Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

La mission de Victor Martin

"Victor Martin est l’homme dont on n’avait jamais parlé."
mercredi 10 mai 2023

Le Comité de défense des juifs de Belgique envoie Victor Martin, un résistant du Front de l’Indépendance, enquêter sur le sort des juifs de Belgique déportés vers l’Est, en 1943.

EN MISSION A AUSCHWITZ (1943)

par Bernard KROUCK

Depuis quelques années, l’opinion publique a été sensibilisée à l’action des Justes, ces hommes et ces femmes admirables qui ont, dans l’Europe entière et souvent au péril de leur vie, caché et protégé des Juifs, particulièrement des enfants, promis autrement à une mort atroce dans les camps d’extermination nazis. Des figures ont surgi, longtemps confinées dans un oubli volontaire, car ces Justes renvoyaient aux sociétés européennes le reflet de leur indifférence face au malheur d’autrui.

Parmi ces seize mille Justes ( [1]), reconnus et honorés par l’Institut Yad Vashem à Jérusalem, on peut citer Aristide de Sousa-Mendès, consul du Portugal à Bordeaux en 1940, qui délivra trente mille visas en quelques jours, dont dix mille à des Juifs qui purent ainsi se réfugier au Portugal ou partir outre-mer, le consul du Japon à Kaunas, Chiune Sugihara, qui sauva six mille vies en leur permettant de fuir vers l’Est à travers l’URSS. Au plus fort des déportations, en Hongrie, le diplomate suédois Raoul Wallenberg, ses collègues suisse Charles Lutz et espagnol Angel Sanz Briz, accomplirent un travail remarquable pour sauver et littéralement arracher des griffes des nazis les Juifs de Budapest. Enfin, Oskar Schindler, reconnu grâce au film de Steven Spielberg, ne fut pas seul de son espèce, même au sein d’une population allemande terrorisée ou fanatisée par le racisme hitlérien.

Ces hommes et ces femmes, honneur de notre continent, sont un modèle dont il faut, je crois, enseigner l’histoire, y compris en éducation civique.

Mais si ces Justes ont sauvé des malheureux, on sait moins qu’un homme, membre de la Résistance belge, fut envoyé en pleine guerre sur les traces des déportés juifs pour savoir ce qu’il advenait d’eux. Cette mission, à ma connaissance unique dans les annales de la Résistance européenne, si l’on excepte les missions des deux résistants polonais Jan Nowak et Jan Karski ( [2]), permit de faire prendre conscience aux résistants du plat pays de l’urgence d’une action de sauvetage. Celle-ci, déjà bien engagée par une société civile compatissante, protégea jusqu’à la Libération trois mille enfants juifs.

Dans la nuit de l’Occupation, jusqu’aux portes de l’enfer nazi, un homme seul, modeste mais exceptionnel, affronta le totalitarisme pour faire connaître au monde la terrible vérité.

Cet homme s’appelait Victor Martin.

I - VICTOR MARTIN, UN HUMANISTE DANS LA RESISTANCE

1°) Un universitaire attentif

Victor Martin est né à Blaton, dans le Hainaut occidental, à quelques kilomètres de la frontière française, le 19 janvier 1912. Fils d’un industriel de la bonneterie, ce brillant élève des écoles catholiques exprima très tôt ses préoccupations sociales. Etudiant à l’Université catholique de Louvain, il entreprit avec succès une thèse de doctorat sur « le placement public des travailleurs en Belgique et à l’étranger ». Le jeune sociologue voyagea pour cette raison dans l’Europe d’avant-guerre, en Suisse mais aussi dans la France du Front Populaire et dans l’Allemagne constellée de croix gammées… Cette première prise de conscience devait l’amener, semble-t-il, à s’engager en faveur des nations victimes des agressions fascistes, la République espagnole et la Chine tout particulièrement. Il aurait même animé des causeries sur ces questions dans son village natal, auréolé de son prestige de jeune lauréat frais émoulu de l’Université.

