Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Pleurons-les. Les Juifs de Paris et la commémoration de la Shoah, Simon Perego

CR par Martine Giboureau
vendredi 25 décembre 2020

« la multiplicité des milieux juifs et la multiplicité des façons de se situer [comme juif …] se traduisent dans la multiplicité des organisations juives. »

« Pleurons-les. Les Juifs de Paris et la commémoration de la Shoah (1944 – 1967) » Simon Perego, Préface de Claire Andrieu, éditions Époques/Champ Vallon, septembre 2020

Compte-rendu de lecture

Ce gros livre (352 pages non comprises celles consacrées au lexique, à l’index, aux sources, à la bibliographie …) est très intéressant tant sur le plan factuel que, pour le lecteur du début du XXIème siècle, par les pistes de réflexion ouvertes sur la commémoration actuelle de la Shoah (que l’auteur n’aborde pas).
« Commémoration » est définie comme « une remémoration collective autour d’un événement … tendant à rassembler une communauté à l’occasion d’un anniversaire » (extrait de la citation de Robert Frank p 15). Il s’agit le plus souvent, mais pas uniquement, de cérémonies, pratiques collectives fortement organisées, encadrées, voire théâtralisées.
Les bornes chronologiques de l’ouvrage – 1944-1967 - sont ainsi justifiées : entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et la Guerre des Six-Jours s’est instaurée une période que l’auteur qualifie d’ « ‘’entre-deux-guerres’’ spécifique aux Juifs de France. » (p 348)
Le choix de Paris comme cadre de l’étude est lié à plusieurs caractéristiques de la capitale :
. C’est dans cette ville que vivait la population juive la plus nombreuse …
. … et que le tissu associatif était le plus dense.
. Y étaient installés les bureaux des grandes organisations juives françaises, américaines, et internationales.

Pour construire son analyse historique Simon Perego a utilisé entre autres les sources suivantes :
. Archives personnelles des acteurs impliqués dans les commémorations,
Presse juive de langue française et yiddish (annonces des cérémonies, comptes-rendus …),
. Reportages télévisés ou radiophoniques,
. Dossiers de surveillance des RG,
. Entretiens particuliers.
L’auteur a choisi un plan thématique, développant dans une première partie « la commémoration comme rituel sociopolitique », dans une deuxième partie « la commémoration comme vecteur de mémoire » et dans la troisième partie « la commémoration comme ressource identitaire ».
Dans ce compte-rendu, je choisis de souligner quelques aspects méritant à mes yeux d’être largement diffusés.

I. Données statistiques

Simon Perego fournit des données précises, actualisées, son livre étant publié en septembre 2020. Voici ces statistiques dans toute la froide rigueur des nombres :
. « La population juive vivant en [France métropolitaine] en 1939 est habituellement évaluée à environ 300 000 âmes, parmi lesquelles 90 000 personnes issues de familles anciennement françaises et 200 000 immigrés et leurs descendants. […] Ne demeuraient à la fin de l’année 1944 que 180 000 à 200 000 Juifs sur le territoire français métropolitain. »
. 95% des 75 721 déportés ont été tués entre mars 1942 et août 1944 ; 3 943 personnes juives avaient survécu aux camps nazis.
. 3 000 internés juifs étaient morts dans les camps français.
. Un millier de personnes avaient été exécutées en raison de leur judéité par les forces d’occupation allemande ou la Milice.
. Un nombre inconnu de juifs ont été tués au cours de combats militaires – soldats ou civils – et dans la Résistance.
. 11 600 enfants juifs vivant en France furent assassinés pendant la Seconde Guerre mondiale et 72 400 survécurent ; parmi ces derniers, environ 62 000 passèrent la guerre avec leurs parents ou furent confiés à des familles ou institutions non-juives ; la dizaine de milliers restante a été sauvée par des organisations juives.

« Au total, on estime qu’entre 90 000 et 100 000 Juifs de France périrent pendant la Seconde Guerre mondiale, soit près du tiers de la population juive d’avant 1939. » (p 34)
56 500 des 80 000 victimes juives de la Shoah en France étaient étrangères ou apatrides ; 8 000 des 24 5000 déportés juifs de nationalité française étaient nés en France de parents étrangers et 8 000 autres étaient nés de parents naturalisés avant la guerre.
Les juifs de France qui étaient 170 000 en 1945 furent 450 000 en 1966, du fait du « baby-boom », de l’arrivée de migrants venus d’abord d’Europe centrale et orientale, puis d’Égypte et surtout enfin du Maghreb (240 000 personnes).
Paris abritait 7% des juifs de France en 1808, 64% en 1897, 77,8% en 1930 du fait des migrations successives internes (venant du Sud-Ouest, Comtat-Venaissin, Alsace-Lorraine), puis externes. Paris avait perdu 70 000 de ses habitants juifs au cours de la guerre mais retrouva rapidement sa prééminence démographique. A la fin des années 1960 300 000 juifs vivaient dans la capitale et sa banlieue. (p 35)

