Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Le journal singulier d’Hélène Berr, une rencontre avec Mariette Job

par Françoise Valleton
jeudi 20 octobre 2011

A la soirée de commémoration de l ’UNESCO, le 26 janvier dernier, grâce à Nadine Heftler et Violette Lasker, j’ai eu l’occasion de rencontrer la nièce d’Hélène Berr - à qui l’on rendait hommage par une exposition.
Hélène Berr, Journal, 1942-1944, suivi de Hélène Berr, une vie confisquée, par Mariette Job, préface de Patrick Modiano, Tallandier, Points, 2009
}
Discours de Mariette Job pour l’inauguration de la plaque Hélène Berr, avenue Élisée Reclus.

Le journal singulier d’Hélène Berr, une rencontre avec Mariette Job

Je ne veux pas devenir blasée, désabusée, vieille. Qu‘est ce qui me sauvera ? Hélène Berr, 1921-1945

F.V. Qui vous a parlé de votre tante, Hélène Berr, dans votre famille, et vous en a-t-on parlé ?

M.J. Ma mère, oui. Ma famille était de ces juifs qui se voulaient Français avant tout ; Français, et Juifs après. Evidemment, pour les Français, ce n’est pas la même histoire ni les mêmes effets sur les générations qui suivent que pour les Juifs polonais, par exemple.
Mais mon cheminement avec ce journal a été solitaire. Dans la famille, il y avait la réaction : il faut survivre, faire des enfants – on met le couvercle – mais moi, je ne pouvais pas continuer si ce passé ne m’était pas expliqué.
J’ai déplacé des montagnes, et j’ai trouvé dans le « Journal », un outil extraordinaire. Il est « moderne »et je suis témoin de son impact sur les jeunes, et ils seront des passeurs.

FV
Et, dans votre histoire personnelle ?

MJ
Je suis née avec cette histoire. Je souligne que Mariette, c’est Marianne, c’est le prénom de la France que l’on m’a donné. J’avais 19 ans quand je l’ai lu une première fois, dans le tapuscrit familial. Puis, je l’ai relu, en m’y investissant complètement, à 24 ans, l’âge auquel sa vie a basculé.
Comment fait-on pour vivre avec ?
Sur le plan personnel, ça été un choc énorme, mais cela rejoint un plan collectif, je l’ai profondément senti, cela ne concerne pas une communauté, c’est une histoire humaine c’est bien plus large.
Cette histoire familiale ne m’a pas été racontée : je me suis rebellée contre la loi du silence.
J’ai aussi fait des recherches généalogiques, remontant jusqu’à 1650.
Aussi, cette mise au ban tout à coup ….c’est traumatisant au niveau de l’identité.
Mes racines, ce sont des gens qui partent dans les ténèbres : mon grand père, Raymond Berr, qui a réussi à la force du poignet et a eu une carrière extraordinaire, ma grand mère, Antoinette Rodrigues Ely, d’origine portugaise, descendante de Joseph Furtado, frère d’Abraham….les wagons…Elle a été gazée le 30 avril ; au dernier moment, les Allemands ont changé les numéros, elle n’était pas destinée à la sélection. Grand-père, lui, travaillait à Monowitz. Les Allemands savaient qui il était, et il ne travaillait pas dans les champs, entre autre, on lui faisait essuyer des verres. Au Revier, en septembre, pour un phlegmon au genou, il fut assassiné, le 26 septembre, par un médecin polonais. Je viens de le trouver dans les archives du Musée.
Ils s’étaient cachés les 3 derniers mois, et puis, grand-mère en a eu assez de ne plus dormir dans son lit, et ils ont été arrêtés le 8 mars 1944, au petit matin, - certainement sur dénonciation- et internés à Drancy et l’appartement a été éventré et volé… Ils ont été déportés par le convoi 70 du 27 mars.
Grand-mère y a écrit 3 lettres, envoyées à la famille entre le 25 et le 26 mars, avec des mots codés ( comme sa lettre à elle, du jour de son arrestation, qui elle, n’est pas sortie du camp).
Ma mère, Denise, m’avait constitué un petit lexique, mais elle n’en parlait pas plus que ça.
Mon questionnement a duré des décennies.
Dans son livre Louise Alcan parle d’elle à Auschwitz. Ce fut comme un fil qui se déroule, à travers des rencontres. Comme celle, improbable, de Nadine Heftler, cliente de la librairie Gallimard, où je travaillais.
Ce fut très lourd au départ. On passe par les ténèbres, c’est de la douleur, ensuite, j’ai pu le mettre en lumière. Il y a un moment où il le faut.
Alors, j’ai beaucoup parlé à ma mère. Mes parents sont très ouverts, je leur rend hommage.
A des gens qui ont une autre histoire, on peut parler, il y a une écoute. On le vit avec Hélène, dont beaucoup d’amis et le fiancé n’étaient pas juifs.
Aujourd’hui, je peux dire que je suis construite. Le retentissement provoqué par cette œuvre a demandé de ma part énormément d’énergie, il y en a eu des obstacles. Cela a déjà été difficile de le faire sortir de la famille. Il m’a fallu beaucoup de passion, de volonté, de désir intérieur.
Ma mère disait : « Il faut que tout le monde sache ! »