Il ne faut pas croire pour autant que Victor Martin avait quitté les bancs de la faculté pour devenir un agitateur politique. Ce n’était pas dans sa nature. Il poursuivit son chemin, tâta même de l’enseignement. Pendant ce temps, la Belgique connaissait la crise économique et le chômage, voyait grandir un mouvement de type fasciste, le rexisme, animé par Léon Degrelle. La crise nourrissait ce type de mouvements, d’autant que la misère et l’antisémitisme avaient amené, par vagues successives, des milliers d’immigrés juifs d’Allemagne et d’Europe centrale et orientale en Belgique, havre provisoire dont ces malheureux auraient bien aimé faire leur foyer définitif. C’est dans ce climat de tensions politiques et d’incertitudes internationales que Victor Martin aborda l’âge adulte.

Le 10 mai 1940, l’Allemagne nazie, au mépris de la neutralité proclamée par Bruxelles, attaquait la Belgique. Victor Martin, universitaire attentif, devenait dès lors un patriote engagé.

2°) Un patriote engagé

Victor Martin a cherché assez longtemps le moyen d’entrer en contact avec la Résistance belge. C’est seulement en septembre 1942 que le jeune universitaire est immatriculé officiellement au Front de l’Indépendance, une organisation créée le 15 mars 1941 par trois hommes, le journaliste Fernand Demany, l’abbé André Boland, représentant des milieux chrétiens et le docteur Albert Marteaux, membre du comité central du Parti communiste belge. Dans ce mouvement, les communistes sont nombreux mais nullement majoritaires. A leurs côtés, on trouve des socialistes, des chrétiens-sociaux, des libéraux et des catholiques de gauche. Il est vrai que le Parti communiste est la seule force politique organisée présente au sein du Front de l’Indépendance. Mais la faiblesse du Parti communiste sur la scène politique belge, aggravée par la signature du pacte germano-soviétique en août 1939, interdit la transformation du Front de l’Indépendance en simple courroie de transmission.

Deux structures militaires ont été constituées : l’armée belge des Partisans (ABP), appelée également les Partisans armés, est composée de résistants « permanents », souvent des anciens combattants des Brigades internationales, aguerris et motivés, tel Raoul Baligand ; les milices patriotiques forment une réserve locale destinée à épauler les Partisans armés et les forces alliées au moment des combats de la Libération.

Au sein de la société civile, le Front de l’Indépendance multiplie les relais : Médecine libre, Justice libre, le Comité de Résistance de l’enseignement moyen, le Mouvement de défense paysanne, le Comité de lutte syndicale, et, pour ratisser plus large, des groupes comme l’Union des femmes, le Rassemblement national des jeunes et les Amis de l’URSS.

Dans le courant de 1942, une nouvelle structure apparaît : le Comité de défense des Juifs. Ce groupe va jouer un rôle essentiel dans la suite des évènements.

Le Front de l’Indépendance a des objectifs clairs : le refus de l’occupation du territoire belge, la lutte contre l’occupant et ses collaborateurs, le châtiment des traîtres, la défense des libertés publiques et la préparation d’un soulèvement général, en liaison avec les armées alliées, autrement dit la préparation du « jour J ».

C’est par patriotisme que Victor Martin entre au Front de l’Indépendance. Il l’expliquera ainsi bien après la guerre : « Ignorant, malgré la lecture de Mein Kampf (une divagation d’ancien opposant ?), la nature profonde du nazisme, mon adhésion à la Résistance ne procédait pas de l’antifascisme mais de la haine à l’égard d’une nation qui prétendait, par la guerre, asservir l’Europe à une race de maîtres. » ( [3]). La culture de Victor Martin, son expérience professionnelle, sa connaissance parfaite de la langue allemande, ne le prédisposaient pas à être un résistant comme les autres.