II. La diversité des juifs parisiens

Avant 1939, les juifs de Paris formaient déjà un groupe très divisé socialement, culturellement, politiquement. Dans les années 1950, ils forment encore un groupe composite. Toutefois les années noires avaient permis un rapprochement : en 1943, fut crée le Comité général de défense des Juifs (CGD) et en 1944 fut fondé le Conseil représentatif des Juifs de France (CRIF).

Simon Perego rappelle les « trois grandes approches de la judéité » (p 39) :
. La définition religieuse : être né de mère juive
. La définition par l’assignation extérieure : c’est la désignation par autrui
. La définition par l’auto-désignation
Simon Perego liste ensuite les différents microcosmes juifs parisiens (p 41 et suivantes) :
. Les israélites, anciennement sur le territoire, attachés à la définition confessionnelle et profondément respectueux de la patrie, de ses institutions. Trois branches pouvaient être définies : le judaïsme consistorial, le judaïsme traditionnaliste, le judaïsme libéral.
. Les juifs venus d’Europe orientale, arrivés en nombre dans les années 1880
. Les juifs du pourtour méditerranéen, juifs « orientaux ou du Levant » - les Séfardis (35 000 en France avant 1939 ; 5 000 déportés de France pendant la guerre) et juifs venus d’Afrique du Nord, environ 10 000 personnes au début des années 1950, rejoints par les 5 000 juifs d’Égypte après la crise de Suez et les 120 000 juifs d’Algérie, 65 000 de Tunisie, 55 000 du Maroc à la suite de la décolonisation.
. A côté des disparités internes induites par le niveau socio-économique, la pratique religieuse, le pays d’origine ou la date d’arrivée en France, la politique constituait un facteur de différenciation particulièrement important » : on pouvait distinguer les sionistes, les communistes, les anarcho-syndicalistes, les bundistes …

Ainsi, « la multiplicité des milieux juifs et la multiplicité des façons de se situer [comme juif …] se traduisent dans la multiplicité des organisations juives. » (p 39) Les sociétés de secours mutuel étaient en 1966 cent cinquante et représentaient plus de 10 000 familles ! Même parmi les survivants des camps nazis les divergences étaient telles qu’il y eut plusieurs associations, fédérations d’anciens déportés. Dans sa préface, Claire Andrieu précise : « Aucun groupe n’échappe à son investigation [celle de Simon Perego], depuis les quelques deux cents landmanshaftn réunissant les originaires de localités de l’Est européen, jusqu’au Mémorial du martyr juif inconnu (aujourd’hui Mémorial de la Shoah), en passant par l’UJRE (Union des Juifs pour la Résistance et l’entraide), communiste, la FSJF (Fédération des sociétés juives de France) d’orientation sioniste, le Bund (socialiste, laïque et antisioniste), les diverses associations d’anciens combattants, le Consistoire, le CRIF et bien d’autres groupements. » (p 12).
Tous les juifs par ailleurs n’adhèrent pas à une organisation et on a estimé que seuls 30 à 40% des juifs vivant à Paris se retrouvaient dans des groupements juifs qui toutefois offraient à tous d’importants points de repère et pôles d’identification.

III. Données chronologiques

Simon Perego insiste sur le fait que les juifs qui avaient survécu aux années terribles de la guerre reprirent très majoritairement le cours de leur existence. Mais l’hommage aux disparus est essentiel, à titre personnel ou collectif. Ces hommages au cours des 22 ans étudiés ont subi les effets du contexte politique.
La période 1944-1967 pour les juifs parisiens est scandée par des événements multiples, certains concernant l’ensemble de la France voire du monde, certains internes aux communautés juives. Ces événements provoquèrent de violentes tensions, des scissions au sein de plusieurs organisations juives (y compris pour des associations d’anciens déportés ou d’anciens combattants juifs), l’organisation de cérémonies parallèles par des groupes antagonistes, et même parfois des confrontations physiques :
. La rupture de 1947 puis le procès de Prague fin 1952 (11 des 14 accusés étaient juifs et l’acte d’accusation visait les ‘’traîtres trotskystes-titistes-sionistes’’) et le prétendu complot des blouses blanches en URSS début 1953 (9 médecins dont 6 juifs).
. La création d’Israël
. La crise de Suez
. Le projet et l’inauguration du Mémorial du martyr juif inconnu
. L’arrivée de nombreux juifs originaires du Maghreb
. La capture et le procès d’Adolf Eichmann
. La Guerre des Six-Jours