FV
Elle ne cherche pas à travailler son écriture.

MJ
Non, elle est limpide et c’est une personnalité intemporelle.

FV
Elle avait conscience qu’il lui était difficile d’écrire la réalité, « toute la réalité » le tragique dans lequel elle vivait dans toute « leur gravité nue » sans déformer par les mots. Elle se sert des mots, mais s’en défie, elle n’était pas dans l’innocence. Elle est constituée par son devoir « car il faut que les autres sachent » Et elle vit constamment dans la douloureuse expérience de ce que « les autres ne savent pas, qu’ils n’imaginent même pas « ces souffrances ».
Il lui est « pénible » de raconter, mais c’est ce qu’elle fera. « Ceux qui ont peut-être assez de cœur pour comprendre, ceux – là, je dois agir sur eux ».
Elle ne vit pas dans un repliement douloureusement stérile, mais dans une véritable dynamique. L’écriture pour elle n’est pas qu’un poids, une souffrance, c’est une action, un « devoir » et une importante tâche qui ne souffre pas retard malgré sa dureté.
Elle est habitée par l’angoisse et le tourment qu’on ne peut « guérir l’humanité qu’en lui dévoilant toute sa pourriture » terrible philosophie. 
Donc, vous allez parler du « Journal » dans les écoles.

MJ
Oui, et il m’est évident que les jeunes ne le vivent pas comme une évocation du passé, mais l’appliquent dans leur vie. Cette notion de différence – dont Hélène parle à plusieurs reprises – les jeunes musulmans en particulier se sont questionnés sur leurs voisins : pourquoi ressent-on tel ou tel comme « différent » ?
Le Journal conduit immédiatement à la philosophie, à l’éthique.
Pour en revenir à ma mère, elle m’a beaucoup parlé de la musique qu’elle faisait avec sa sœur, de son brillant diplôme sur Shakespeare qu’elle l’a aidée à taper.

FV
Comment se passe cette édition ?

