Des camps dans Paris, Austerlitz, Lévitan, Bassano, juillet 1943-août 1944
cf. Les Annexes de Drancy dans Paris, Camps d’Austerlitz-Lévitan-Bassano, Conférence par Sarah Gensburger
Le livre de Sarah Gensburger et Jean Marc Dreyfus a été édité par Fayard en 2003. I1 est d’abord le produit d’une volonté, celle des anciens internés des camps parisiens, constitués en association en 1998, présidés par Roger Mayer et Denise Weill, secrétaire, petite fille de Wolf Epstein, auxquels ce livre est dédié.
Il est aussi le résultat d’un double travail de recherche, mené par un historien, Jean-Marc Dreyfus, spécialiste de la spoliation économique, associé à Sarah Gensburger, sociologue, rattachée à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) dont nous avons pu lire un passionnant article, publié dans le Petit Cahier du Cercle d’étude, « Pour une histoire des Justes ».
L’opération« M comme Meuble », dont il est ici question est une des composantes de la spoliation des Juifs en France occupée, aussi bien le pillage des oeuvres d’art et des biens culturels que le vol qualifié des appartements dont les propriétaires ou les locataires juifs avaient disparu : qu’ils aient été internés,déportés ou qu’ils se soient exilés ou cachés.
L’opérateur principal est Alfred Rosenberg, idéologue nazi et ministre, créateur de l’ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg équipe d’intervention spéciale du gouverneur du Reich Rosenberg) ayant, à partir de juillet 1940, une antenne à Paris, 54 avenue d’Iéna, dirigée par Kurt von Behr.
C’est dans le contexte de la guerre contre l’URSS, avec la nomination d’Alfred Rosenberg comme ministre des territoires occupés de l’Est, suivie des premières déportations et de la concentration des Juifs en ghettos, en Pologne et dans les Pays Baltes, que se situe l’opération « Meuble », menée en France occupée ainsi qu’en Belgique et aux Pays-Bas, à partir du printemps 1942 ; elle est donc partie intégrante de l’entreprise de destruction des Juifs d’Europe, décidée à la conférence de Wannsee,en janvier 1942.
C’est le 17 avril 1942 que fut créée à Paris, la Dienststelle Westen, service d’Etat chargé, à l’ouest, de la récupération et du transfert des meubles et objets spoliés aux Juifs dans cette fraction de l’Europe occupée.
Pour ce faire, le nouveau service allemand eut recours d’un coté à l’UGIF (Union générale des Israélites de France, créée par la loi française du 29 novembre 1941), de l’autre au comité d’organisation, soit à plus d’une centaine d’entreprises françaises de déménagement et de garde-meubles, qui mirent à disposition jusqu’à 80 camions par jour. Le pillage des appartements fut opéré par de petits commandos (jusqu’à 18 fonctionnant simultanément) comprenant des employés et des fonctionnaires de la Dienststelle Westen. (ils étaient 115 au printemps 1944)) en collaboration avec les autorités politiques ( le Commissariat général aux questions juives créé en mars 1941), administratives et policières relevant du régime de Vichy.
C’est donc, en septembre 1942, 4 000 appartements qui avaient été vidés, 69 619 l’auront été le 31 juillet 1944, dont 38 000 à Paris ; les meubles et les objets volés étant acheminés en Allemagne au profit, pour moitié, de « sinistrés » (2 699 wagons pour la seule ville de Hambourg) soit 10 % de l’ensemble des 26 984 wagons utilisés par la Dienststelle Westen ; pour le reste, le butin a été réparti entre des villes allemandes, des entreprises d’Etat et des organismes nazis, voire à usage immédiat de dirigeants, « profiteurs et parvenus ».
Les annexes de Drancy dans Paris furent ouvertes sous le nom de Lévitan, dans le 10 ème arrondissement, en juillet 1943, puis Austerlitz dit encore Quai de la gare, dans le 13 ème, en juillet 1943, et enfin Bassano, le 15 mars 1944, dans la rue du même nom, utilisant l’ancien hôtel particulier de la famille Cahen d’Anvers.
Ces camps d’internement et de travail forcé ont regroupé pendant leur année d’existence, près de 800 personnes qui étaient selon « la lecture raciale de la judéité »des non-déportables c’est à dire des « demi-Juifs » ou des personnes ayant un parent juif, des "conjoints d’aryens, des femmes juives de prisonniers de guerre juifs ( 64), tous venus de Drancy, soit le camp principal passé sous le commandement d’Aloïs Brunner en juin 1943, et l’autorité de la SS ( Sipo-SD).