Ainsi, par exemple, « en 1950, on vit donc pour la première fois sionistes, communistes et bundistes proposer leur propre commémoration de la révolte du ghetto de Varsovie » et ce, dorénavant presque chaque année, sauf pour le vingtième anniversaire où une cérémonie commune put avoir lieu. (p 100)
Les diverses communautés se divisaient aussi sur leurs analyses du génocide, les uns globalisant toutes les victimes du nazisme, les autres soulignant la spécificité du génocide des juifs. Un des arguments soulignait que « dresser pour les Juifs un socle particulier, c’est tomber dans le piège tendu par Hitler, qui à travers toutes les nations a voulu faire du Juif un être à part dans son pays et c’est ainsi le suivre dans la voie d’une discrimination. » (Robert Falco en 1952). Par ailleurs « les rabbins avaient souvent tendance à comparer le génocide des Juifs d’Europe avec les drames ayant ponctué l’histoire juive [ : esclavage en Égypte, destruction du Premier Temple puis du Second Temple, Croisades, expulsion d’Espagne, pogroms en Russie …]. Ils inscrivaient le génocide dans le continuum du martyrologue juif. » (p 251) Mais d’autres juifs parisiens n’avaient bien sûr pas cette lecture religieuse. « La polyphonie interprétative était ainsi de mise dans les commémorations qui toléraient parfois la juxtaposition d’appréhensions différentes du génocide des Juifs : d’un côté l’affirmation de sa spécificité radicale et de l’autre des lectures de la criminalité nazie qui ne permettaient pas toujours de bien distinguer le sort des Juifs du reste des victimes du III° Reich. » (p 180)
L’auteur rappelle aussi les phases de l’historiographie concernant les mémoires françaises de la Seconde Guerre mondiale et du génocide des juifs, citant de nombreux ouvrages précédant le sien, qu’il nuance fortement, insistant en particulier sur le fait que les juifs parisiens dès 1945 ont célébré leurs morts et montré la spécificité du meurtre de masse des juifs n’ayant donc pas participé à ce qu’on a pu appeler « le mythe du grand silence ».
Simon Perego consacre son dernier chapitre à « l’irruption du référent israélien », après la création de l’État d’Israël le 14 mai 1948. Les juifs parisiens comme ceux de France étaient dans leur très grande majorité pro-israéliens. Israël apparaissait comme « l’État-réparation », juste compensation des souffrances endurées pendant la guerre, « l’État-refuge » (la Palestine ayant accueilli des juifs avant 1948), « l’État-bouclier », bras armé défenseur des juifs, « prodrome d’un destin maîtrisé et non plus subi », « l’É menacé » imposant une détermination à le défendre d’où diverses formes de solidarité (comme des collectes d’argent et de matériel, l’engagement personnel auprès des soldats quand Israël était engagée dans des combats etc.). Les rassemblements commémoratifs, auxquels étaient parfois invités des personnalités israéliennes – l’ambassadeur en tout premier lieu - permettaient d’exprimer le soutien à Israël. Le drapeau – existant avant la création de l’état – pouvait être arboré et l’hymne national entonné. L’hommage rendu à l’État juif pouvait d’ailleurs être aussi le fait d’invités non-juifs. Toutefois, les communistes et les bundistes étaient plus mesurés, en raison de multiples facteurs : leurs analyses antérieures du sionisme, les positions successives de l’URSS face à Israël, les choix politiques des gouvernements israéliens (acceptation des ‘’réparations’’ accordées par la RFA par exemple), l’attitude de certains Israéliens face aux juifs de langue et culture yiddish … Simon Perego rappelle en effet « la difficile intégration des rescapés et le regard accusateur porté parfois sur eux pour n’avoir pas davantage résisté à leurs bourreaux et pour avoir survécu quand tant d’autres avaient péri. » (p 325)

IV. Réflexions sur l’implicite des commémorations

A. Les fonctions d’une commémoration
Les cérémonies peuvent renforcer la cohésion du groupe mais l’auteur montre bien qu’il ne s’agit pas de l’ensemble des juifs parisiens mais de « sous-groupes » formant des communautés particulières.
Un hommage n’implique pas forcément une réunion commémorative. Il a été ainsi suggéré lors de journées rituelles de fermer les entreprises à une certaine heure en signe de deuil envers les martyrs.

