Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Prix Marcel Paul à Simon Perego en 2008

par Maryvonne Braunschweig
jeudi 7 janvier 2021

Prix Marcel Paul décerné à l’unanimité à Simon Perego en 2008 pour son mémoire de Mastère II.

Intervention du rapporteur du mémoire et porte-parole du jury le 22/08/2008

C’est à l’unanimité, que le jury a décidé de décerner le prix 2008 à Simon Perego pour Histoire, justice, mémoire : le CDJC et le Mémorial du martyr juif inconnu, 1956-1969, mémoire de Mastère II « Histoire et théorie du politique », spécialité Histoire, (présenté à l’Institut d’Études Politiques de Paris, sous la direction de Mme Claire Andrieu).

Dans le mémoire lauréat de cette année, l’auteur veut suivre l’évolution de la mémoire collective à travers un exemple concret, celui du couple formé par le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) et le Mémorial du martyr juif inconnu qui a joué et continue à jouer un rôle important dans la constitution de la mémoire de la Shoah. Simon Perego choisit d’étudier le fonctionnement et les interactions du CDJC et du Mémorial du martyr juif inconnu, de l’inauguration des lieux en 1956, au 17 rue Geoffroy-l’Asnier, à 1969, date du décès d’Isaac Schneersohn, fondateur du CDJC dans la clandestinité, à Grenoble, en 1943, et initiateur en 1951 du projet de Mémorial ou « Tombeau », qu’il mène à bien, malgré les obstacles. Et ce Mémorial abrite, dès son inauguration, le CDJC ; il devient un lieu de mémoire qui abrite un lieu d’histoire qui fera œuvre de justice.

Ce mémoire, travail de grande qualité, au texte captivant, fourmille d’informations passionnantes. Nous découvrons quelles difficultés ont dû surmonter, durant la période considérée, ces deux associations loi 1901, distinctes mais liées, fondées par Isaac Schneersohn, une personnalité au parcours hors du commun. Ce juif russe, émigré à Paris après 1917, destiné au rabbinat, s’en éloigne et devient finalement industriel, sioniste de droite, il semble -selon Simon Perego- avoir fait preuve dès 1943 d’un certain ostracisme vis-à-vis des organisations regroupant des juifs communistes ou catalogués comme tels. Ses deux créations, le Centre et le Mémorial, fonctionnent de manière familiale durant la période étudiée, avec une dizaine de personnes yiddishophones et originaires d’Europe de l’Est. Ce sont des intellectuels polyglottes, dévoués et, au départ, non spécialistes d’histoire. La principale difficulté durant les années 50-60 est financière. L’essentiel des subsides ‒ jamais garantis ‒ provient des réparations allemandes affectées à un organisme juif international appelé la Claims Conference (ou Conférence des réparations) qui les redistribue. Le CDJC et le Mémorial du martyr juif inconnu sont, au début, assez isolés, mais trouvent des soutiens individuels auprès de personnalités politiques et savent tisser des liens avec le Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, les associations d’anciens déportés et des personnalités déportées.

Le CDJC a d’abord limité ses recherches à l’histoire de la persécution des juifs en France avant de l’étudier pour toute l’Europe. Ce travail est assuré par des historiens propres au CDJC tous autodidactes : Isaac Schneersohn, Joseph Billig (docteur en philosophie formé à Berlin), Michel Mazor (avocat), Léon Poliakov (juriste et journaliste), Lucien Steinberg (étudiant à Sciences Po), Georges Wellers (biochimiste), mais tous respectent la méthode historique. Le CDJC entend faire œuvre d’histoire : c’est ainsi que le livre Le Commissariat Général aux Questions Juives, écrit de 1955 à 1960 par Joseph Billig, est le premier ouvrage à mettre à jour les responsabilités du gouvernement de Vichy dans la persécution et la déportation des juifs de France. Sa revue Le Monde juif, d’abord compromis entre lien communautaire et revue scientifique ; évolue peu à peu vers plus d’histoire – jusqu’à devenir clairement en 2005 la Revue d’histoire de la Shoah. Si la qualité du travail des historiens du CDJC a reçu une reconnaissance dans les milieux spécialisés, l’auteur note les silences de l’Université française qui se désintéresse du sujet ‒ je signale cependant que cette frilosité à l’époque concerne toute l’histoire de cette période encore « chaude » et pas seulement le génocide des juifs. Pourtant le CDJC fournit un gros travail de collecte et de valorisation de ses archives, à des fins de vulgarisation, en particulier par la réalisation d’expositions. Et le CDJC aborde là une autre fonction, celle de la mémoire.