MJ
C’est en 1992 que je pars à la recherche du manuscrit lui- même, sur lequel j’ai travaillé un an.
Ma famille m’avait dit qu’il était passé chez son fiancé, Jean Moraniecki. J’avais une piste par sa carrière dans la diplomatie en tant qu’ambassadeur, par le ministère des Affaires Etrangères, qui lui a fait suivre une lettre.
Le contact n’avait d’ailleurs pas été totalement perdu avec lui, il a un peu revu mes parents, mais cela lui était très difficile, c’était trop douloureux pour lui. Sa relation avec Hélène était gémellaire . Il ne savait pas du tout quoi faire de son manuscrit. Il m’a écrit beaucoup de lettres, il écrit très bien.
Là, il s’est allégé d’un remords terrible : j’étais la glorieuse libératrice. Il m’avait appelée « la chrononaute ».
Ce fut une catharsis, une résurrection pour lui comme pour moi. Nos échanges avaient toujours lieu à l’ombre de cet être cher. Nous partagions des lectures aussi, nous aimions parler de littérature. Je me sens proche d’elle par la sensibilité.
Il a validé toutes mes intuitions à son sujet. Par exemple, je la ressentais comme très forte, ce qu’il m’a confirmé, comme ma mère. Elle a été très proche de lui très vite. Leur relation était extrêmement subtile, toute de complicité, c’était aussi relié à la littérature.
Il était d’origine prussienne, il savait parler de façon passionnante, par exemple de la Pologne.
Je me souviens de l’état d’émotion dans lequel il a ouvert sa porte. Tout de suite il m’a dit « Vous êtes Beer »...
Il m’a fait remarquer que nous avions la même écriture, ce que je n’avais pas remarqué. Mais attention, il n’y a pas d’identification avec elle. Je suis reliée dans l’ombre avec lui.
Il est mort lorsque le livre était publié en Angleterre. Je me souviens qu’il disait que « quand on est mort, on revient tous les 10 ans » J’aimerais bien … S’il n’avait pas voulu que j’y travaille, je n’aurais pas passé outre son refus. Ma mère a voulu que ce soit rendu public, mais elle ne pouvait elle-même l’accomplir. Elle m’a donné le feu vert.
Maman me demandait très souvent : « Est-ce que Jean est d’accord ? » Il m’a fait confiance. Il a su le faire. Puis il m’a donné le manuscrit en 1994, en m’écrivant que c’était aussi un don spirituel. Je dois le porter, je continue à le porter.

Des journalistes ont raconté n’importe quoi à la publication. Par exemple que j’avais trouvé le manuscrit en Equateur… En effet, Jean avait vaincu un sommet à Quito, en 1950 …
Je fais très attention à tout ce qui peut être faux, cela je ne le supporte pas. Il m’a parlé d’elle comme étant altruiste, pleine de compassion et de courage. Elle ne ressentait pas de haine (lui non plus ) mais une profonde indignation.

FV
Elle emploie le mot « rage »

MJ
Ma mère a insisté sur la profonde admiration qu’elle avait pour sa sœur.
Parfois me disait-elle, elle n’arrivait pas à la comprendre, tellement elle était brillante. Elle avait une grande culture anglaise.
Ma mère disparaîtra avec la culpabilité de ne pas l’avoir emmenée chez eux -mais elle ne se serait jamais installée chez eux, un jeune couple…
Et Jean ne s’est pas rendu compte. Pour lui il voulait rejoindre Londres, c’était partir en croisade, mais il se demandait « Comment ai-je pu la laisser, comment ne l’ai-je pas emmenée à St Cloud, chez mes parents ? »

FV
Sur le plan éditorial, où en est le Journal ? 

MJ
« Il a été diffusé en 100.000 exemplaires en 2008. D’autre part, en poche il en est maintenant à 55.000. Cette édition se complète d’un travail pédagogique, littéraire et historique, et est sortie dans 20 pays ».

A côté de l’exposition du Mémorial à laquelle elle a travaillé, la petite –celle de l’Unesco -voyage actuellement dans toute la France et particulièrement important parce que c’est à ce niveau, une autre s’est tenu à New-York jusqu’à la mi-février ; laquelle va voyager à travers les Etats Unis et le Canada, où elle provoque partout un très grand interêt ( quand on pense à l’expansion du négationnisme sur le continent américain ! ) : l’exemplaire double sera à Vienne au printemps et ne s’arrêtera pas là. Les Universités sont intéressées. En avril, le livre sortira en poche en Allemagne.