- Les orateurs pendant les cérémonies revenaient souvent sur la situation sous la France occupée et le rôle des Français dans les souffrances endurées mais aussi dans les sauvetages opérés. « La dénonciation du régime de Vichy était corrélée à un hommage appuyé rendu aux Français ayant porté assistance aux Juifs et dont les orateurs faisaient l’incarnation de la ‘’vraie France’’. » (p 299) Trois questions revenaient régulièrement (p 293) : le régime de Vichy et ses responsabilités ; l’aide reçue par les persécutés ; le patriotisme dont les juifs avaient fait preuve, aussi bien en tant que mobilisés qu’en tant que volontaires, alors que nombre de ces soldats avaient été déportés après leur démobilisation. « Les commémorations portaient également au pinacle les résistants juifs ayant participé à la lutte clandestine. « (p 307) Les cérémonies mettaient à l’honneur les diverses formes de résistances que des juifs avaient pratiquées : participation militaire aux forces alliées, intégration à des réseaux de résistance pour pratiquer une lutte armée ou une aide « civile » (faux-papiers, aide aux enfants, filières vers la Suisse ou l’Espagne …), résistance culturelle et/ou spirituelle.
Cette lecture patriotique de l’histoire des juifs pendant la Seconde Guerre n’était pas celle de tous : « ça ne s’appelle pas mourir pour la France d’être brûlé dans son berceau ou dans sa petite voiture d’enfant » (citation p 310).

- À l’intérieur de chaque communauté les hiérarchies étaient respectées et mises en évidence par l’organisation de la cérémonie, les places en tribune. Ainsi les femmes sont-elles à cette époque (1945-1967) et dans ces milieux largement reléguées à l’arrière-plan.

- Les rassemblements commémoratifs ne réunissaient chaque année qu’une petite partie des juifs vivant dans la capitale. Différentes explications à ce refus de l’injonction commémorative peuvent être avancées : le choix de s’assimiler totalement et donc de refuser de s’exposer en tant que juif, l’impossibilité de supporter l’émotion liée à ces rassemblements, le refus de s’enfermer dans le passé, préférant s’accrocher au présent, s’armer pour le futur, le refus du côté institutionnel d’un rituel imposant une « émotion miraculeusement présente à la minute voulue ». (p 51)
Bien évidemment une question ne peut pas être occultée et la réponse est impossible à apporter : de quel poids les commémorations pesèrent-elles face aux silences qui régnaient au sein de nombreux foyers juifs ?

B. Les choix nécessaires pour organiser une commémoration :

. De quel événement ou de quelle(s) personne(s) veut-on se souvenir ?
. Quel moment est choisi ?
. Quel lieu sert de cadre ?
. Quelles formes d’hommages ?
. Quel financement ?
. Quels public/destinataires ?

1) « C’est avec une grande assiduité que les organisations juives de Paris commémoraient les dates symboliques qui marquent les grandes étapes du martyrologue du judaïsme français. » (p 64) « La tenue fréquente de ces rassemblements, qu’expliquaient tant une tradition juive travaillée par l’injonction plurimillénaire au souvenir que la nécessité impérieuse de faire face au passé le plus récent, vint densifier le calendrier. » (p 95) Trois rassemblements annuels organisés par différentes institutions honoraient la mémoire de l’ensemble des victimes juives : cérémonie à la grande synagogue consistoriale à partir de 1946, le dimanche précédant le nouvel an juif, cérémonie au cimetière de Bagneux le dimanche entre Roch ha-chanah et Yom Kippour, cérémonie à partir de 1957 au Mémorial du martyr juif inconnu, le même dimanche précédant le nouvel an juif. D’autres cérémonies célébraient l’exécution des membres du groupe Manouchian, la libération de Paris, les soldats juifs tombés au combat, l’évacuation et la ‘’libération’’ d’Auschwitz-Birkenau, le soulèvement du ghetto de Varsovie, l’internement à Pithiviers et Beaune-le-Rolande (rafle du billet vert), la rafle du Vél’ d’hiv’, la création du camp de Drancy, les juifs exécutés au Mont Valérien mais aussi des moments communs à tous les habitants de France, tel que la libération de Paris, le 8 mai … Chaque groupe organisait ses commémorations, choisissait ses lieux, privilégiait telle ou telle forme de cérémonies.