Martin a conservé des liens avec les milieux universitaires allemands et propose à ses chefs d’accomplir, si nécessaire, une mission secrète en Allemagne. Il pense pouvoir circuler assez facilement dans le Reich, sous le prétexte de recherches universitaires, sans éveiller les soupçons ni faire l’objet d’une surveillance particulière. Mais dans l’esprit de Victor Martin, il ne pouvait s’agir que d’espionnage industriel… La suite de l’histoire va être pour lui totalement inattendue…

II – BRUXELLES-AUSCHWITZ

1°) La situation des juifs en Belgique de 1940 à 1942

Dès 1940, le gouvernement militaire allemand de Belgique occupée (qui contrôlait également le Nord et le Pas de Calais) encouragea et planifia une politique hostile aux Juifs. Le 23 août 1941, les Juifs durent se regrouper dans quatre grands centres (Bruxelles, Liège, Charleroi et Anvers) et un couvre-feu leur fut imposé de 20 heures à 7 heures. Le 25 novembre 1941, l’Association des Juifs en Belgique (AJB) fut constituée. Cette sorte de conseil juif, composée de notables, de personnalités civiles et religieuses, devait assurer un certain nombre de tâches administratives en lieu et place des autorités allemandes. Le recensement devait permettre la constitution d’un fichier qui allait servir lui-même à préparer méticuleusement les arrestations et les déportations.

Le 1er décembre 1941, les Juifs sont exclus de l’enseignement. Les ordonnances des 11 mars et 8 mai 1942 les privent de tout droit aux congés payés et aux congés de maladie. Le 27 mai 1942, enfin, l’étoile jaune est instaurée. Cet acte est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. A la demande du bourgmestre d’Uccle, Jean Hérinckx, lui-même résistant, la Conférence des bourgmestres de l’agglomération bruxelloise proteste et refuse de mettre en application cette décision. Cette démarche est unique dans la Résistance européenne ( [4]). Nous sommes le 5 juin 1942. A partir de cette date, tout va très vite. Pour scolariser les enfants juifs des écoles publiques, un jeune couple d’universitaires juifs, Fela et Chaïm Perelman, met sur pied un réseau d’écoles (ou « maisons-gardiennes ») avec l’appui de personnalités comme Désiré Tits, directeur général de l’Instruction publique de Bruxelles, Jean Drapier, échevin de l’Instruction publique d’Anderlecht, David Adamski, secrétaire de l’Association des universitaires juifs de Bruxelles et, bien sûr, Jean Hérinckx. L’introduction de l’étoile jaune exige de nouvelles mesures d’urgence. Il faut disperser les enfants juifs dans des familles chrétiennes, des institutions civiles ou religieuses.

Ghert Jospa, ingénieur juif belge, engagé dans la Résistance au sein du Front de l’Indépendance, décide d’intensifier ses efforts. A cet effet, il rencontre les représentants de tous les courants de la Communauté juive : Robert Mandelbaum, de Solidarité juive, Abouch Werber, du secours mutuel, du Poalei Zion. Au IIe Comité national du Front de l’Indépendance, en août 1942, alors que les déportations ont commencé (le 4 août), Jospa arrache la création du Comité de défense des Juifs qu’il dirigera avec Emile Hambresin, résistant, catholique et homme de gauche, président avant-guerre de la Ligue belge contre le racisme et l’antisémitisme et animateur d’une association d’amitié belgo-chinoise. Jospa contacte les Perelman, qui entraînent eux-mêmes dans l’action l’industriel néerlandais Benjamin Nykerk, l’homme d’affaires belge Eugène Hellendael et le responsable de la communauté israélite de Bruxelles Edouard Rotkel.

La réunion de toutes ces personnes au domicile des Perelman à Uccle, rue de la Pêcherie, en septembre, est le vrai départ du Comité de défense des Juifs. Le CDJ regroupe presque toutes les tendances de la communauté juive de Belgique. Très vite, il reprend les activités sociales de l’AJB, neutralisée par un attentat de la Résistance le 29 août.

Le CDJ publie des journaux clandestins, en français, en flamand et en yiddish, confectionne des faux papiers. Mais surtout il veut connaître le sort des Juifs déjà partis en déportation.

La mission de Victor Martin va alors commencer.

