Jeanne FAVRET-SAADA, en collaboration avec Josée CONTRERAS :
Le christianisme et ses Juifs, 1800-2000, Seuil, Paris 2004, 498 p.
Jeanne Favret-Saada est ethnologue, auteur en particulier des Mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage, paru en 1977, étude des croyances et des pratiques de sorcellerie contemporaines dans le bocage mayennais. Elle s’attaque ici, en collaboration avec Josée Contreras, psychanalyste, à une tâche redoutable, l’histoire des rapports du christianisme avec « ses » Juifs, de 1800 à l’an 2000. Pour ce faire, elle convie le lecteur, par un jeu de cercles concentriques, à un voyage ethnographique à Oberammergau, dans les Préalpes bavaroises.
Ce village de la Bavière catholique fut en 1633, pendant la Guerre de Trente ans, ravagé par une épidémie de peste bubonique. Les survivants, pour remercier Dieu de les avoir épargnés, firent vœu de jouer le Mystère de la Passion tous les dix ans : la première représentation eut lieu en 1634, et cette tradition s’est maintenue jusqu’à nos jours, Le succès de ce spectacle est devenu international dès la seconde moitié du XIXe siècle. Or la mise en scène de la Passion, qui s’appuie sur les Évangiles, pose fatalement le problème de la représentation des Juifs dans un spectacle qui dure plusieurs heures, elle témoigne des discours successifs sur les Juifs tenus par la Papauté et les Églises allemandes.
Les premières années du XIXe siècle sont une période troublée, où les progrès de l’Aufklärung*, l’influence de la Révolution française et les allées et venues des troupes napoléoniennes conduisent aux débuts de l’émancipation des Juifs (Judenedikt en Bavière en 1813). La fin du XXe siècle voit la difficile mise en œuvre des principes de Vatican II dans un village bavarois crispé sur le respect de ses traditions, à l’origine de sa célébrité internationale. Entre les deux périodes, l’accès des Juifs à l’égalité civique, la laïcisation, la montée de l’antisémitisme, le paroxysme hitlérien.
Hannah Arendt, voit dans l’antijudaïsme traditionnel, d’origine religieuse, et dans l’antisémitisme, qui apparaît sous ce nom à la fin du XIXe siècle, deux phénomènes totalement indépendants. (premier chapitre intitulé « Sur l’antisémitisme » dans les Origines du totalitarisme publié en1951).
Léon Poliakov, dans sa monumentale Histoire de l’antisémitisme (1971), fait se succéder« l’âge de la foi » et « l’âge de la science ». La race aurait remplacé la religion, comme facteur discriminant à l’égard des Juifs.
L’idée de base du Christianisme et ses Juifs est qu’il n’existe pas de succession chronologique entre les deux phénomènes, mais que l’antijudaïsme traditionnel et l’antisémitisme moderne coexistent à des degrés divers pendant les deux derniers siècles.
La première partie du livre, « Passions et émancipations », relate tout à la fois l’accession du Mystère de la Passion d’Oberammergau à la gloire internationale, au XIXe siècle, et l’évolution des Églises chrétiennes, confrontées au lent processus de l’émancipation politique des Juifs en Europe. Le Pape Pie IX condamne en 1864, dans le Syllabus, quatre-vingts propositions des doctrines contemporaines, comme la liberté de conscience ; il a approuvé l’enlèvement, par les gendarmes pontificaux, d’un enfant juif baptisé à l’insu de ses parents (affaire Mortara) [1]…
En Bavière cependant, la notoriété de la Passion d’Oberammergau franchit les frontières locales vers le milieu du siècle, quand des protestants allemands puis anglais démontrent que ce Mystère constitue une exception unique face aux préventions des réformés contre le théâtre religieux. Le spectacle devient alors mondialement célèbre.
La deuxième partie, « La traversée du nazisme », rapporte les vicissitudes du Mystère de la Passion d’Oberammergau pendant le IIIe Reich puis la période de la « dénazification ». Hitler assiste au spectacle du tricentenaire le 13 août 1934, et paraît tout à fait satisfait. Le curé avait célébré, dans le guide officiel, une mise en scène subtilement accordée à l’ère nouvelle, la rédemption du peuple allemand sous la conduite de son Führer. Les mesures anti-juives prises à partir de 1933 ne semblent pas troubler l’Église dans un premier temps. Cependant, peu avant sa mort, le Pape Pie XI s’apprête à prononcer une Encyclique sur L’unité du genre humain qui condamnent le racisme comme l’antisémitisme ; son successeur Pie XII s’empresse de l’oublier. Après la guerre, la dénazification conduite par les Américains, qui occupent la Bavière, se heurte très vite aux impératifs de la lutte contre le communisme et la reconstitution d’un État allemand : Georg Johann Lang, entré au NSDAP en 1933, metteur en scène de la Passion en 1934 et d’une pièce antisémite en 1935, engagé volontaire au ministère de la Propagande pendant la guerre, comparaît devant un tribunal qui le classe comme un simple « suiviste ». Il assure la mise en scène du spectacle de 1950, financé par l’Armée américaine : dans le rôle du Christ, Toni Preisinger, un ancien Hitlerjugend. En 1950, la Passion est jouée quatre-vingt-sept fois, devant 500 000 spectateurs.
Après Auschwitz , (c’est le titre de la troisième partie), les accusations d’antisémitisme, avancées pour la première fois en 1901, prennent une autre gravité. Les organisations juives internationales se mobilisent, soutenues par ceux, parmi les Chrétiens, qui souhaitent rompre avec le passé antijuif. On assiste, de Vatican II, en 1965, à l’an 2000, aux mutations d’une Église, qui lave les Juifs de l’accusation de déicide, récuse les preuves supposées de la malédiction qui les accablerait, d’après les Écritures, réitère la condamnation de l’antisémitisme, et manifeste enfin sa « repentance ». Toutes les ambiguïtés ne sont pas pour autant levées : en 2000, les autorités vaticanes béatifient d’un même mouvement Pie IX, le pape du Syllabus, persécuteur des Juifs italiens, et Jean XXIII, le pape de l’aggiornamento de l’Église catholique. Cette concession aux secteurs les plus conservateurs ne doit pas cependant masquer une révolution théologique profonde.
Quant à l’irréductible village bavarois d’Oberammergau, il s’arc-boute sur le respect de la tradition ; le Mystère de la Passion n’a pas été repensé radicalement, et, en 2000, malgré un certain nombre de modifications, les instigateurs de la mort de Jésus sont toujours « des Juifs », derrière leur grand-prêtre Caïphe. Le succès commercial reste au rendez-vous.
Jean-Claude Halpern
* Aufklärung : Les lumières
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