2) Pour permettre la venue de nombreuses personnes, les dates exactes d’anniversaire étaient délaissées au profit des jours de congé hebdomadaire. Pour les cérémonies à la synagogue, les vendredis soirs étaient privilégiés. Les vacances estivales étaient évitées. Des dates du calendrier juif directement associées au deuil et à la souffrance furent aussi parfois choisies.
La règle demeura toutefois la non-coordination des moments sélectionnés pour les cérémonies, en raison de l’incapacité chronique des organisations juives à s’entendre pour éviter la tenue simultanée de différentes réunions commémoratives. L’auteur n’aborde la présence des non-juifs qu’en fin d’ouvrage. C’étaient en premier lieu des représentants officiels des pouvoirs publics, ceux des partis politiques ou syndicats « amis », ceux des anciens combattants, des catholiques et protestants. « La participation des non-Juifs aux cérémonies […] permettait aux Juifs d’obtenir la reconnaissance des souffrances subies » (p 279) Elle permettait aussi d’obtenir la réintégration symbolique des juifs dans l’espace national, dans la vie politique, sociale, économique, culturelle après quatre années d’exclusion. Les officiels dans leurs discours dénonçaient l’antisémitisme des assassins, mais le chemin fut long pour arriver à la reconnaissance des responsabilités des autorités française dans le génocide. Si le public anonyme non-juif était peu nombreux, dès le début des années 1950, les actualités télévisées évoquèrent chaque année la commémoration de la rafle du Vél’ d’hiv’ et de temps à autres les autres grandes cérémonies ce qui permettait à un public de plus en plus large au fil de la multiplication des postes de télévision de parfaire ses connaissances sur la Shoah.

3) Les lieux choisis devaient permettre une monstration dans l’espace public et/ou un cadre permettant le recueillement. Drancy, le temple de la rue de la Victoire, le Mont Valérien, le Vél’ d’hiv’ (même après sa destruction), le gymnase Japy, Pithiviers et Beaune-la Rolande, l’Arc de triomphe furent les sites de nombreuses manifestations commémoratives. Des cimetières (entre autres celui de Bagneux et le Père Lachaise) permettaient l’entre-soi commémoratif. Il y eut aussi des rassemblements à l’intérieur des locaux associatifs. Enfin des salles furent louées pour certaines cérémonies.
Au cours de ces moments d’hommages, de multiples plaques furent posées, des monuments furent inaugurés, des discours et spectacles furent proposés. Des livres dédiés aux victimes furent publiés.
Les frais engagés concernaient les locations (cars pour se rendre sur un lieu, salles), les cachets des artistes professionnels s’il y avait un spectacle (chansons, morceaux de musique, textes en prose ou en vers, extraits d’œuvres théâtrales, souvent en yiddish). Les financements venaient des participants (achats de billets ou dons) et parfois des bénéfices pouvaient être reversés à des œuvres sociales.

C. Les organisateurs et acteurs

1) Une commémoration réussie est toujours le fruit de l’action des bénévoles s’occupant de la logistique, des interventions des animateurs/officiants reconnus pour leur légitimité et leurs compétences, de la présence d’invités ‘’notables’’ (dont éventuellement les rescapés de la Shoah et des hommes de religion) et d’un public ‘’anonyme’’. L’importance de celui-ci est très difficile à cerner : la taille des lieux d’accueil, les évaluations des autorités policières ou des comptes-rendus des journaux ne donnent que des approximations. Il semblerait que l’assistance ait eu à souffrir dans les années 1960 d’une baisse des effectifs du fait du vieillissement de la population directement concernée et du manque de motivation de leurs enfants. On ne peut que souligner la place très marginale revenant aux femmes dans l’organisation et le déroulement des cérémonies. « S’opérait ainsi au sein du rituel une division des tâches marquée par des stéréotypes de genre : aux hommes était confié le registre de l’analyse rationnelle et politique dans les discours ; aux femmes revenait le registre émotionnel et esthétique qui s’exprimait dans la partie artistique. » (p 90) Les femmes pouvaient parfois allumer six bougies en souvenir des six millions de morts mais elles étaient plutôt chargées de vendre des insignes commémoratifs. Dans le cadre des cérémonies, les enfants pouvaient participer au déroulement effectif du rituel et assumer des fonctions symboliques et pratiques. Ils étaient souvent amenés à réciter des textes, chanter, jouer de petites scènes. Par ailleurs les parents étaient encouragés à amener leurs enfants qui alors étaient réduits au rôle de spectateurs parmi le public.

Promouvoir les commémorations passait par des moyens traditionnels : le bouche-à-oreille, les tracts et les affiches, la presse juive, les cartons d’invitation … Les personnalités juives et non-juives « patronnant » les commémorations ainsi que le niveau d’excellence de la partie artistique pouvaient jouer un rôle mobilisateur.