2°) Premiers convois vers l’inconnu : la genèse de la mission Martin

Victor Martin l’a raconté lui-même : « Depuis septembre 1942, un grand nombre de Juifs, hommes, femmes, enfants, vieillards, avaient été déportés de la Belgique vers l’Allemagne. Les convois continuaient à quitter le pays. Où conduisait-on ces malheureux ? Que devenaient-ils ? Voilà ce qu’il s’agissait de savoir. Les renseignements dont disposait le FI parlaient de la Haute-Silésie, de Katowice, de la ville d’Auschwitz. Des bruits persistants circulaient sur le massacre systématique des femmes et des enfants, sur la mise au travail des hommes dans des camps de concentration. De même, le CDJ voulait connaître le sort de la communauté juive de Sosnowiec, ville peuplée presque exclusivement par des familles juives. » ( [5]).

Parmi les sources d’information, on trouve ces fameuses cartes postales de Haute-Silésie « annonçant une heureuse arrivée à destination ». Puis, le silence… ( [6]).

Victor Martin est chargé par le Front de l’Indépendance et le Comité de défense des Juifs de partir en mission de renseignement pour connaître le sort exact des Juifs déportés de Belgique. Mais pour se rendre en Pologne, il faut une couverture solide et des papiers en règle. Il se rend donc dans un centre culturel ouvert par les Allemands à Bruxelles et y expose son souhait de se rendre en Allemagne afin de renouer le contact avec le Professeur Léopold von Wiese, un sociologue qui a travaillé dans le même domaine que lui, et qui enseigne à Cologne. Très vite, on lui délivre un passeport et Martin part pour l’Allemagne, muni de ses fiches. On n’est jamais trop prudent… A Cologne, Victor Martin revoit ses anciens professeurs et s’entretient avec eux de la « psychologie différentielle des classes sociales ». Puis Martin demande à rencontrer un professeur de l’Université de Breslau, nazi convaincu mais sociologue réputé. Le 4 janvier 1943, le service des étrangers de la police de Cologne lui accorde la permission (Erlaubnisschein) de se rendre à Berlin, Francfort et Breslau, entre le 4 et le 20 février 1943. Le jeune universitaire belge n’inquiète pas les services de la Gestapo…

Après quelques jours à Breslau, Martin prend le train pour Sosnowiec. Il précisera après-guerre : « A Breslau, j’étais aux portes de la Haute-Silésie et de la région Katowice-Auschwitz. J’étais en possession de quelques noms et introductions pour divers Juifs belges qui avaient réussi à se faire hospitaliser à l’hôpital du ghetto de Sosnowiec proche d’Auschwitz et avaient pu brièvement communiquer leur situation en Belgique. » ( [7])

Victor Martin est désormais à pied d’œuvre. Ce qu’il ignore, c’est qu’il va se trouver confronté à une réalité insoupçonnable, à la terrible vérité de l’horreur concentrationnaire nazie. Sa mission de renseignement va dépasser, de très loin, tous les enjeux militaires qu’il imaginait au moment de son entrée dans la Résistance.

III – JUSQU’AUX PORTES DE L’ENFER

1°) Une mission réussie mais dangereuse

Après avoir quitté Breslau, Victor Martin se rend à Sosnowiec, petite ville polonaise où ont été regroupés les Juifs des campagnes environnantes. C’est une sorte de ghetto ouvert, où vivent des milliers de Juifs, dans des conditions de plus en plus difficiles, mais avec l’espérance, en échange d’un travail « utile » à l’occupant d’avoir la vie sauve et de parvenir à atteindre la fin de la guerre.