Un autre objectif que se donne le CDJC est d’« assister la justice ». En effet la documentation réunie à partir de 1943 l’était d’abord à des fins utilitaires, à savoir aider les juifs spoliés à recouvrer leurs droits, contrairement au mythe ‒ qui perdure ‒ d’un Schneersohn visionnaire ayant œuvré dès l’origine pour l’histoire. Le CDJC a joué un rôle très important dans les politiques de restitution/réparation, en France, comme en RFA pour l’application des lois de réparations allemandes de 1953 à 1965.

Par ailleurs, le recours aux archives du CDJC pour tous les procès contre les criminels nazis, a été constant, en premier lieu au procès de Nuremberg pendant lequel elles sont mises à la disposition d’Edgar Faure, Léon Poliakov étant l’expert de la délégation française. Cette activité permet, à son tour, de récupérer une partie des archives du procès de Nuremberg (dont les archives de Rosenberg) et des 12 procès qui suivent.
Le CDJC a aidé ensuite différentes justices, en France pour les procès d’épuration, en RFA de 1958 à 1985 avec l’Office central des administrations judiciaires à Ludwigsburg, pour le procès d’Auschwitz à Francfort en 1963. Enfin le procès Eichmann en 1961, tournant majeur pour la mémoire de la Shoah, lui vaut une reconnaissance internationale. Le CDJC y verse plus de 100 pièces à conviction et envoie Georges Wellers qui y est le seul témoin français.

L’auteur se penche enfin sur l’histoire du Mémorial du martyr juif inconnu. Dès le départ, ce projet, voulu par Schneersohn qui craint l’oubli des victimes, se veut complémentaire du CDJC, et en même temps inséparable. Associer histoire et mémoire dans un même lieu apparaît banal aujourd’hui mais était visionnaire en 1951. Pour autant, certains obstacles surgissent. En France, certains juifs sont tout d’abord réticents ou indifférents, d’aucuns hésitent au nom des principes républicains à séparer la mémoire du sort des déportés juifs du sort des autres victimes.

Par ailleurs l’État d’Israël décide, trois mois après la pose de la première pierre, de la création de Yad Vashem qui se pose en rival, entendant imposer son tempo. Finalement voit le jour le « Mémorial du martyr juif inconnu », fruit d’un syncrétisme qui marque tout à la fois l’attachement à la République française et l’affirmation d’une identité juive spécifique ‒ ce nom a changé en 2005 pour devenir aujourd’hui « Mémorial de la Shoah ». Sur le mur du monument, des textes sont gravés en français, hébreu et yiddish. Le texte français, dû à l’ancien ministre Justin Godart, a été tronqué de six vers qui faisaient allusion aux bourreaux mais on est à l’heure du rapprochement franco-allemand lors de l’inauguration, cérémonie à laquelle sont présentes les organisations d’anciens déportés.

Puis Simon Perego montre l’évolution de la mémoire durant la période étudiée, à travers la question de la commémoration dont il dit qu’elle est « le miroir des divisions et des émotions de la communauté juive ». Le Mémorial devient en 1954 un des points forts du programme officiel de la journée nationale instituée par la loi la même année. Les déportés juifs sont donc associés au martyre de tous les déportés (et je le précise au passage, le Mémorial, lui, ne s’est jamais soustrait depuis aux cérémonies nationales de la journée de la déportation). D’autres cérémonies ont lieu au Mémorial : le dernier dimanche avant la fête juive de Roch Hachana, journée choisie par la Communauté juive française dès la fin de la guerre, la Commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv, l’anniversaire de l’insurrection de Varsovie, d’autres plus particulières... En effet, très tôt, au Mémorial comme au CDJC, la mémoire du sort spécifique des juifs et du génocide émerge, dissociant celle-ci de la mémoire nationale. Les commémorations dévoilent également des tensions au sein des organisations juives elles-mêmes : les sionistes de droite et de gauche sont en désaccord sur les dates de commémorations ; les déportés juifs communistes ou socialisants se sentent ignorés depuis 1943 ; certains juifs contestent aussi l’utilisation du yiddish au cours de certaines cérémonies. Les commémorations sont aussi révélatrices d’une « concurrence » : Yad Vashem souhaite imposer la date du 27 nissan (en mars-avril) . Schneersohn est amené à composer, tout en gardant son indépendance, mais aujourd’hui, cette date semble adoptée si bien que Simon Perego, sortant des limites chronologiques fixées, se demande si, après l’époque de l’acculturation à la geste républicaine, on n’est pas en train de passer à une acculturation à la geste israélienne. Enfin un autre rôle a été dévolu au Mémorial à partir de la guerre des Six-Jours : en liaison avec l’actualité, le Mémorial devient un lieu de rassemblements silencieux lors des résurgences de manifestations antisémites en France ou dans le monde.