2) Après le génocide, dans un contexte marqué par le déclin de la pratique religieuse et la hausse des mariages mixtes et des changements de noms, les rabbins et les dirigeants d’organisations religieuses incitèrent les Juifs de Paris à commémorer religieusement la ‘’disparition brutale’’ dans l’espoir d’enrayer la ‘’disparition douce’’. » (p 244) Le plus souvent toutefois « les commémorateurs exprimaient le désir d’inscrire une alternance entre un temps profane du quotidien et un temps sacré de la commémoration. (p 145) A l’exception des cérémonies bundistes et des premiers rassemblements communistes, toutes les commémorations juives intégraient des éléments religieux à leur rituel qui comprenait a minima la récitation de prières. (p 150) » On a pu parler des juifs d’un seul jour à propos de ceux allant à la synagogue pour l’office au cours duquel sont récitées des prières pour le repos des âmes des défunts (Hazkarat nechamot) D’autres traditions juives étaient aussi respectées lors de certaines cérémonies comme l’usage de bougies dont la lumière symbolise la foi juive et l’immortalité de l’âme.
L’hommage aux morts pouvait toutefois aussi s’exprimer par des gestes laïques : vêtements sombres et tête découverte, minute de silence, défilé et inclinaison devant un monument, une plaque, utilisation de fleurs … Les rituels patriotiques pratiqués dès la fin de la Première Guerre furent souvent repris : La Marseillaise, la sonnerie Aux morts, le drapeau tricolore recouvrant les monuments ou plaques inaugurés, ancraient les juifs dans le patrimoine symbolique et cérémoniel du pays.

3) Selon qui organisait les cérémonies celles-ci se déroulaient en français ou en grande partie en yiddish, surtout dans les années suivant la guerre, qu’il s’agisse des discours ou des parties artistiques. Le yiddish étant la langue de la plupart des millions de juifs exterminés, son usage permettait donc de rester liés avec les victimes assassinées, la langue devenant ainsi un vecteur en soi de l’hommage rendu aux disparus. La lecture de textes écrits dans les ghettos permettaient de tenter d’être au plus près de ce qu’avaient vécu, subi les victimes. « Le recours à ce patrimoine littéraire permettait d’ancrer la commémoration dans la culture et la langue yiddish […] elles aussi victimes du génocide. » Mais cette langue a connu des vicissitudes. On https://www.cercleshoah.org/ecrire/?exec=article_edit&id_article=859#a estimé qu’environ la moitié de la population yiddishophone de Paris avait disparu au cours de la guerre. Toutefois l’arrivée de plusieurs dizaines de milliers de personnes en provenance d’Europe orientale après guerre apporta de nombreux locuteurs : on a pu évaluer à 80 000 les juifs de langue et culture yiddish dans la capitale après la Seconde Guerre mondiale. (p 44) Une enquête faite au cours des années 1970 montra que moins de 10% des yiddishophones vivant à Paris et sa banlieue avaient en dessous de 25 ans tandis que 70% d’entre eux étaient âgés de plus de 45 ans. Les officiants des cérémonies eurent donc de plus en plus recours au français.

D. Effets indirects des cérémonies, commémorations

1) Les commémorations permettent des retrouvailles parmi le public, donnent l’occasion de discussions, partages de souvenirs : c’est un moment de convivialité, de resserrement de la communauté. C’est souvent l’occasion de parler d’ « avant ». Les cérémonies participent au « travail de deuil », autorisant et canalisant l’expression de la souffrance. Le programme artistique de nombreuses cérémonies avait aussi une vocation thérapeutique. Le besoin de dire, de raconter, de mettre du sens sur les faits était largement partagé.

2) Le fait que ces commémorations insistent sur les victimes pouvait être difficile à vivre : des survivants purent ressentir personnellement comme stigmatisante l’étiquette de victime imposée en permanence. Et les survivants ressentaient parfois une sorte de suspicion à leur encontre : qu’avaient-ils avoir pu faire pour être revenus alors que tant d’autres étaient morts dans les camps ?