Victor Martin a raconté après la libération ses premiers contacts : « (…) Je me rends auprès des services administratifs juifs et, sans dire quel but m’y amène, je me fais passer pour un travailleur belge en Allemagne, recherchant des membres de sa famille. Ils se montrent très méfiants, se demandant si je ne suis pas un agent provocateur, mais néanmoins, ils me communiquent qu’ils ont pu arracher des camps de concentration un certain nombre de Juifs belges malades et qu’ils me disent se trouver en traitement à l’hôpital juif de Sosnowiec. Je rendis visite à ceux-ci et, par eux, je parviens à savoir dans quels camps se trouvent la plupart des hommes et des femmes juifs déportés de Belgique. » ( [8])

Mais le sort de ces malheureux est difficilement admis par Victor Martin : « Je réussis à pénétrer dans le ghetto. Les récits que j’entendis pouvaient se résumer ainsi :Les Juifs de Belgique sont arrivés ensemble dans le camp d’Auschwitz. Certains ont été mis au travail, quelques-uns, affectés à un commando extérieur, ont pu s’introduire dans le ghetto, notamment à l’hôpital. Si vous observez dans les environs, peut-être, par l’entremise de travailleurs volontaires, apprendrez-vous quelques nouvelles sur les Juifs déportés de Belgique. Mais vous ne retrouverez ni enfant, ni vieillard. Tout le monde a ici l’assurance qu’on les a tués et brûlés. Des trains entiers entrent chaque jour dans un camp qui ne peut loger que quelques milliers de détenus. Tirez vous-même la conclusion : nous sommes tous ici en sursis de mort.’ » ( [9])

Victor Martin restait sceptique. Pour le jeune universitaire, l’Allemagne, c’était d’abord une culture, « Kant et Hegel, Marx et Engels, Albert Einstein et tant d’hommes illustres. Des prisonniers de guerre belges n’étaient-ils pas traités humainement conformément à la Convention de Genève ? Un peuple de vieille civilisation pouvait-il commettre un génocide à l’égard de vieillards, d’enfants, d’inaptes ne présentant aucun danger pour son combat ? »

La conclusion première pour Victor Martin, c’est que ses interlocuteurs, « obsédés par des persécutions millénaires, devaient exagérer ». ( [10]) Mais le jeune résistant belge avouait aussi sa peur de regarder la vérité en face, tant elle était horrible.

A Katowice, Victor Martin rencontra des ouvriers français originaires de la région de Firminy, qui travaillaient à proximité immédiate du camp d’Auschwitz. Il sympathisa avec eux et fut invité à leur rendre visite. C’était une occasion unique de se rendre compte sur place de la réalité des affirmations des Juifs du Ghetto de Sosnowiec. Victor Martin raconta après-guerre : « Ayant manifesté quelque curiosité pour le traitement réservé aux détenus et notamment aux Juifs, j’obtins, en substance, les déclarations suivantes :Ne cherche pas à savoir ce que sont devenus les femmes et les enfants. Tu ne les retrouveras plus. Les Allemands ont construit des fours crématoires de grande capacité qui fonctionnent jour et nuit. Suivant la direction du vent, on perçoit l’odeur des corps brûlés. Comment tuent-ils ces malheureux ? C’est un mystère pour nous. Un bon conseil : évite d’aborder ces questions avec les Allemands. Ici tout le monde sait et tout le monde se tait.’  ». ( [11])

Le « Rapport Victor Martin », conservé à Yad Vashem, précise : « Martin rendit visite à ses nouveaux amis et resta en leur compagnie toute la journée : il apprit et vit là beaucoup de choses. Que les Allemands avaient construit au centre d’Auschwitz un four crématoire d’une capacité de 2.000 à 3.000 personnes et que ce four travaillait jour et nuit. 24 heures sur 24, un panache de fumée noire et de flammes couronnait sa haute cheminée. Chaque nuit arrivaient en gare d’Auschwitz des trains bourrés de Juifs, originaires de Pologne, semblait-il ; tout cela était connu dans la région en raison des rapports entretenus entre les déportés travaillant au camp et l’extérieur. Des bruits circulaient sur l’arrivée - toujours nocturne - des convois, avec des femmes et des enfants hurlant, pleurant, qu’on ne revoyait jamais plus ni au travail, ni ailleurs. Ainsi s’expliquait l’activité incessante du gigantesque four crématoire du camp, que ne pouvait justifier à lui seul le nombre de ceux qui mouraient là de maladie ou d’épuisement : le four travaillait comme instrument d’extermination systématique des Juifs amenés au camp et des détenus d’Auschwitz.

