Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Liliane Badour Esrail, survivante du camp d’Auschwitz-Birkenau.

mardi 2 janvier 2024
Liliane Badour Esrail, déportée le 3 février 1944, survivante du camp d’Auschwitz-Birkenau

L’histoire personnelle de Liliane, que nous connaissions bien, a été écrite en référence à deux publications, tout d’abord en relation avec un livre de 137 pages intitulé « ... mein Bruder, meine Schwester ... / ... my brother, my sister ... / ... mon frère, ma sœur ...  » [1] édité à Berlin, en 2011 par le Comité international d’Auschwitz, suite à des entretiens menés avec Liliane Esrail, à Paris, en 2010 par Michèle Déodat (pages 36 à 57) intégrant des documents et de belles photos de Liliane et de ses deux frères ou avec Raphaël. L’autre référence a été le livre « écrit à deux voix » par Raphaël et Liliane « L’espérance d’un baiser  » édité par Robert Laffont en 2017, puis publié dans la collection « J’ai lu ».

Liliane Armande Badour Esrail est née en 1924, à Biarritz, dans les Basses-Pyrénées devenues Pyrénées atlantiques, elle est l’aînée de trois enfants dont deux garçons Henri, né en 1927 et René en 1931. Orphelins, ils ont perdu leur mère et leur père, originaire de la Charente, ancien combattant de la première guerre, mort à 40 ans, dans l’année 1937, et ils ont été élevés par leurs grands parents maternels : Anna et Herman Jaffé, d’origine juive lituanienne et russe. Baptisés catholiques, ils ont fréquenté des établissements privés : un pensionnat de jeunes filles à Oloron-Sainte-Marie pour Liliane, un collège de Jésuites pour Henri qui fait partie des Scouts de France. Ils ont vécu les années d’occupation dans une ignorance relative, sans peur et sans étoile, jusqu’à leur arrestation à Biarritz, le 10 janvier 1944, par la Feldgendarmerie (gendarmerie militaire allemande). Ce sont donc bien trois jeunes Français de nationalité, déclarés de « race juive », baptisés catholiques, qui sont arrêtés dans le cadre d’une rafle à l’échelle de la région, avec la collaboration des autorités françaises dont le secrétaire général de la préfecture régionale, Maurice Papon.

Les grands parents ne sont pas arrêtés du fait de leur état de santé et de leur caractère intransportable mais leurs petits-fils et leur sœur aînée, à sa demande, triple arrestation visant au départ René, enfant baptisé en 1941, en contradiction avec les statuts des Juifs de 1940-1941 et les accords Oberg-Bousquet de juillet 1942. Ils sont conduits et emprisonnés dans la citadelle de Bayonne, puis dans le fort du Hâ, à Bordeaux et envoyés par train à Drancy, où ils arrivent le 21 janvier 1944. Entre temps, mais trop tardivement, suivant les injonctions de la préfecture régionale de Bordeaux, la Croix-Rouge de Bayonne, une assistante sociale, Mme Jean Pierre, sur demande de leur grand-père maternel, avait préparé et envoyé le 24 janvier 1944 une lettre recommandée, dont un courrier administratif en réponse le 4 février atteste que les trois « enfants doivent être considérés comme non-juifs » mais que cela doit être attesté par l’envoi de six certificats de baptême : ceux des grands-parents paternels, du père et de ses trois enfants, adressé au « Service des questions juives » de Bordeaux. Ils sont déjà déportés de Drancy où Liliane Badour », âgée de 19 ans, a rencontré un jeune élève ingénieur à l’École centrale de Lyon, résistant EIF(éclaireur israélite de France-la Sixième), arrêté le 8 janvier 1944, interné dans un dortoir d’hommes avec ses deux petits frères. Faute de papiers arrivés à temps pour tenter d’obtenir leur libération, Liliane confie ses frères à Raphaël qui lui assure qu’étant scout lui-même, il continuera, selon son expression, « son tutorat spontané » .