3) L’activité commémorative permettait de régulièrement exprimer les antagonismes, alimenter les polémiques. « La politisation des commémorations, les efforts fournis pour faire leur promotion dans un contexte concurrentiel et les attaques directes formulées contre l’adversaire constituèrent alors autant de manières de nourrir la rivalité entre commémorateurs. » (p 106)
Le CRIF s’efforça de maintenir une unité commémorative, mais subit des échecs répétés même s’il parvint à trois reprises à des commémorations uniques : en 1959 en souvenir de la rafle du Vél’ d’hiv’, en 1963 pour célébrer la révolte du ghetto de Varsovie, en 1964 pour rendre hommage à la Résistance. Toutefois « cette alternance d’attaques et de ripostes s’exprima avec un peu moins de vigueur au cours des années 1960, les journaux associés à l’un ou l’autre des deux blocs commémoratifs choisissant le plus souvent d’ignorer les cérémonies de l’adversaire. » (p 118)
Les commémorations avaient aussi un usage protestataire.
. Les difficultés durant la guerre, (solitude des juifs en France victimes de l’indifférence, de l’antisémitisme et des dénonciations des voisins, abandon par les stratèges anglo-américains privilégiant des objectifs militaires, silence papal, manque de réactivité des juifs états-uniens …) étaient régulièrement dénoncées.
. L’indulgence de la justice française concernant l’épuration légale était soulignée ; les lois d’amnistie de 1947, 1951, 1953, la réapparition au grand jour d’anciens collaborateurs, les premières formes de révisionnisme soulevèrent de grandes colères.
. Des débats très vifs, une intense polémique se développèrent sur la question de la soi-disant « passivité » des juifs qui se seraient laissés mener comme des moutons à l’abattoir. « Les commémorations jouèrent le rôle de caisse de résonnance auprès du public juif. […] La volonté de contrer l’accusation de passivité n’était pas étrangère à l’importance accordée aux commémorations de la révolte du ghetto de Varsovie. » (p 185 et 187) Toutefois là aussi les analyses divergeaient, les uns évoquant l’énergie du désespoir animant les combattants tandis que les autres glorifiaient leur idéal de liberté et de justice ; et pour certains la révolte constituait les prémices d’une lutte nationale qui devait aboutir à la création d’un état. S’opposaient aussi les appréciations concernant l’attitude des Polonais non-juifs. « Tout comme la volonté partagée de commémorer ne signifiait pas la capacité de commémorer ensemble, le souci commun de raconter et d’interpréter cet événement ne débouchait pas sur une vision unanime et consensuelle. » (p 189)
. Au fil des années les analyses concernant les Conseils juifs (Judenräte) évoluèrent quelque peu : la virulente détestation s’exprimant lors de certaines cérémonies suivant immédiatement la guerre s’atténua et une appréhension plus nuancée vit le jour dans la deuxième moitié des années 1950.
. Les prises de parole au moment des commémorations étaient élaborées en fonction de la conjoncture internationale et des analyses politiques du groupe : positionnements contrastés et protestations opposées selon les organisateurs des cérémonies quant à la RFA et la RDA et leurs dénazifications, l’antisémitisme du bloc soviétique, l’affaire Rosenberg, la guerre de Corée ou celle du Vietnam …

V. Autres moyens de faire vivre la mémoire de la Shoah

1) « Des tombes de substitution furent érigées afin de permettre aux survivants de procéder à l’inhumation symbolique des disparus – dans le judaïsme, enterrer les défunts constitue un commandement » très important. Divers moyens furent mis en œuvre pour « donner aux vivants un lieu tangible jouant le rôle d’une tombe ». (p 147)
Les rites religieux traditionnels pouvaient offrir un temps d’hommage aux victimes de la Shoah : offices de deuil mais aussi circoncision, bar mitsvah, mariages … Selon les personnes, l’hommage aux disparus se concentrait sur quelques moments religieux dans l’année, tandis que pour d’autres la manière la plus digne d’honorer les victimes était de persévérer dans la foi en ayant une pratique religieuse régulière, de respecter tous les préceptes du judaïsme. Les dons à des associations pour par exemple l’acquisition d’objets rituels, à des institutions scolaires, pour la création de nouvelles fondations ou de nouvelles structures pour la jeunesse juive furent l’une de ces pratiques fortement encouragées.

2) Les hommages aux sauveteurs de juifs prirent différentes formes autres que les discours durant les cérémonies : demande individuelle de reconnaissance officielle, remise par des organisations juives de diplômes à des personnalités telles que l’évêque de Nice Paul Rémond ou le cardinal Saliège, pose de plaques commémoratives comme celle à la gare de Bobigny en hommage à des cheminots ayant empêché la formation du convoi en août 1944.

3) Le Mémorial du martyr juif inconnu devait permettre d’entretenir la mémoire de la Shoah : « le 24 février 1957 avaient en effet été inhumées dans la crypte du monument des cendres rapportées des camps. » (p 148). À plusieurs reprises, l’auteur relate dans le détail le projet, les polémiques, les entraves, les arbitrages et le résultat final de ce MMJI qui fut inauguré le 30 octobre 1956. Il insiste sur l’ambition centralisatrice d’Isaac Schneersohn, son fondateur. Simon Perego consacre plusieurs pages à la ‘’concurrence’’ entre le projet parisien et celui d’un mémorial en Israël, le futur Yad Vachem ainsi qu’aux ‘’résistances’’ des organisations françaises face aux directives commémoratives d’Israël. « Si les Juifs de Paris se montrèrent donc rétifs ou indifférents à l’égard des manières israéliennes de commémorer, ils accueillirent en revanche avec enthousiasme le projet […] de plantation en Israël d’une grande Forêt des martyrs […] divisée en sections nationales, dont l’une était consacrée à la France. » (p 345) C’est en 1962 que fut inaugurée l’Allée des Justes en Israël. « Entre 1963 et 1967, dix-neuf personnes furent nommées « Justes parmi les Nations » pour leur action en France. Leur nombre était alors faible par rapport aux contingents de pays comme la Pologne et les Pays-Bas, dont respectivement 209 et 124 ressortissants reçurent le titre au cours de la même période. » (p 344).