Au cours de cette même journée passée aux environs du camp de concentration, Martin eut l’occasion de s’approcher à différentes reprises de la barrière protégeant l’accès à ce dernier. Puis, le soir venu, il repartit pour Breslau, avec l’intention d’y passer une nuit et de prendre le lendemain un train à destination de la Belgique. ( [12]) Mais à peine arrivé à Breslau, ce 10 février 1943, Victor Martin est arrêté par la Gestapo, à la suite d’une dénonciation. Son attitude a semblé suspecte à un ouvrier français… Transféré à Katowice, battu, torturé, Victor Martin est accusé par la Gestapo de faire partie de la Résistance. Malgré les coups, il nie, car il risque sa tête.

La Gestapo croit à un cas d’espionnage industriel et remet son prisonnier à l’Abwehr. Après enquête, son interrogateur, le lieutenant Becker, décide de le garder en Allemagne jusqu’à la fin de la guerre. Il sera interprète au camp de Radwitz, un camp de « rééducation » où les pires traitements étaient infligés aux récalcitrants. Arrivé à Radwitz le 1er avril 1943, Martin, dépourvu de papiers, s’enfuit le 15 mai 1943 en risquant le tout pour le tout. Avec sa paie, il achète un billet de train et traverse toute l’Allemagne, en échappant aux contrôles. Arrivé à la frontière germano-belge, il la franchit à pied, du côté de Malmédy, ville belge alors annexée au Reich. Peu de temps après, Victor Martin est de retour chez lui, à Bruxelles.

2°) Des conséquences positives

Réunis d’urgence dans un appartement de la capitale belge occupée, les dirigeants du Front de l’Indépendance et du Comité de défense des Juifs écoutent, atterrés, le terrible témoignage de Victor Martin. Le pire était donc vrai.

Martin a rédigé un résumé de son rapport, qui est transmis à toutes les structures dépendant du F.I. Il ne faut plus laisser un Juif répondre aux convocations qui conduisent immanquablement à la caserne Dossin de Malines et, de là, à la mort. Tous les Juifs doivent entrer immédiatement dans la clandestinité avec l’aide de la population belge. En octobre 1943, avec un certain retard dû aux arrestations qui ont partiellement démantelé le Front de l’Indépendance, le journal « Le Flambeau », organe du CDJ, répercute l’information donnée par Victor Martin.

Surtout, l’action de sauvetage prend une nouvelle ampleur, autour des époux Perelman, d’Yvonne Jospa et d’une jeune institutrice catholique, Andrée Gelen. L’ardeur militante de ces admirables jeunes femmes fait des miracles. Par ses réseaux et ses cachettes, ses filières et ses fermes isolées, le travail du CDJ aboutit à sauver trois mille enfants juifs.

Quant à Victor Martin, il reprend le combat dans la région de Charleroi : impression et diffusion de la presse clandestine, aide aux familles des prisonniers politiques.

Malheureusement, il est arrêté le 21 juillet 1943 car un camarade, résistant exemplaire, a parlé sous la torture. Incarcéré, malmené, il est finalement oublié cinq mois à la prison de Charleroi, puis trois mois à Saint-Gilles. Le 8 avril 1944, il est transféré au camp de concentration de Vught aux Pays-Bas, d’où il s’évade le 20 avril, grâce à un formidable concours de circonstances et avec l’aide de la Résistance néerlandaise. Rentré en Belgique, il participe aux combats de la Libération.

La suite de cette histoire doit être racontée. Rentré chez lui, Victor Martin renoua ses contacts et publia, à partir du 8 septembre 1944 une série d’articles sur « les bagnes hitlériens » ( [13]) pris sur « la vie d’un illégal » ( [14]). Puis il reprit sa vie là où les nazis l’avaient interrompue en 1940. Il partit rejoindre le ministère du Travail à Bruxelles, où, dans le cadre de l’Office national de l’emploi (ONEM), il dirigea la mise en place d’un système de formation professionnelle des adultes en Belgique.