Quant à l’UGIF, et en particulier le service 14 de Kurt Schendel, elle prit en charge la nourriture (cuisines rue Guy Patin) et l’entretien du linge des détenus. Ceux-ci étaient de conditions extrêmement variées allant d’aristocrates et femmes de banquiers, à des « indigents », mais ils furent rassemblés dans une totale impréparation des conditions d’hébergement, puis immatriculés, portant un brassard et une étoile jaune, et enfin astreints au travail forcé : chargement et déchargement des caisses (jusqu’à 2400 par jour), tri et emballage des objets et des meubles, y compris des pianos (à Austerlitz [1] ), ateliers de couture (Bassano) et de réparations.
Si les conditions de détention n’excluaient pas des échanges de lettres, des envois de colis,et aussi quelques visites à l’intérieur comme à l’extérieur, pour autant ces quelques « privilèges » de même que les distractions organisées sur place, étaient soumis à l’arbitraire des autorisations et soldés de la garantie que représentait la caution de dix internés, menacés de déportation-sanction, en cas de fuite ou d’évasion (comme le prouvent les déportations du chef de camp de Lévitan et de onze autres internés en novembre 1943).
La hiérarchie interne avec des chefs de camp juifs sous la surveillance de la Wehrmacht, a fonctionné en relations extérieures avec le commandement allemand, SS et Gestapo, et l’UGIF. Cette institution en dépit de ses efforts pour produire de faux papiers, n’a pu empêcher ni les déportations (21% des détenus), ni les punitions. Au total, entre le 30 juin 1944 et la libération de Drancy le 18 août, 113 détenus des camps annexes partirent pour Auschwitz (dont Jacques Altmann) ou Bergen-Belsen.
L’extension de la Dienststelle Westen à plusieurs villes de la Zone sud (elle était représentée dans plusieurs villes de la zone occupée et au Bénélux), la collaboration active de la Milice montrent que l’action de pillage ne faiblit pas puisque, pour le seul mois de juin 1944, 5350 journées furent travaillées et, plus encore, il y eut la formation du convoi 76, le 30 juin 1944, à destination d’Auschwitz, soit 1 153 personnes, dont 38 internés des camps parisiens, suivi des convois de femmes et d’enfants de prisonniers de guerre juifs, déportés à Bergen-Belsen, les 21 et 24 juillet 1944 (avec 64 détenus des camps parisiens) et enfin, le 31 juillet 1944, 1 300 personnes dont 11 internés à Lévitan et Austerlitz.
Le 18 août 1944, Drancy et ses camps annexes étaient libérés.
Les deux auteurs s’interrogent enfin sur le trou noir de la mémoire, le silence retombé sur ces « camps oubliés ».
Ils l’imputent d’abord au fait que les internés des annexes de Drancy, étaient mieux, mais plus inégalement traités, que ne l’étaient les détenus du camp principal. S’y ajoute la proportion « limitée » à 20 % de ceux qui ont été déportés à Auschwitz et Bergen-Belsen.
On pourrait évoquer aussi la faible durée de fonctionnement des camps dans Paris, un an environ, et les difficultés d’identification et de localisation exacte de ces lieux de travail forcé :
(Lévitan, créé en juillet 1943, 85-87 rue du Faubourg Saint-Martin, Austerlitz dit encore Quai de la gare, ouvert en novembre 1943 dans le 13 ème, et le bâtiment du 2 de la rue de Bassano qui date de mars 1944). Enfin le rôle toujours controversé de l’UGIF, institution juive imposée par le régime de Vichy, faisant l’objet d’analyses contradictoires, reste une des composantes du débat.
Tous ces éléments aident à expliquer le long silence de l’Histoire, aujourd’hui dépassé par le travail rigoureux et nuancé de S.Gensburger et J-M. Dreyfus.
Marie-Paule Hervieu
Rapport sur les spoliations, 2000
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/004000897/0000.pdf
Les archives, les spoliations
Difficultés pour les Juifs survivants de récupérer les biens spoliés par l’« aryanisation »
À la mémoire d’un ange
Cf. Drancy, un camp de concentration très ordinaire de Maurice Rajsfus.
Les rues dans Paris :
http://www.paristique.fr/