4) La conservation des noms des victimes paraissait (et paraît peut-être encore plus aujourd’hui) essentielle, indispensable. Ils furent gravés ou imprimés et la lecture des noms est un des moments de forte émotion durant les cérémonies.

5) Tenter de définir les responsabilités fut récurrent. Ainsi un jury d’honneur fut-il crée dès l’automne 1944 pour « se prononcer sur les responsabilités de cinq membres de l’UGIF [instituée sur injonction allemande en novembre 1941 et dont la loi créant cet organisme fut abrogée en août 1944] dans l’arrestation d’enfants par les nazis dans l’un de ses centres à Neuilly le 25 juillet 1944 ». Certains considéraient les acteurs de l’UGIF comme des collaborateurs mais une évaluation plus complète de la politique de l’UGIF eut lieu progressivement et certaines commémorations jouèrent un rôle important dans l’entreprise de réhabilitation de ses membres tandis que lors d’autres cérémonies le ressentiment continua à s’exprimer. « Au fil des années cependant, la question de l’UGIF se fit plus discrète tant dans la presse qu’à l’occasion des rassemblements commémoratifs, même si les organisations immigrées restèrent vigilantes face à toute visée considérée comme apologique. » (p 202).

6) Transmettre aux jeunes générations était bien sûr essentiel : les jardins d’enfants, les écoles et écoles complémentaires, les patronages juifs ne concernaient qu’une minorité d’enfants même si l’arrivée des juifs d’Afrique du Nord provoqua l’accroissement de la demande pour des écoles juives, qui bénéficièrent par ailleurs de la loi Debré en 1959. « La fréquentation des écoles juives commença à augmenter, avec une croissance de 22% entre 1962 et 1965. » (p 209)
De très nombreuses organisations s’impliquèrent dans l’éducation de la jeunesse juive d’autant qu’elles pensaient résister ainsi au prosélytisme catholique et maintenir un contact de ces enfants avec un milieu juif. Il est bien évident que l’accompagnement ne pouvait pas être le même pour les enfants ayant vécu pendant la Seconde Guerre et ceux nés après. L’ « impératif de transmission auprès de la génération n’ayant pas connu la guerre se fit sentir plus fortement à partir de la deuxième moitié des années 1950, alors que des voix commençaient à déplorer un déficit de connaissances parmi les jeunes Français et à pointer les responsabilités du système scolaire en la matière. » (p 214) Des livres et périodiques destinés aux jeunes juifs multiplièrent des articles sur la guerre, les persécutions antisémites et le génocide. Dès le printemps 1966 fut organisé un « pèlerinage de la jeunesse » en Pologne (Varsovie, Cracovie, Auschwitz, Treblinka) pour les moins de 16 ans.
Il s’agissait non seulement de transmettre aux jeunes générations juives l’histoire du génocide mais aussi d’informer les non-juifs. La tâche était immense puisqu’un sondage réalisé auprès de 3000 personnes en 1967 révéla que seulement 38% des sondés savaient que 6 millions de juifs avaient été exterminés pendant la Seconde Guerre mondiale.

Simon Perego justifie a posteriori ses bornes chronologiques, écrivant dans sa conclusion : « Les commémorations de la Shoah se transformèrent dans leurs formes, leurs contenus et leurs buts à partir des années 1970 ». Les pistes d’analyse données par son livre peuvent être suivies pour tenter de comprendre les commémorations actuelles, ‘’leurs formes, leurs contenus, leurs buts’’ et donc pour réfléchir à leur efficacité et éventuellement aux modifications nécessaires afin que la mémoire de la Shoah reste vive tant chez les juifs que chez les non-juifs le plus longtemps possible.

Martine Giboureau, décembre 2020.

« Pleurons-les, bénissons leurs noms ». Les commémorations de la Shoah et de la Seconde Guerre mondiale dans le monde juif parisien entre 1944 et 1967 : Rituels, mémoires et identités, thèse soutenue en 2016, Centre d’histoire de Sciences Po.

Prix Marcel Paul à Simon Perego en 2008