-Claude, les quelques notes que nous te transmettions chaque soir. Bien souvent tu étais en larmes devant les quelques images montrant Clément, les bougies du souvenir à la main, sur les lieux les plus symboliques de ce finalement pèlerinage, qui prend une toute autre dimension avec ta disparition.

Cet énorme travail que tu as accompli, et tu le savais, dépassait le cadre de ta seule et propre existence. Tu as participé aux travaux plus larges engagés par Serge Klarsfeld, modestement tu disais, mais participé quand même. Tout ou partie de cette masse documentaire que tu as rassemblée, organisée, indexée, commentée, tu as veillé à ce qu’elle vienne alimenter les bases des témoignages du Mémorial de la Shoah à Paris et à Yad Vashem en Israël.

Tu t’es assurée, à ce que les actes de décès officiels de ceux de notre famille, trop nombreux qui ne sont jamais revenus, soient rectifiés et que la mention « mort en déportation » [3] y soit systématiquement apportée.

Récemment, avec ta volonté de transmettre et de ne jamais oublier, tu t’es engagée à participer dans un projet de mémoire en présentant quelques extraits de tes travaux aux classes des écoles de ta ville. Ce projet devait aboutir en avril prochain. Tes petits enfants, sans qu’on les y ait poussés veulent prendre le relais. Je les accompagnerai du mieux que je pourrai. Et ce projet auquel tu tenais tant verra le jour.[…]

Il est un enseignement majeur que tu nous as transmis, je l’espère, inscrit désormais à tout jamais dans notre ADN. Le nôtre comme celui de nos enfants. Cultiver ses différences dans le respect de l’autre. Cette valeur, cette manière de vivre, cette philosophie, nous souhaiterions tellement, et aujourd’hui bien plus qu’hier, que l’Humanité toute entière la recouvre. Ne serait ce alors-t-il pas le sens de l’Histoire auquel s’est tant attaché Hegel dans sa quête ?

Maman, du haut de tes 1,50m, tu es et resteras une très Grande Dame.
Maman, repose enfin en Paix.

extrait d’un recueil de la mère

La vie des J et des K.

Laurent, le 11 mars 2015
Merci à ©Jean Claude Schwalberg pour le dessin de Birkenau, Auschwitz II.

[1Le convoi du 27 mars 1942 était composé pour moitié de détenus de Drancy (des Juifs étrangers arrêtés à Paris dans la rafle du 20 août 1941) et pour moitié de détenus de Compiègne (en grande partie des Juifs français arrêtés à domicile à Paris le 12 décembre 1941 et pour le reste des Juifs étrangers envoyés de Drancy à Compiègne pendant l’hiver 1941-1942) Source :https://stevemorse.org/france/.

[2Mińsk- Mazowiecki, Masovia, Pologne. "En mai 1936, un pogrom a eu lieu à Minsk Mazowiecki. Une forte proportion de la communauté juive fut anéantie. Parmi les victimes, figurent les parents de mon père, fusillés à bout portant sur la place du village."

[3Jagodowicz (Icek), né le 21 mai 1907 à Minsk (Pologne), décédé le 19 mai 1942 à Auschwitz (Pologne), Arrêté du 2 août 1993 portant apposition de la mention « Mort en déportation » sur les actes de décès.