Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Le petit Riri, Henri Ostrowiecki

La demi-douce, Henri Ostrowiecki, Editions des Rosiers, 2011
dimanche 31 janvier 2016

Il lui a fallu beaucoup de temps pour comprendre l’étendue de la Catastrophe. Comment vivre avec ce manque, accepter l’inacceptable, le vide immense, leurs absences.

Le petit Riri
CR Dominique Dufourmantelle

Selon la tradition juive, le premier garçon de chaque famille prend le prénom du grand-père.
« Nous portions, mon cousin et moi, le même prénom et pour nous distinguer, lui c’était le « Grand Henri » et moi le petit « Riri ».

La cassure
Les parents d’Henri, Charles et Hélène Ostrowiecki, Chil et Chaja en yiddish, originaires de la petite ville polonaise de Mogielnica, ont fui l’antisémitisme et habitent au début de la guerre un appartement de deux pièces, au 14 rue Delaître dans le 20e arrondissement de Paris.
D’autres membres de la famille ont émigré vers la France et l’Argentine.
Son oncle Maurice, frère aîné de son père, sa femme Charlotte et leurs deux enfants, sont arrivés en France vers les années 1925, naturalisés, ils purent ainsi passer plus facilement en zone « libre ».
La veille de la rafle du Vél’ d’Hiv’, un inspecteur de police, membre d’un réseau de résistants, prévient la famille, mais Chaja refuse de quitter son domicile avec son enfant malade.
Henri et sa mère sont arrêtés au petit matin du 16 juillet 1942.
Henri se souvient. Il est alité avec une forte fièvre, il a la rougeole. Son lit fait face à la porte d’entrée.
Il est réveillé brusquement par le bruit des pas dans l’escalier. Sa mère en chemise de nuit le serre dans ses bras. Il croit voir de la frayeur dans son regard.
Puis des coups sont frappés dans la porte, frappés « avec violence, avec haine ». « Ouvrez Police ».
Trois hommes font irruption dans l’appartement, deux hommes en uniforme de la police parisienne et le troisième en civil, il est particulièrement brutal.
Puis son souvenir se brouille...impressions floues.
Les souvenirs redeviennent plus nets, plus précis, « comme au sortir d’une somnolence », dans la rue Delaître, petite rue sombre sans fin qui mène au square Sorbier, lieu du rassemblement.
Il sent le souffle du policier qui le porte dans ses bras, enveloppé dans une couverture. D’un revers de main, il fait tomber son képi.
Arrivé au square Sorbier, les événements se précipitent. On saisit sa mère, elle se fond dans la foule, leurs regards se fixent encore un instant. Elle monte dans un fourgon de la police parisienne. Elle se retourne et disparaît.

Séparation brutale qui l’arrache à sa mère. Il garde l’impression fugace qu’il ne l’a reverra plus. En le laissant dans les bras du policier, elle se sépare de lui sans un cri, attitude qui le sauve. Il revoit le regard de sa mère toujours « braqué » sur lui.
Puis son souvenir se brouille de nouveau.
Trou noir, images confuses, floues.
Il se réveille à l’hôpital.

Plus tard le soir dans son lit, il refait sans cesse le chemin avec elle, petite femme « au visage fin et régulier, encadrée par deux énormes policiers ».
Cette cassure va sceller sa nouvelle identité. Il est devenu un autre, un enfant « juif ».
Le 14 septembre, sa mère est déportée à Auschwitz par le 32ème convoi.
A quatre ans et demi, Henri est fiché par la police, avec le statut « d’enfant bloqué ». Il est « interné » à l’hôpital Rothschild.
Les Enfants juifs sauvés de l’hôpital Rothschild

Henri Ostrowiecki et Katy Hazan
Photo Dominique Dufourmantelle

Le jour de la rafle, son père a « disparu » depuis quatorze mois. Juif polonais, il est arrêté lors de l’opération dite « du billet vert », le 14 mai 1941, et interné au camp de Beaune-la-Rolande. Il s’évade le 4 août, pour venir voir sa famille. Il est repris et interné à Compiègne à partir du 23 août, il est déporté à Auschwitz, le 27 mars 1942, par le premier convoi.
Henri ne sait rien de ces huit mois d’internement. Il n’a aucune trace de la disparition de son père. Ses questions resteront à jamais sans réponse.

