Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah

Le Livre noir, Ilya Ehrenbourg et Vassili Grosmann, CR

Le langage et les silences du "Livre noir", par Jean Luc Landier
dimanche 13 décembre 2020

Extraits du compte-rendu du "Livre Noir" par Jean Luc Landier.

Les origines du Livre noir

La genèse du Livre noir est étroitement liée à la création et aux activités du Comité antifasciste juif. Ce comité fut créé le 24 août 1941, deux mois après la fulgurante attaque nazie contre l’URSS, alors que la survie même de l’Union soviétique paraissait mise en question, en raison de la situation militaire catastrophique. Après les premières défaites, Staline comprit qu’il lui était désormais indispensable de mobiliser les énergies de tous les peuples de l’Union soviétique, en reléguant provisoirement au second plan l’idéologie marxiste-léniniste du régime et en mettant l’accent sur les valeurs patriotiques. Dans ce cadre, la reconnaissance de l’identité spécifique des Juifs soviétiques pouvait permettre de recueillir le soutien des communautés juives à travers le monde. Les plus éminents intellectuels et artistes juifs figuraient parmi les fondateurs du Comité : le directeur du Théâtre juif d’État de Moscou, Solomon Mikhoels, les poètes yiddish David Bergelson et Peretz Markish, l’écrivain Ilya Ehrenbourg, le violoniste David Oïstrakh [1] … Solomon Mikhoels et le poète yiddish Itzik Fefer furent autorisés à se rendre aux États-Unis ainsi que dans d’autres pays alliés au cours de l’été 1943. Ils reçurent un accueil vibrant aux États-Unis, où ils rencontrèrent notamment Albert Einstein. Itzik Fefer a souligné que l’idée de produire un livre noir sur le génocide des Juifs soviétiques avait été avancée par Einstein. L’objectif visé était double : produire un témoignage de l’extermination pour l’histoire, mais aussi recueillir des preuves sur les crimes nazis et le génocide des Juifs. Les documents devaient donc contribuer aux procès que les Alliés s’apprêtaient à intenter aux responsables du régime nazi.
[...]

Au début de 1946, une version partielle du manuscrit fut envoyée dans dix pays, dont les États-Unis, la Roumanie et la Palestine.

La Direction de la propagande du PCUS réclama le manuscrit. Dans un rapport de février 1947 remis à Jdanov, il fut souligné que « l’ouvrage donne une idée fausse du caractère du fascisme », car il laissait accroire que« les Allemands combattaient contre l’URSS dans le seul but d’exterminer les Juifs ». Il lui était reproché de ne pas montrer les atrocités des Allemands contre d’autres nationalités de l’URSS. Le rapport conclut que « la publication du Livre noir n’est pas souhaitable ». Le manuscrit fut toutefois remis à l’impression mais son sort fut scellé en octobre 1947. La Direction de la propagande interdit son édition car « l’ouvrage contient de sérieuses erreurs politiques ».
Deux mois plus tard, le 13 février 1948, Solomon Mikhoels, président du Comité antifasciste juif, était assassiné à Minsk, dans un prétendu « accident de la circulation ». La majorité des membres du Comité antifasciste juif furent arrêtés en novembre 1948, à l’exception notable d’Ehrenbourg et de Grossman. Le Comité fut dissous, la culture juive prohibée, l’identité des Juifs soviétiques vouée à l’éradication. La plupart des membres du Comité antifasciste juif seront assassinés le 12 août 1952, à la prison de la Loubianka à Moscou au terme d’un procès secret, lors de la « nuit des poètes assassinés ». Le Livre noir figurait au centre de l’instruction du procès, et servit à étayer l’accusation de nationalisme juif.

Que nous apprend Le Livre noir  ?

Le Livre noir a pour objectif la recension la plus complète possible des crimes commis à l’encontre des populations juives par les Allemands dans les territoires occupés d’Union soviétique entre 1941 et 1945. Il est composé de deux catégories de documents : des documents bruts (lettres, journaux intimes, dépositions, procès-verbaux) et des essais rédigés par les auteurs à partir de sources directes ou de témoignages recueillis. Ces textes sont classés par chapitres, d’abord sur une base géographique, traitant successivement des crimes commis en Ukraine, Biélorussie, République de Russie, Lituanie et Lettonie puis abordant, sur une base thématique, « Les Soviétiques, peuple uni », « Les camps d’extermination » et « Les bourreaux ».