Son expérience fut grandement appréciée et s’élargit dans les années cinquante-soixante au plan international. Détaché par la Belgique auprès du Bureau international du Travail, un organisme des Nations Unies basé à Genève, il fut chargé de missions assez longues au Chili, en Uruguay, à Cuba. Il travailla également pour l’OCDE et accomplit des missions ponctuelles en Europe et au Maroc.

Marié, père d’un garçon et grand-père de trois petits-enfants, Victor Martin n’oublia jamais Auschwitz. Ponctuellement, à la demande d’organismes officiels qui enquêtaient pour lui attribuer une pension ou une décoration, d’amis résistants qui souhaitaient obtenir une précision, d’historiens belges ou étrangers qui se penchaient sur la Seconde Guerre mondiale, il eut à répondre à certaines questions. Il le fit toujours de bonne grâce mais sans ostentation. Retraité en 1977 et installé en France, il participa aux activités de la Fédération nationale des déportés, internés, résistants et patriotes (FNDIRP) et alla parler dans les collèges et lycées de Haute-Savoie, dans le cadre de la préparation du Concours national de la Résistance et de la Déportation.

Victor Martin mourut en novembre 1989, comme il avait vécu, discrètement, laissant le souvenir d’un esprit ouvert, chaleureux et humain à tous ceux qui avaient eu le privilège de le connaître.

Pour la jeunesse d’aujourd’hui, pour nous enseignants qui avons la mission de l’éduquer, Victor Martin demeure un exemple, une leçon de civisme et de courage. N’oublions pas Victor Martin. Ce sont des femmes et des hommes de sa trempe qui maintiennent intacte notre foi en l’Humanité.

Bernard KROUCK, professeur d’histoire-géographie, est l’auteur de Victor Martin, un résistant sorti de l’oubli, Ed. Les Éperonniers, Bruxelles 1995, et de plusieurs articles et travaux audio-visuels sur la question des Justes.

[1On lira avec profit quelques ouvrages sur les Justes : Jacques Derogy, Raoul Wallenberg, le Juste de Budapest, Stock, Paris 1994 ; Thomas Kenneally, La liste de Schindler, Robert Laffont, Paris 1984 ; Lucien Lazare, Le livre des Justes, J-C. Lattès, Paris 1993 ; Yukiko Sugihara, Visas pour 6.000 vies, Ed. Philippe Picquier, Arles 1995 ; Marek Halter, La force du Bien, Robert Laffont, Paris 1995.

[2Voir Jan Nowak, Courrier de Varsovie, Collection Témoins, Gallimard, Paris 1983

[3Victor Martin, « J’ai connu l’extermination des Juifs à Auschwitz, début 1943 », Le Patriote résistant, revue de la FNDIRP, pp. 14-15, n°543, janvier 1985.

[4Cf. Lucien Steinberg, le Comité de défense des Juifs de Belgique 1942-1944. Centre national des hautes études juives, p. 65. Aussi Maxime Steinberg, L’étoile et le fusil, la question juive, 1940-1942, Editions vie ouvrière, Bruxelles, 1983-1986 ; et Serge Klarsfeld, l’Etoile des Juifs, Editions de l’Archipel, Paris, 1992, pp. 76-77.

[5« Le rapport Victor Martin », Yad Vashem 02/300. En fait, les déportations de Belgique ont commencé, nous l’avons vu, le 4 août 1942.

[6Léon Papeleux, en mission près d’Auschwitz, Revue d’études wallonnes, t. LVI, 1982, p. 110.

[7Le rapport Victor Martin, Yad Vashem, 02/300.

[8Victor Martin, La vie d’un illégal (I), l’Indépendance, 19 septembre 1944, p. 1.

[9Victor Martin, J’ai connu l’extermination des Juifs à Auschwitz, début 1943, op. cit.

[10Ibid.

[11Ibid.

[12Le rapport Victor Martin, Yad Vashem, 02/300

[13Victor Martin « Les bagnes hitlériens », l’Indépendance, 8 septembre 1944.

[14Victor Martin, « La vie d’un illégal », l’Indépendance, articles publiés du 19 septembre au 8 octobre 1944.