De son père, ouvrier-tailleur à domicile, il ne lui reste que « la sensation d’un souvenir, à peine une vision », le contact chaud de la pression de ses genoux contre ses hanches. Geste tendre et protecteur pour lui éviter d’être piqué par l’aiguille de la machine à coudre. Seul souvenir physique de son père qu’il n’a pratiquement pas connu. Seules quelques bribes d’histoire lui seront transmises par son oncle sur la famille de son père.

Du côté de sa mère, aucune trace, rien ne lui a été transmis. Un seul souvenir : le geste rapide de sa main fabricant des galettes à l’aide d’un petit verre.
Trois photos dentelées, conservées dans un sac à main de sa mère, sauvé par hasard du désastre, lui révèleront le visage de ses parents.
Son père Chil, accroupi, le tient serré contre lui. Il sourit légèrement. Il a transmis à son fils son abondante chevelure ondulée. Sur une autre photo on voit Henri dans une poussette à côté de sa mère Chaja, le visage grave.
Une seule photo les rassemble tous les trois en compagnie de sa tante, la belle-soeur de son père.
L’image « douce et paisible » de ses parents le réconforte. Il les entend lui parler avec tendresse. Icônes protectrices qui nourrissent son imaginaire et recréent un univers familial à jamais disparu.
Pourquoi sont-ils morts ? Quel sens donner à leur disparition ?
« Ils ont été tués parce qu’ils étaient « juifs et uniquement pour cela, un point c’est tout. Il était pourtant hors de question que cela se sache, encore moins que j’en parle. » (p.34)
« Une fois pour toute, mes parents étaient juifs, voilà pourquoi ils ont été déportés à Auschwitz. » (p.164)

Le Silence
Depuis la « disparition » de ses parents, il vit chez ses oncle et tante qui deviennent ses tuteurs. Sa cousine Sylvia, son aînée de cinq ans étudie l’histoire-géographie à la Sorbonne, Henri son cousin a terminé ses études de chimie. Sa tante vit dans la peur permanente d’une nouvelle catastrophe. Henri éprouve un certain sentiment de rejet de la part de ses tuteurs. Ils sont parfois violents, il a le sentiment de ne pas être compris.
En classe, il est bavard, agité. Par contre à la maison sa tante le surnomme « l’ours », il garde le silence pendant des heures.

Au contact de ses copains italiens et arméniens, il prend conscience du manque de sa langue maternelle :
« Puisque ma mère avait « disparu » à quoi bon... »
« Puisque mes parents étaient morts, le yiddish était mort avec eux. »
Après la séparation, la rupture s’était cristallisée dans ce refus catégorique de prononcer un seul mot en yiddish.
Jusqu’à quatre ans et demi il était bilingue.
« Après la disparition de mes parents, j’avais pris cette langue en horreur, je la trouvais laide, rugueuse, sans aucun charme : en fait, j’en avais honte ». (p.111)
Il se réfugie derrière son patronyme qui lui sert de paravent. Aux yeux des français, il passe pour un véritable polonais. A tel point qu’il lui arrive de ne plus savoir très bien qui il est. Il se sent aspiré dans une « spirale infernale ».

Il lui a fallu beaucoup de temps pour comprendre l’étendue de la Catastrophe. Comment vivre avec ce manque, accepter l’inacceptable, le vide immense, leurs absences.
« Mais que sont devenus leurs voix, leurs rires, leur amour, leurs baisers ? Où sont-ils ? » (p. 195)
Cette catastrophe l’a coupé du monde. Seul avec son chagrin, sa colère, son impuissance, il est incapable d’exprimer ses sentiments. Ne rien dire de son passé, ne rien laisser paraître, ne pas dévoiler son histoire, ses origines. Garder l’anonymat. Il se blottit dans une bulle protectrice de silence.
Le mot juif a disparu en même temps que ses parents.

