Gabriel Bénichou est né à Tlemcen en Algérie en 1927. Il fait ses études au lycée Saint-Charles à Marseille où sa sœur était installée. Ses parents sont venus leur rendre visite, puis sont repartis en Algérie. Il n’est pas parti en vacances avec son frère en Algérie, car il avait à passer un examen d’anglais. Pensionnaire, il reste souvent au lycée à cause des rafles. Ce jeudi-là, il a fait le mur, pour aller chez sa sœur. Le 8 avril 1943, la Gestapo frappe à la porte. Il est enfermé à la prison Saint-Pierre, transféré à Drancy, puis déporté à Auschwitz-Birkenau par le convoi N°57, le 18 juillet 1943. Il est un des rares survivants de la marche de la mort. Il fait partie du groupe des « nettoyeurs » du Ghetto de Varsovie, avant de se retrouver à Dachau et de faire, encore, les marches de la mort avant d’être libéré.
BENICHOU Gabriel, L’adolescence d’un juif d’Algérie, L’Harmattan, 2004, 182 p.
Témoignage de Gabriel Bénichou
Je vais vous faire part de mon témoignage. Je suis donc né en Algérie. En 1941, suite aux lois de Vichy, je suis, en tant que Juif, exclu de l’école. Or, ma soeur Rachel[ [ Ma soeur s’appelait Rachel Raymonde et mon frère aîné s’appelait David, mes deux jeunes frères, Aimé et Georges]] habite Marseille, et elle demande donc au lycée Saint-Charles, situé dans le Ier arrondissement de Marseille, s’il peut me recevoir. Mon frère Georges et moi sommes reçus dans ce lycée où nous sommes scolarisés de 1941 à 1942. En août 1942, mes parents viennent voir leur fille à Marseille et ils rentrent fin août. Mon frère, qui avait passé son bac et qui devait entrer en fac, part avec eux en Algérie pour y passer les vacances. Quant à moi, j’avais un examen de passage en anglais. Ainsi, mes parents ont préféré que je reste, pensant que, si, pour les vacances, je venais avec eux en Algérie je ne travaillerais pas, alors qu’à Marseille je pourrais travailler mon anglais. Effectivement, à l’examen de passage, je suis deuxième ou troisième.
Comment se fait-il que je sois allé à Marseille ? C’est parce que ma soeur avait épousé le premier Juif né en Corse. Ses parents venaient d’Istanbul, ils ont vécu à Marseille, puis sont allés s’installer en Corse. Lui est venu faire son service militaire Tlemcen, en Algérie, et comme il était ami avec un de mes cousins, il a connu ma soeur et ils sont venus s’installer à Marseille. Alors, puisque vous me demandez les noms de mes parents, Isaac et Esther, je vais vous livrer cette petite anecdote concernant mon beau-frère puisqu’elle est rigolote. En effet, il s’appelait Moïse Israël. Et lorsqu’il a demandé la main de ma soeur, mes parents se sont dit : « S’appeler Moïse Israël c’est bien beau, mais est-ce qu’il est Juif ? » Alors mon cousin, qui était son ami, leur a dit : « Écoutez, c’est très simple, je vais aller au hammam avec lui et comme on y est tout nu, je vais vérifier ! » Et puis, il a épousé ma soeur.
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Nous sommes donc en novembre 1942, les Américains débarquent en Algérie, suite à quoi les Allemands occupent toute la zone dite libre et commencent les déportations. En janvier 1943, à Marseille, a lieu, notamment, la rafle du Vieux-Port48. À cette époque-là, je suis toujours pensionnaire au lycée. Et, de peur d’être pris, alors que je n’étais pas puni, et, à la surprise de tous mes amis et camarades, je ne quitte jamais le lycée, ni le jeudi, ni le dimanche. Et puis, au bout d’un certain temps, le 8 avril 1943, c’était un jeudi, je fais le mur et je téléphone à ma soeur en lui disant : « Ça a l’air d’être calme, peut-être que je pourrais sortir ? » Elle me dit : « Oui, oui. C’est très calme, tu peux venir. » J’y suis donc allé, mais il fallait que je sois de retour à dix-sept heures. Or, au moment de rentrer ma soeur me dit : « Tu sais, nous avons eu des tickets d’alimentation. Ce soir, nous allons faire un dîner agréable. Reste souper avec nous, je te ferai un mot d’excuse pour demain matin. » Le soir nous dînons donc tranquillement dans l’appartement du 94 boulevard de la Corderie et, au milieu du repas, tout d’un coup, on frappe à la porte. Nous allons ouvrir.
Ce sont des inspecteurs français qui sont venus dans l’appartement et que nous n’avons su qu’après, que les Allemands attendaient dans la cour, mais les Allemands ne sont jamais entrés dans l’appartement.
« Vérification d’identité. Prenez juste de petites affaires au cas où cela dure un peu plus longtemps. Si vous y restez la nuit, mais cela ne se produira certainement pas, il vaut mieux prévoir. »
Ma carte d’identité mentionne “Sujet français, indigène israélite algérien”.
Nous descendons du quatrième étage, où habitait ma soeur, et, en bas, il y a une voiture qui nous attend et nous emmène à la prison Saint-Pierre à Marseille, où nous restons deux ou trois semaines.