La succession de témoignages, d’extraits de journaux et de correspondances personnelles, de textes rédigés par les auteurs, rend difficile une analyse fondée sur le seul plan de l’ouvrage. Pour cette raison, nous nous efforcerons, dans la synthèse qui suit, de décrire les différentes étapes du génocide, conduisant de la persécution à l’extermination finale, ainsi que la Résistance opposée par les Juifs à leurs bourreaux dans les ghettos, les forêts, et jusque dans les camps d’extermination. Le projet nazi d’extermination des Juifs d’Europe de l’Est a, en effet, été mené selon le même processus dans toutes les régions conquises sur l’URSS : persécutions, spoliations et assassinats de masse peu après l’arrivée de la Wehrmacht, création de ghettos et enfermement des Juifs, extermination méthodique des Juifs par les Einsatzgruppen et leurs auxiliaires locaux, déportation des survivants vers les camps d’extermination.

Le langage et les silences du Livre noir

  • Une phraséologie soviétique
    Le Livre noir est un document exceptionnel car il est avant tout un ensemble de témoignages de survivants de l’indicible horreur nazie, un ensemble de récits encore brûlants du souvenir de l’abomination car ils ont été obtenus quelques mois ou années après que les crimes eurent été commis. Mais le langage auquel tous ses auteurs eurent recours – y compris les deux responsables du projet, Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman – est celui de la phraséologie soviétique et stalinienne.
  • Le cadre idéologique de référence
    C’est celui de la vision communiste de l’histoire et de la société sous Staline : ainsi l’avant-propos signé par Vassili Grossman mentionne, comme un texte fondateur, la définition de l’antisémitisme produite en 1931 par Staline lui-même. Grossman se garde bien de faire état du pacte germano-soviétique quand il analyse le mécanisme qui a conduit à l’agression nazie contre l’URSS et à l’extermination méthodique des Juifs dans les territoires conquis par la Wehrmacht.
  • La référence au patriotisme soviétique
    C’est une donnée constante, même dans les régions qui n’étaient pas soviétiques en 1939 : ainsi à Lvov, ville polonaise en septembre 1939, un Juif condamné à mort meurt en criant : « Vive l’Union soviétique ! ». Un partisan héroïque, originaire de Lvov, « vit dans un seul espoir, voir Lvov redevenue soviétique » (texte d’Ilya Ehrenbourg). Une enfant de trois ans dit au même Ehrenbourg, dans un village près de Lvov : « C’est notre Staline qui doit venir ». Nombre de récits de survivants sont conclus par l’espoir d’un juste châtiment des bourreaux infligé par l’Armée rouge. Le récit haletant de la vie et de la mort dans le ghetto de Vilnius, écrit par Avrom Sutzkever, est, en revanche, exempt de toute phraséologie soviétique ou stalinienne.
  • Le silence sur certains acteurs, auxiliaires des nazis
    Le Livre noir passe sous silence la participation active de nombreux Ukrainiens, Lituaniens, Lettons à la « solution finale » : parmi les passages censurés dans le texte dactylographié de 1945, ou les paragraphes entre crochets, coupés dans la version de 1947 soumise à bon à tirer, la référence à la collaboration avec les nazis de populations soviétiques occupe une place prépondérante. Dans un ouvrage dont un des chapitres s’intitule : « Les Soviétiques, peuple uni », le rappel de la présence de milliers d’auxiliaires ukrainiens, lituaniens, lettons parmi les assassins et les gardiens de camp nazis ne pouvait être toléré par la censure stalinienne. Sur un plan plus général, il est probable que les rédacteurs du Livre noir ont voulu mettre l’accent sur l’implication prépondérante des Allemands dans la « solution finale ». C’est ce qui permet d’expliquer que la totalité du récit consacré à Czernowitz, occupée par les Roumains, a été censurée dès 1945.
  • L’action des Justes 
    Si le Livre noir passe sous silence la participation de nombreux Soviétiques à l’extermination des Juifs, il met l’accent sur des actions de solidarité et de sauvetage emblématiques, dans le chapitre intitulé : « Les Soviétiques, peuple uni ». Le rappel de ces actions est une juste reconnaissance d’actes de sauvetage héroïques, entrepris au péril de leur vie par des Justes, comme la lumineuse figure d’Elena Buyvidaite Kutorgiene, médecin de Kovno (Kaunas) dont le journal est un beau chapitre de l’ouvrage.
  • Une œuvre et des témoignages essentiels pour l’histoire de la Shoah
    La phraséologie stalinienne, aux accents souvent hagiographiques, de la majorité des rédacteurs du Livre noir, est un objet d’étude en soi, de même que la censure systématique de la complicité de pans importants des populations ukrainiennes et baltes dans la Shoah. Le Livre noir, rédigé souvent par des correspondants de guerre alors que les combats se poursuivaient encore en Europe orientale, est évidemment daté, et représentatif du langage de la société soviétique de son temps. Il est facile aujourd’hui, alors que d’innombrables travaux historiques ont été menés à bien depuis des décennies et que les archives soviétiques ont été ouvertes au début des années 1990, de relever ses faiblesses ou ses approximations. Il est, et restera pour la postérité, un ouvrage essentiel et irremplaçable, car il a permis aux témoins de prendre la parole et souvent de crier leur douleur, alors que le crime des crimes venait d’être perpétré. Il établit un dernier lien avec les centaines de milliers de Juifs assassinés par les Einsatzgruppen au bord des fosses d’Ukraine, de Biélorussie, de Lituanie, morts sans sépulture, dont les nazis ont voulu faire disparaître les dernières traces, en faisant éliminer les cadavres à l’approche de l’Armée rouge. Le Livre noir donne la parole aux témoins et est, à ce titre, un acte d’accusation qui a permis d’étayer les procédures judiciaires entreprises par les Alliés à l’encontre des criminels nazis, dans le cadre du procès de Nuremberg en 1946, du procès des Einsatzgruppen, ou de nombreuses autres procédures mises en œuvre en Europe de l’Est et en URSS après la fin de la guerre. C’est une matière brute, foisonnante, comprenant à la fois des textes de grands écrivains et des récits spontanés d’hommes et de femmes du peuple qui ont survécu à l’indicible, une ressource documentaire essentielle pour les historiens qui ont, au cours des décennies suivant sa rédaction, avec tous les outils critiques dont ils ont pu disposer, décrit la Shoah sous tous ses aspects, à défaut de pouvoir l’expliquer.