FV
Le carnet cartonné a été retrouvé ?
( Il contient autant de moi que ces pages )
hélas, non.

Et à Aubergenville ?
La maison qu’Hélène comparait à un paradis a été gardée jusqu’en 1959, mais elle avait été occupée par la division Hitler, il y avait un char devant la cuisine, un énorme trou au fond du jardin…. Qu’y retrouver ….
Sa mère a déchiré ses lettres…parce que c’était de la douleur, on n’en parle plus. 

Mais il demeure quelque chose d’elle encore, quelques livres que Jean, qui n’est parvenu à reconstruire sa vie qu’en 1957, avait précieusement gardés. Il avait parlé de leur existence à Mariette, qui les a reçus à sa mort en 2008, ainsi qu’un sous-maroquin rouge qu’elle avait inscrit de ses initiales.
Elle avait été la dernière personne à le voir avant son décès, mais Jean a gardé le secret, un secret posthume. Par delà sa mort, il a voulu lui réserver ce bonheur.
Un mois après, elle est retournée chez lui voir où ils étaient- dont les 2 Kipling.
Perchée dans la bibliothèque sur l’échelle, elle vit du Valéry, en tire un au hasard : c’est celui que Valéry lui avait dédicacé… Sa recherche de la dédicace ouvre, on s’en souvient, la 1ère page du Journal.

Poussée par sa passion des livres, elle avait commencé des avis de recherche, connaissant bien le monde des livres, et il lui est tombé dans la main… Il s’agissait de « D’autres Rhumbs » ( ce qu’Hélène ne précise pas).« Jean m’avait vraiment tout dit, tout donné » Jusqu’au canif, qui fait maintenant partie de la vitrine d’exposition permanente au Mémorial.

FV
N’auriez vous pas préféré une autre histoire familiale ? 

MJ
Je n’ai pas eu le choix. C’était vivre ou mourir. Ce qui aurait vraiment pu changer ma vie, c’est si je l’avais connue.
Pour me construire, il me fallait rentrer dans cette histoire, la rendre concrète. J’ai perdu beaucoup de plumes dans cette histoire ; il y a des choses auxquelles j’ai renoncé.
Je ne pouvais pas ne pas le faire, cela devait être mon destin. C’eût été un double assassinat et la consécration, c’est qu’elle soit à l’ONU, pour que l’humanité sache.
J’ai fait ce que j’avais à faire. C’était impérieux. Et je me suis rendue compte que je pouvais vivre cette histoire avec les autres. Et je reçois des courriers magnifiques.
Je sens sa présence. Je la sens au Jardin du Luxembourg, j’y ai toujours pensé mais, maintenant, ce n’est plus la même relation, cela s’est allégé, dilué. A cause du partage.
C’est la chose la plus importante qui ait traversé ma vie. Mais attention, je n’ai pas accompli que cela. Elle m’aide par sa luminosité. Et c’est en même temps un message de survie et de vie.
Quand j’ai rencontré Jean, une seconde vie a commencé. « Cette rencontre primordiale, indispensable, et pour une histoire personnelle et pour le rayonnement de ce texte, a bouclé la boucle en renouant ce lien improbable.
Dans ma postface j’ai écrit qu’elle est « le canal de millions d’âmes », et c’est ce qu’elle est, elle a libéré ces « âmes errantes ».

Françoise Valleton, UDA

BERR Hélène, Journal, 1942-1944 ; JOB Mariette, Hélène Berr, une vie confisquée, préface de Patrick Modiano, Tallandier, Points, 2009

JOB Mariette, BARANÈS-BÉNICHOU Karine, Se Souvenir d’Hélène Berr, Editions Fayard, 2021.
https://www.fayard.fr/histoire/se-souvenir-dhelene-berr-9782213718446

Journal de Hélène Berr
Hélène Berr, une jeune fille dans Paris occupé
Mariette Job, inauguration de la plaque Hélène Berr