Nous sommes en avril 1943.
Lorsque j’étais pensionnaire au lycée, j’avais un ami basque, qui est encore à Marseille et que j’ai revu après la guerre, et qui m’avait proposé de me faire passer la frontière par le biais de ses amis qui étaient résistants. J’en ai parlé à mon beau-frère et ma sœur. Nous avons hésité, et puis, finalement, nous ne l’avons pas fait, comme quoi nous ne faisons pas toujours ce qui est bien. Par contre, nous, nous avons été arrêtés individuellement. Ce n’était pas une rafle, même si plusieurs personnes ont été arrêtées en même temps que nous et si nous nous sommes retrouvés la même nuit dans une salle de prison obscure, parce que nous avons été dénoncés comme Juifs par quelqu’un qui voulait avoir l’appartement.
À ce moment-là, on nous demande de venir pour l’appel, qui avait lieu de temps en temps. Ceux qui ont été appelés sont amenés à la gare Saint-Charles à Marseille. À la gare Saint-Charles, nous sommes, bien sûr, toujours encadrés par les SS. Puis, nous arrivons à la gare de Lyon à Paris, où nous sommes pris en charge par la police française. De la gare de Lyon, on nous emmène en « panier à salade » jusqu’à la prison de la Santé où nous restons un jour ou deux. De la prison de la Santé, on nous emmène en wagon cellulaire, nous n’étions pas un seul par cellule, mais deux, jusqu’à Drancy où je reste, peut-être, d’avril à fin mai. La direction de Drancy est assurée par les Français jusqu’à fin mai, date à laquelle Drancy est désormais dirigé par les Allemands. À ce moment-là, il y a un recensement général et la préparation à la déportation. Je ne pars pas par le premier convoi, celui de juin, mais par le suivant, celui du 18 juillet 1943. Il s’agit du premier convoi à être parti de la gare de Bobigny.
De là, nous sommes arrivés à Birkenau.
Auschwitz est le camp de concentration, Birkenau51 est le camp d’extermination, et Buna-Monowitz, un camp de travail. Ils avaient donc construit Birkenau pour l’extermination mais, à Auschwitz, il y avait tellement d’arrivées qu’ils n’arrivaient pas « fournir ». Ils ont donc construit quatre ensembles chambres à gaz-fours crématoires, mais les « arrivages » étaient toujours trop importants. Ainsi, ont-ils décidé de construire
Buna-Monowitz afin d’utiliser les gens pour le travail, en attendant qu’il y ait de la place dans les fours crématoires.
De Birkenau, je suis allé ensuite à Varsovie. De Varsovie, je suis allé à Dachau.
Après la destruction du ghetto de Varsovie, ils ont fait venir un premier convoi de Birkenau pour construire un camp de concentration à l’intérieur du ghetto de Varsovie. Puis, en septembre, ils en ont fait venir beaucoup d’autres de Birkenau dans ce camp de concentration, qui se trouvait donc à l’intérieur de Varsovie, pour réaliser le nettoyage du ghetto. Il n’y avait plus personne. Le ghetto de Varsovie s’est soulevé en avril 1943 et cela a duré un mois. Les Allemands ont massacré et déporté tout le monde et, ensuite, en septembre, ils nous ont fait venir pour le nettoyage. De sorte que nous avons nettoyé le ghetto pendant un an, jusqu’à l’arrivée des Russes.
Lorsque les Russes sont arrivés, il devait y avoir environ 5 000 déportés à l’intérieur du camp de concentration. Il y avait une activité intense et, de temps en temps, il y avait des « arrivages » en provenance d’Auschwitz-Birkenau. Et, lors de leur arrivée, les Russes sont restés derrière la Vistule pendant un long moment. De sorte que, pendant ce temps-là, les Allemands ont mis à peu près 500 déportés au travail afin qu’ils détruisent les preuves de l’existence de ce camp de concentration. C’était la hantise des Allemands, il fallait que les Russes ne trouvent pas de preuves. Quant au reste des déportés, c’est-à-dire environ 4 500 personnes, nous sommes partis à pied.
D’un point de vue chronologique, on peut dire que c’est la première marche de la mort. C’est-à-dire que l’on marche, on marche et celui qui refuse de marcher reçoit une balle dans la tête et son corps se retrouve dans le fossé. Nous sommes arrivés comme cela jusqu’à Kutno, soit une marche de cent cinquante kilomètres. Et de Kutno, nous sommes allés à Dachau.
De Dachau je suis allé à Kaufering, puis à Landsberg (Allemagne). À la suite de Landsberg, j’ai vécu la deuxième marche de la mort, puis il y a eu la libération par les Américains.
Le 3 mai 1945 au matin, nous nous sommes réveillés dans un champ et nos gardiens avaient disparu.
Petit Cahier n°14, « Les Juifs à Marseille 1939-1944 », avec la transcription de la conférence de Renée Dray-Bensousan et des témoignages, Les Juifs Varian Fry, « l’homme des visas » à Marseille, 1939-1942 : du refuge au piège, des articles sur Un Juste à Marseille : Varian Fry, août 1940-septembre 1941, la Journée d’étude organisée par Ciné-Histoire, le 25 octobre 2007, de nombreux documents avec des compléments sur la rafle de Marseille en 1943 et la destruction du vieux port. |