Jean Luc Landier

Cf. Compte rendu du Livre Noir par Jean Luc Landier, paru dans Guerre et génocide des Juifs à l’Est de l’Europe Petit Cahier 2e série N°23
Guerre et génocide des Juifs à l’Est de l’Europe

EHRENBOURG Ilya et GROSSMAN Vassili, (sous la dir.), Le Livre noir , trad. du russe par Yves Gauthier, Luba Jurgenson, Michèle Khan, Paul Lequesne et Carole Moroz, sous la dir. de Michel Parfenov, éd. Solin Actes sud, 1999, 1 136 p.

« Vie et destin du “Livre noir” », documentaire de Guillaume Ribot, 2020« L’histoire du Livre noir est une histoire de terreur et d’amnésie »
https://www.lemonde.fr/culture/article/2020/12/13/vie-et-destin-du-livre-noir-sur-france-5-raconte-l-extermination-des-juifs-d-urss_6063250_3246.html

« cosmopolite sans racines »
"les écrivains et les poètes de langue yiddish les plus importants du pays ont été tués par balles dans les caves de la Loubianka le 12 août 1952. Cette date est nommée par ceux qui en garderont la mémoire « la nuit des poètes assassinés »"
Les formes d’hostilités antijuives de l’État soviétique à l’époque stalinienne :
https://revue.alarmer.org/les-formes-dhostilites-antijuives-de-letat-sovietique-a-lepoque-stalinienne/

[1Le 24 août 1941 est annoncé sur les ondes de Radio Moscou la création du Comité antifasciste juif d’Union soviétique. Cette première allocation prononcée en yiddish et débutant par les mots « Brider un shvester, yidn fun der gantser velt » (Frères et sœurs, Juifs du monde entier) s’adresse à l’ensemble des juifs les appelant à la résistance contre les Allemands et leur demandant de soutenir l’Union soviétique dans sa lutte. Photo des membres du comité.