« Laissé-pour-compte », « paumé de la société », il est, dit-il, resté sur le quai. Métaphore pudique. Sans la rougeole, il n’aurait pas été séparé de sa mère. Entre colère et désespoir, son attitude de révolte correspond à un lent suicide. Enserré dans un carcan, il éprouve une rage folle, une colère froide prête à tout balayer, un vertige d’impuissance : hurler à en crever, gueuler, pleurer...

Vers dix ans, il a envie de tuer le policier qui l’a porté dans ses bras. Il revoit son visage avec précision, l’image des deux autres s’est évanouie dans le « brouillard des événements ». Il reste fasciné par ce fantasme de venger ses parents, morts sans sépulture, « leurs cendres mêlées à la terre, à l’air ».
Henri ne peut accepter que ses parents soient morts « pour rien ». S’ils avaient vécu... Comment combler cet abîme de frustration, comment dire son histoire, son humiliation, sa perte de confiance, sa honte.
Un cauchemar récurrent : il est poursuivi par des hommes armés et se réfugie dans un cheval mort, qui le sauve !

Ce récit autobiographique intitulé « demi-douce » témoigne de la Shoah, « camps, alignements de baraques à perte de vue, miradors, fils barbelés, sinistres cheminées carrées d’où s’échappent une lourde fumée noire, barbarie, fanatisme nazi, massacre, cataclysme, SS, Gestapo, nazis, camps de concentration, camps d’extermination, fours crématoires, Auschwitz, Birkenau, Mengele ». Rejet, colère, dégoût, impuissance à dire au-delà d’un certain seuil.
« même si mon père avait été communiste, jamais je ne pourrais revendiquer son appartenance à un quelconque réseau de résistance, jamais sa mort ne serait celle d’un héros... » (p.164 )
Henri imagine que ses parents rencontrent à Auschwitz Danièle Casanova,
femme héroïque, arrêtée les armes à la main. Mais ses parents n’étaient pas des héros. Quel sens donner à leur disparition ?

L’écriture
En février 1959, Henri rejoint Bizerte, base arrière servant pour les opérations en Algérie. Lors d’une nuit de garde, il ressent une « furieuse envie d’écrire ».
Il est l’ami d’Alexis, jeune juif hongrois communiste dont les parents ont été déportés. Alexis lui enseigne les mathématiques.
Alexis espère que le service militaire lui permettra d’obtenir la nationalité française. Apprenant que malgré le service, il restera apatride, il déserte et rejoint les révolutionnaires algériens. Il publie un article dans le quotidien El Moudjahid, organe du FLN, dans lequel il explique ses motivations.
Bien qu’orphelin de guerre, pupille de la nation, Henri peut être envoyé en Algérie. Il obtient auprès du ministère des anciens combattants et victimes de guerre, les cartes de déportés politiques de ses parents ainsi que sa carte de « pupille de la nation », une attestation d’exemption de service en Algérie.
Le départ d’Alexis provoque un violent sentiment d’abandon, « abréaction, décharge émotionnelle » qui lui permet d’extérioriser l’événement traumatique.
Il remonte le temps « à pas saccadés » jusqu’à la cassure le 16 juillet 1942.
Il couche sur le papier un flot de souvenirs. Il compare le passage à l’écriture à l’ouverture de rideaux au théâtre. Les images surgissent avec netteté. Raconter tous ses souvenirs et dans les moindres détails, ne rien oublier. Ne plus jamais éprouver la honte d’être juif. L’écriture fait éruption dans sa vie, comme un hurlement. Pour la première fois, il rompt le silence, « extirper ce fardeau pour le projeter loin, très loin de moi ».
Cette histoire, il veut la regarder droit dans les yeux et l’empoigner à bras-le-corps. » (p. 285)
En 1981 dans un article intitulé « La Rafle » publié dans la revue culturelle juive indépendante de toute institution  Traces, il ose écrire les mots « juif » et « Auschwitz ». Il renaît, il existe enfin : 
« Dire, écrire sans crainte, que je suis juif ; mais vingt ans auront été nécessaires pour que ce soit possible. » (p. 287)

La demi-douce , Henri Ostrowiecki, Éditions des Rosiers, 2011

Dominique Dufourmantelle, 15 décembre 2015

L’Hôpital Rothschild sous l’Occupation (1940 – 1944)


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