Liliane et Raphaël décorés de la croix du mérite de la RFA par l’ambassadrice de l’Allemagne à Paris au palais de Beauharnais photo NM

Tous quatre sont acheminés à la gare de Bobigny et déportés séparément par le convoi 67 du 3 février 1944, durant « trois jours d’enfer » (ce convoi est aussi celui des trois enfants juifs du petit collège d’Avon et de la famille Schwartzmann : 12 enfants, 8 filles et 4 garçons). Liliane et ses frères arrivent le 6 février à Auschwitz par un temps d’hiver très froid et enneigé. Et c’est la séparation brutale : « les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Dans le train, j’avais encore dit : « on se verra plus tard », mais il n’a pas eu de plus tard, il n’y a pas eu de temps, pas de dernier adieu, pas de dernier geste, rien… », rupture sans appel : les deux garçons sont montés dans un camion marqué de la Croix-Rouge, emportés vers la chambre à gaz, elle est dans la file des femmes âgées de moins de quarante ans, aptes au travail forcé. Elle entre dans le camp des femmes de Birkenau, mise à nue, tondue et immatriculée 75127. Elle apprend que ses frères sont morts : Henri, alors qu’il est un adolescent âgé de 17 ans, qui avait déjà un métier, opérateur, et René parce qu’il est condamné comme étant un enfant juif de 13 ans. Son seul réconfort sera de rencontrer dans son Block, deux jeunes françaises dont elle ne cessera d’être solidaire et qui deviendront de grandes amies :Léa Schwarzmann Rohatyn et Ida Fensterzab Grinspan, devenant jusqu’au dernier camp « comme une grande sœur ».

Commence alors une extraordinaire aventure humaine, celle d’un échange écrit de petits mots, avec Raphaël Esrail, via Fanny Celgoh Segal, ouvrière travaillant de nuit. Raphaël prend conscience qu’il y va de la survie de Liliane et qu’il faut tout faire pour la changer de Kommando. Il parvient, par l’intermédiaire de Jacques Stroumsa, à la faire embaucher à l’Union Werke, usine Krupp d’armement et elle peut changer de Block. En septembre 1944, elle est transférée dans le camp d’Auschwitz. Puis le 18 janvier 1945, par une température polaire de -15°-20°, admise au Revier parce qu’elle est atteinte d’une maladie infectieuse, les oreillons, elle entame une marche de la mort jusquà Gleiwitz, puis l’évacuation continue en train jusqu’au camp de Ravensbrück, et le 14 février dans le camp annexe de Neustadt-Glewe, libéré par l’armée soviétique, le 2 mai 1945. Elle rentre à Biarritz, y retrouve sa seule grand-mère, son grand- père étant mort le 25 août 1944.

Elle revoit Raphaël à l’été 45 et l’épouse en janvier 1948 et ils ont une fille unique, Evelyne, puis des petits enfants et arrière- petits enfants. Elle conclut « Mes frères, ils sont en moi, ils sont dans tout ce que j’ai vécu et ce que je vis ». Liliane est morte le 1er mai 2020, elle avait reçu la croix de chevalier de l’ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne, le 22 mars 2013, remise par Mme l’ambassadeur de la RFA à Paris. Dans son discours de réponse, elle évoquait « ses sœurs de Birkenau, sœurs de coya, sœurs de misère » puis rappelait la mémoire « d’Henri et de René, éternels adolescents assassinés à Birkenau. Soixante-dix ans après, le remords de n’avoir pu les sauver accompagne mon quotidien ».

Marie-Paule Hervieu, fin décembre 2023

[1 ... mein Bruder, meine Schwester ... / ... my brother, my sister ... / ... mon frère, ma sœur ... /édité suite à une exposition de Christoph Heubner et du Centre de rencontre pour jeunes à Oświęcim/Auschwitz. "Ich habe meine Brüder gesucht". Liliane und Raphaël Esrail im Gespräch mit Christoph Heubner du Comité International d’Auschwitz et Michèle Deodat,Gedenkstätte Deutscher Widerstand, Stauffenbergstraße