Pour conclure, Simon Perego dresse le bilan des deux associations à la mort de Schneersohn en juin 1969, à 90 ans. Simples associations loi 1901, elles ont su en 20 ans s’institutionnaliser, se pérenniser. Elles ne risquent plus de disparaître bien qu’ayant alors toujours des difficultés financières. Au plan historiographique de la persécution et du génocide, elles ont jeté des jalons essentiels (œuvre surtout de Joseph Billig). Peu à peu commence la réflexion sur la distinction entre histoire et mémoire. Mais le CDJC comme le Mémorial ont le même objet, le génocide des juifs, le même édifice où elles cohabitent, le même projet de lutte contre l’oubli. Il n’y a pas passage de l’histoire à la mémoire mais simultanéité. Le seul point d’écart entre les deux, pour cette période, concerne la reconnaissance ‒ ou non ‒ du rôle du gouvernement de Vichy dans la persécution et la déportation des juifs de France. Enfin l’auteur constate, quant à l’évolution de la mémoire du génocide, qu’à cette époque ‒ où cependant la mémoire nationale a choisi l’amnésie ‒ il n’est jamais question de concurrence des mémoires si ce n’est au cœur du monde juif. Et pourtant au Mémorial on se remémore le sort spécifique d’une partie de la population française (les juifs) qu’on sépare donc du destin commun de la communauté nationale. Dans le même temps, le monument évoque le sort de l’ensemble des juifs d’Europe et tend donc à « dénationaliser » la commémoration. Commence à se dessiner une « manière de penser la judéité », pour reprendre une formule de l’auteur, hors du traditionnel cadre jacobin. Simon Perego montre donc que, contrairement à ce que l’on a dit jusqu’à présent, l’émergence d’une mémoire juive a commencé au Mémorial bien avant la Guerre des Six-jours de 1967 considérée, par exemple par Henry Rousso, comme le tournant dans la renaissance d’une mémoire juive ; devenant militante et revendicative dans les années 1970-1980.

À travers ce mémoire qui se lit avec bonheur, il est impressionnant de voir comment sont nées et se sont développées de simples associations loi 1901, modestes à l’origine, qui auraient pu sombrer et qui sont aujourd’hui des institutions incontournables, comment la volonté d’un homme, parfois, peut changer le cours des choses. En dehors même de ce lien entre histoire et mémoire on apprend une masse d’informations sur le CDJC, les archives, les procès, les commémorations, les conflits au sein du monde juif : c’est passionnant, je le répète. Et on ne peut que constater le succès du but poursuivi par Isaac Schneersohn : ancrer le génocide des juifs dans la conscience collective et essayer de placer son souvenir sur la scène publique.

À travers ce mémoire brillant, nous avons pu apprécier les très réelles qualités de chercheur de l’auteur. Simon Perego semble avoir envie de poursuivre ses recherches sur l’histoire du Centre et du Mémorial à partir des années 1970, ces deux institutions lui semblant des acteurs privilégiés pour analyser les évolutions du souvenir du génocide en France. Le jury du Prix Marcel Paul, en le félicitant à nouveau, ne peut que l’encourager à poursuivre et même le souhaite fortement. Bravo !

Maryvonne Braunschweig

« Pleurons-les. Les Juifs de Paris et la commémoration de la Shoah (1944 – 1967) » Simon Perego, Préface de Claire Andrieu, éditions Époques/Champ Vallon, septembre 2020

Pleurons-les. Les Juifs de Paris et la commémoration de la Shoah, Simon Perego